Je viens de terminer un séminaire de travail avec des contrôleurs de gestion appartenant à un grand groupe industriel français. Comme pour tous les ateliers que j’anime en formation continue, mon objectif est de faire parler les praticiens de leur quotidien, des situations problématiques auxquelles ils ont été confrontés et de les aider à les modéliser. À l’issue de ces quelques jours de formation, certains des participants m’ont dit sur le ton du reproche qu’ils avaient eu l’impression que je les avais trop bousculés. Et je dois avouer que cette remarque m’a un peu ébranlé à mon tour. Dans quelle mesure dit-elle, en effet, en creux cette difficulté que rencontrent certains managers de haut vol, praticiens reconnus et célébrés pour leur expertise, à changer de posture et à analyser le réel avec le regard objectif et critique de la recherche ? Qu’est-ce qu’elle dit aussi sur la possibilité en entreprise de faire émerger des solutions innovantes ?
Certes, il existe des méthodologies standard pertinentes pour mesurer la santé d’une entreprise, à travers notamment la prise en compte d’indicateurs financiers, des données clients ou de l’analyse de processus internes (pilotage de projets, etc.). Mais, il me semble que le critère mesurant la capacité d’une entreprise à être une organisation apprenante devrait, d’une manière générale, être davantage pris en compte. Il s’agirait d’analyser la possibilité qu’a l’entreprise à apprendre d’elle-même et à construire des relais de croissance (indicateur de learning and growth, en anglais). Si la plupart des contrôleurs de gestion reconnaissent l’importance d’un tel outil, ils avouent aussi souvent leur impuissance à construire un cadre de mesure efficace.
Adopter une posture réflexive
Dans toute entreprise, il existe un premier niveau de réflexivité qui consiste à chercher à optimiser l’action, à faire, chaque fois, un peu mieux. C’est une réflexivité du « comment ». Il me semble que la déstabilisation ressentie par mes interlocuteurs provient du fait que la réflexivité vers laquelle je tente de les conduire – trop vite visiblement – est la réflexivité critique de la recherche : celle qui au lieu de juger (sur le mode du « c’est bien, ou mal ») cherche à comprendre ce qui se passe. Il s’agit d’entrer davantage dans une réflexivité du « pourquoi », plus introspective en ce sens qu’elle vise à débusquer les allants de soi et à explorer les territoires de nos processus de décision encore inexplorés. Cette posture peut créer un véritable inconfort, mais, me semble t-il ce n’est qu’à ce prix – pas si cher que cela en réalité – qu’il est possible d’apprendre à désapprendre, pour se réapproprier ses gestes professionnels.
Si on en revient aux sources de l’étymologie, le terme « expérience » – issu du latin expeiri, « faire l’essai de » – dit bien cette importance d’apprendre de ses erreurs. Cette posture critique nécessite de sortir de soi et de s’autoriser à une certaine mise en danger. Or pour beaucoup de praticiens, ce type de démarche constitue une vraie violence car elle met à mal un certains nombres de certitude – et au nombre desquelles le statut associé à leur poste. L’expérience c’est aussi ce qui nous traverse (de la même racine que le mot qui a donné « porosité »). Être réflexif c’est donc aller à la rencontre de son ressenti , émotionnel, pour mieux en extraire du sens.
Il nous revient, en tant qu’enseignant, de développer au maximum cette posture dès la formation initiale et d’en souligner toutes les vertus. L’idée n’est pas de former à la recherche mais bien de former par la recherche. On ne travaille pas seulement pour les 3% des élèves qui continueront en recherche en management, mais bien pour tous les autres qui se retrouveront en entreprise demain. Et si on poursuit l’analogie, on pourrait aussi se demander à quelles conditions l’école pourrait, elle aussi, un jour, devenir une organisation apprenante capable d’apprendre de ses échecs et de ses succès ? Vaste débat !