Je voudrais faire écho ici à la pensée fort stimulante de Milad Doueihi, historien et responsable de la chaire de recherche sur les cultures numériques à l’Université de Laval au Québec (1). Pour ce fervent défenseur d’un « humanisme numérique » (2), les transformations techniques créées par l’informatique sont porteuses d’une véritable mutation culturelle et sociologique. Le code informatique doit ainsi, selon lui, être analysé comme un langage en soi, avec son propre vocabulaire et sa grammaire.
Mais aujourd’hui ce sont surtout les ordinateurs eux-mêmes qui fabriquent du code, en produisant un ensemble de recommandations dépendant directement des fréquences de nos réseaux sociaux ou de notre géolocalisation. Les moteurs de recherche produisent ainsi une forme d’automatisation à partir de la sociabilité que nous avons nous-mêmes construits. Or comme le dit très justement Milad Doueihi, ce passage de la prévision vers la prescription est jusqu’alors passé largement inaperçu. La raison en est que l’usage de nos données privées n’est pour l’heure encadré par aucune législation
Dans ce nouveau contexte, il nous reste donc à déterminer sur quelles bases fonder notre confiance sociale et à réfléchir à la ligne de partage qui doit désormais passer entre la préservation de notre vie privée et l’accessibilité publique et partagée des données. Ces évolutions interrogent aussi notre droit à l’oubli et à l’effacement de certaines données. Faire disparaître des conversations, par exemple, revient en quelque sorte à faire un trou dans la toile. C’est à la fois regrettable et certainement nécessaire à la fois, dans certains cas… Il faut être conscient que nos données ne sont pas seulement personnelles, mais qu’elles sont intégrées dans une dimension méta-processuelle qui nous dépasse.
Le transhumain/le transmachine
Mais bien sûr, le code n’est que le produit du cerveau et pas le cerveau lui-même. Les modèles algorithmiques et mathématiques ne sont que des approximations du réel, car pour citer Lacan : « le réel, c’est l’impossible de la symbolisation ». C’est ce que nous dit à sa manière le très beau film Her de Spike Jonze, avec Joachim Phoenix. Samantha, son système d’exploitation (doté de la voix très sensuelle de Scarlett Johansson) est en théorie la personne idéale. Mais le film montre avec beaucoup de sensibilité qu’en dernier ressort l’avatar de l’humain ne sera jamais totalement humain. On peut modéliser l’empathie ou l’amour, mais l’ordinateur ne pourra jamais rêver, ni inventer, il restera toujours dans le champ de son programme. Ainsi si le numérique peut apporter à l’homme une extension de mémoire ou de calcul, il ne peut en aucun cas lui fournir une extension d’âme.
La question se pose très concrètement aujourd’hui sur l’avenir de nos villes que l’on dit de plus en plus « intelligentes » (les smart cities). Mais en quoi nos villes sont vraiment intelligentes si les ordinateurs se contentent de compiler des données ? Comment rendre compte de tout ce qui fait la ville, de sa face invisible ? Comment peut-on produire un imaginaire de la ville et faire revivre les événements passés ? La mémoire de l’humain fonctionne paradoxalement en favorisant l’oubli. Or un tel phénomène est in-modélisable aujourd’hui. L’utopie sera en marche quand on sera capable de créer des « villes sensibles » (sensible cities).
Quelle position adopter en tant que pédagogue ?
Aujourd’hui la raison computationnelle est de plus en plus présentée comme la seule rationalité possible. L’horizon de la machine apparaît comme impérieux et nécessaire, comme ne pouvant pas ne pas être. Pour preuve la tentation de plus en forte au sein de l’entreprise, par exemple, de caler toutes les initiatives sur le calendrier du budget. Or l’incorporation de cette « norme », pour reprendre une terminologie foucaldienne, sclérose la créativité. L’ordinateur est dans l’ordre du chronos, et pas dans celui du chaïros, i.e. ce temps qui permet le surgissement. Il faut donc entrer en résistance et tout faire pour préserver la possibilité de l’acte manqué et même de le favoriser !
Il nous revient bien sûr également, en tant que pédagogue, d’encourager l’émergence d’un esprit critique. Le code ne se réduit pas à quelques formules, il s’agit d’un discours savant et érudit qu’il importe de maîtriser afin d’ouvrir le champ des possibles. « Quand on écrit du code, on fabrique un monde », résume Milad Doueihi dans une jolie formule. Il nous revient donc de décider quel monde nous voulons et selon quels scenarii.
(1) Conférence à l’IHEST le 16 mai 2014 : Numérique et progrès : vers un nouveau pacte ?
(2) «Qu’est-ce que le numérique?», de Milad Doueihi, PUF, 2013.
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