« Fab lab », « Design thinking »… Que se cache-t-il derrière ces buzzword que le management, aussi bien que l’enseignement du management ont vite fait de récupérer souvent pour recycler de vielles idées ou vendre du « creux » ? Que disent ces mots sur notre façon de voir le monde et de penser notre rapport au savoir? De quelles pratiques réellement innovantes sont-ils porteurs ?
La posture défendue dans les Fab-lab – qui concrètement prennent la forme de laboratoires ou d’ateliers ouverts 24/24 aux expériences des étudiants – est de dire que la pensée ne suffit pas seule à comprendre le monde. Il s’agit ainsi de donner une place à l’expérimentation et à la pratique afin de lutter contre cette hégémonie trop écrasante de la Théorie avec un grand « T ».
On prête au mot « ex-péri-menter » l’éthymologie suivante : sortir (« ex-»), du péril (« péri ») de la pensée (« menter »/ « mental »). Ceci entre en écho avec ce que nous appelions avec mon collègue Nicolas Go « les processus de tâtonnement » dans l’apprentissage (présentation à retrouver ici). À l’image du « bricolage » défendu par Claude Levi-Strauss, le « tâtonnement » ne relève pas de la posture de l’essai/erreur (« trial /fail»), souvent décrite comme issue du pragmatisme américain. C’est une action redoutablement intelligente qui permet d’aller très vite à la solution juste par des chemins non définis à l’avance par la pensée ou la Théorie. Le tâtonnement se distingue de l’essai erreur par le fait que si le premier acte est éventuellement dû au hasard, le second est imprégné des conclusions et de l’analyse réflexive tirée du premier essai. Nous retrouvons ici la définition de l’intelligence de Célestin Freinet : « l’intelligence c’est la perméabilité à l’expérience ».
Dans les Fab-lab, l’objectif est bien d’entreprendre et d’expérimenter tout en cherchant à modéliser les résultats. Même si souvent quand une idée fait peur, le réflexe est de se réfugier trop rapidement dans la théorie (je vous renvoie à la lecture du livre formidable de Georges Devreux, De l’angoisse à la méthode, dont le titre évocateur montre bien que trop souvent la théorie ne sert pas à faire émerger plus de vérité mais à faire tomber l’angoisse de celles et ceux qui l’appliquent). Le pari est donc de trouver les moyens pour réussir à valider une idée radicalement innovante.
Dans le monde industriel, ce type de démarche commence aussi à se mettre en place. Les récentes réflexions de la revue « Entreprendre et innover » sur « l’entrepreneuriat agile » sont en la matière particulièrement intéressantes. Dans son article, Sylvain Montreuil (1) défend le concept du MVP « minimum validation prototype », comme un processus qui « valide, primo, la faisabilité technique de la solution, secundo, son potentiel de création de valeur et, tertio, si elle répond à un réel problème client » (p. 51). Le MVP suppose la mise en place d’un cycle itératif de validation qui se déroule en quatre phases : « 1/ la phase d’observation (what is?), 2/ la phase de génération d’idées et de prototypage (what if?), 3/ la phase d’expérimentation qui inclut un test sur le terrain et la collecte de données (what now?) et 4/ la phase d’analyse et d’apprentissage itératif (what Works ?) » (p.52).
Ce cycle de production et de validation des savoirs me semble intéressant à transposer dans nos écoles. Il faut ainsi créer les conditions d’expérimentation pertinentes pour accélérer la chute des idées et voir celles qui résistent. Apprendre via un « fab lab » redonne enfin le droit de se tromper et c’est une très bonne chose.
Mais attention, l’étudiant ne doit pas se contenter de « trouver » les bonnes idées ou de traquer les « mauvaises », mais surtout être à l’écoute du cheminement. Pour plagier Bruno Latour, ce n’est pas tant l’erreur qui en est une, mais de ne pas apprendre de l’erreur. Il importe donc de donner aussi (et surtout) à nos étudiants les moyens d’être réflexifs et d’analyser le travail en train de se faire. Ceci passe nécessairement par des moments de vide durant lesquels on va mettre « le travail au travail ». C’est l’une des limites que je vois au concept de Fab-Lab repris dans nos écoles : on pousse nos étudiants à encore plus d’activité, sans réflexion sur ces mêmes activités, et du même coup on perd tous les effets potentiels de ces belles idées. À l’inverse du célèbre concept de Donald Schön, le risque est de former de futurs praticiens « non »- réflexifs, pour le plus grand péril de nos entreprises.
(1) Montreuil Sylvain, Voyage au coeur de l’entrepreneuriat agile : valider ses hypothèses sur le terrain, « Entreprendre & Innover », 2013/3 n° 19, p. 49-55.