Tout bon pédagogue est en quête de sens. Mais si la quête est partagée, elle n’est pas toujours entendue dans la richesse de sa dimension polysémique : il s’agit tout à la fois de trouver une « direction », un objectif partagé, mais aussi de donner de la « valeur » au processus d’apprentissage sans oublier, peut-être et surtout, de laisser une place à un rapport sensible au monde et au savoir. C’est l’importance de cette dimension sensorielle que j’aimerais aujourd’hui évoquer en relatant une expérience [à retrouver ici ] qui s’est déroulée sous l’égide du CIRPP et de ma collègue Malini Sumputh (1) avec un groupe d’élèves de bac pro maintenance véhicules industriels du CFI (centre des formations industriels) et des élèves de l’Institut des jeunes aveugles (INJA).
Les deux groupes de jeunes se sont rencontrés à plusieurs reprises. L’objectif était de créer des situations où les rôles étaient inversés, les non-voyants devenant les guides des voyants, notamment lors d’une déambulation réalisée les yeux bandés dans les locaux de l’INJA ou encore au cours d’un atelier organisé dans une pièce obscure au sein du Futuroscope (« Les yeux grands fermés »). En mettant au travail leur imaginaire, les élèves pouvaient ainsi reconstituer l’espace à partir de matières, d’odeurs et de sons. L’expérience visait à mimer le processus d’appropriation de l’environnement, la construction d’un monde de significations prenant corps à travers un univers de sens.
Quels constats tirer de cette expérience ? D’abord, que bien trop souvent la vue occupe une place centrale dans les approches pédagogiques. Or un décentrement sensoriel permet de « casser » les routines de l’apprentissage et donc de développer un autre rapport au savoir et au monde. Ainsi de l’ouïe qui est un sens éminemment social qui peut être le support de l’échange et de la coopération entre les élèves – il s’agit de s’écouter pour mieux (se) dire et inversement. Tout comme le toucher, présent chez l’humain dès le deuxième mois in utero, qui est doté d’une fonction de réassurance en ce que la main qui touche l’objet ou l’autre main permet d’explorer et de reconnaître. Quant à l’odorat et au goût, deux sens qui sont davantage cantonnés au domaine du subjectif et de l’intime, force est de reconnaître qu’il est aujourd’hui encore difficile de les mobiliser dans le cadre de la classe. Mais des pistes restent certainement à explorer !
Cette expérience dit aussi de façon métaphorique le rapport qui s’établit entre l’apprenant (caractérisé par un certain nombre de « points aveugles ») et l’enseignant. La relation éducative ne peut être basée que sur un seul rapport rationnel et maîtrisé au savoir (tout n’est pas contrôlable !), elle doit au contraire intégrer une dimension sensorielle et émotive. Ce qui suppose aussi de mettre en place au sein de la classe un univers de coopération entre les élèves – chacun pouvant suppléer aux manques (aux déficiences) d’autrui, comme le souligne justement ma collègue Malini Sumputh : « L’expérience montre avec une grande force qu’avec de la coopération entre des élèves différents les uns des autres, une meilleure connaissance de soi se dégage, une meilleure connaissance d’autrui en même temps, avec un sentiment de responsabilité envers soi et les autres. Les sens, les cinq sens, via une pédagogie coopérative, développent et aiguisent les facultés d’être et de faire ensemble, participant ainsi à l’édification d’un social « autre », en transformation. C’est pour le pédagogue et ses élèves affirmer une façon d’être au monde et de l’habiter, avec autrui, le peuplant davantage de sens et de sensibilité ». Une autre façon de dire qu’il importe d’élargir l’ordre du sensible pour saisir la complexité du monde.
(1) Pour aller plus loin, voir l’analyse de l’expérience par Malini Sumputh, « L’éducation des cinq sens dans un contexte de pédagogie coopérative complexe », in M. Sumputh et F. Fourcade (sous la dir.), Oser la pédagogie coopérative complexe, éd. Chronique sociale, 2013.