Pourquoi un penseur comme Jacques Ardoino, dont les écrits ont pourtant profondément nourri les sciences de l’éducation durant toute la seconde moitié du 20e siècle, est-il si méconnu du grand public? Il est vrai que l’homme pourtant très volubile dans ses cours a toujours cultivé une certaine discrétion. Il est vrai aussi que ces ouvrages théoriques, écrits dans une langue précise mais parfois ardue, restent plutôt difficiles d’accès. Ce qui est certain en tous cas, c’est que l’annonce de sa mort survenue le 20 février dernier, est restée très confidentielle. C’est pour lui rendre hommage que nous avons organisé au sein du CIRPP, une journée d’échanges et de réflexion sur son œuvre à laquelle ont participé notamment René Barbier, vieux compagnon de route d’Ardoino, mais aussi Christian Verrier et Christine Campini qui ont été, chacun à leur manière, ses biographes (1).
L’aventure de Vincennes
L’histoire intellectuelle de Jacques Ardoino (né en 1927) se confond avec la création en 1969 de feu-Vincennes (désormais Paris 8). Comme le raconte très bien René Barbier, c’était l’époque de « tous les possibles », et il soufflait sur le campus un air californien qui invitait à une découverte du corps et à une écoute de l’imaginaire. C’est aussi l’époque où les toutes jeunes sciences sociales s’institutionnalisent progressivement. C’est dans ce contexte que Jacques Ardoino défend alors l’importance d’une analyse multi-référentielle. Dans cette perspective, toute situation doit être analysée à différents niveaux – au niveau de la personne, du groupe, de l’organisation, de l’institution – ce qui suppose, à chaque fois, de mobiliser une approche méthodologique et épistémologique adaptée – la psychanalyse, la psychologie, la sociologie, voire même des formes hybrides de savoir comme la psycho-sociologie.
Or la prise en compte de ces différentes « perspectives » suppose un certain « polyglottisme », comme le rappelle Christian Verrier. Il s’agit pour le dire autrement de parler depuis sa discipline – avec ses méthodes et ses codes – mais en ouvrant une fenêtre vers l’extérieur, vers l’autre. Proche d’Edgar Morin et de sa théorie de la pensée complexe, Jacques Ardoino défend la multi-référentialité comme une façon de révéler la complexité du monde. Il soutient l’idée que le praticien et le chercheur doivent aiguiser leur regard pour prendre en compte toute la complexité de l’objet. Ce n’est qu’à cette condition, qu’ils peuvent alors espérer élucider les profondeurs de l’objet-sujet et donc être efficients. Même si cette élucidation va toujours paradoxalement de pair avec un travail de deuil : « L’opacité de l’objet ne sera jamais totalement effacée, l’ombre y restera toujours », résume, dans une très jolie formule, Christian Verrier.
Un homme de terrain et d’échanges
Mais Jacques Ardoino n’a pas seulement été un homme de théorie, il fut aussi un homme de terrain. A Paris 8, il créa avec René Barbier le DUFA (Diplôme d’Université Formateur d’adultes) qui a constitué un cadre particulièrement innovant pour la formation des adultes. Cela passait notamment par l’organisation de séances de psychodrame – reprenant le cadre du psychosociologue américain Jacob Lévy Moreno – dont l’objectif était de permettre aux participants de mettre en scène leurs difficultés et les situations critiques auxquelles ils avaient été confrontés. A charge ensuite au chercheur d’en proposer une analyse multi-référentielle.
Or ce type de méthode suppose une nécessaire « implication » du chercheur – autre concept central d’Ardoino qui décrit cette interaction entre le chercheur et son objet de recherche et souligne aussi l’indispensable réflexivité critique qui doit en découler. Ces moments d’échanges et de partage sont aussi l’occasion pour l’individu d’exercer une forme de négatricité. Pour Ardoino, ce concept de négacitricité renvoie au fait qu’un sujet humain oppose toujours un contre-désir au désir exprimé par l’autre de vouloir lui infliger une direction.
Quelle postérité?
Reste à savoir dans quelle direction aurait évolué notre système éducatif si les théories d’Ardoino avaient davantage infusé. Comme le rappelait Marlis Krichewski, lors de notre rencontre, Ardoino a toujours clairement souligné cette dichotomie qui existe dans l’éducation entre d’un côté le projet-visée qui suppose l’accompagnement par le professeur du cheminement de l’apprenant et la nécessaire évaluation en marche du processus; et de l’autre le projet-programme qui fixe une trajectoire contrôlée a posteriori. Une fois avoir posé ces deux voies possibles, Ardoino soulignait l’importance de clarifier les positions de chacun : Dans quel modèle a-t-on choisi de se situer ? Quelles sont les conséquences associées au choix de telle ou telle voie ?
Au sein du CIRPP en tout cas, nous nous nourrissons des réflexions de ce grand intellectuel et notre posture de recherche-action emprunte beaucoup au cadre de la multi-référentialité. L’autre concept ardoinien central que nous essayons à notre manière de travailler, est celui « d’autorisation », entendu au sens d’être « son propre auteur ». Inculquer à nos étudiants/élèves cette exigence d’autorisation résume bien en effet, me semble-t-il, ce qui nous anime au quotidien.
L’enregistrement de la séance est disponible sur simple demande adressée au CIRPP.
(1) Je leur suis reconnaissant ici pour la justesse et la beauté de leur témoignage sur la vie de l’homme et du penseur. Ce billet reprend différents éléments qu’ils ont présentés lors de la journée du Chercheur collectif.
Quelques ressources sur Jacques Ardoino
– Christine Campini, Jacques Ardoino, entre éducation et dialectique, un regard multiréférentiel, l’Harmattan, 2011.
– Christian Verrier, Jacques Ardoino. Un pédagogue au fil du temps, Teraêdre, 2010.
– Jacques Ardoino, Propos actuels sur l’Education , Collection Hommes et Organisations, Editions Gauthier Villars, Paris 1965, 6ème édition 1978.
– Revue Pratiques de formation/ analyses, Numéro 36 (février 1999) : Le devenir de la multiréférentialité – Homage à Jacques Ardoino.
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