Mon voisin est principal de collège, et il est fatigué. Physiquement et moralement. Il en vient parfois même à se demander ce qui le pousse à continuer ce métier qui, insidieusement, a évolué. Il a pourtant une vision très claire de ce que devrait être sa vraie mission et des valeurs au nom desquelles il s’est engagé dans la voie de l’enseignement, puis de la gestion d’équipe : initier des projets innovants ; accompagner et orienter les élèves ; animer un esprit de groupe ; etc.
Mais aujourd’hui le système est tel qu’il croule sous les obligations administratives : compter et reporter le nombre d’heures supplémentaires, rédiger des bilans et des synthèses qui ne seront jamais lus… Peu à peu, il s’est transformé en bureaucrate. De cette bureaucratie dont parle très bien certains ouvrages récents (1) qui se révèle paradoxalement un outil efficace de gestion néo-libérale.
Les enseignants sont appelés à devenir leur propre agent de contrôle, contraints à compter leurs heures, à décortiquer et justifier chacune de leurs actions. Or il y a de tant de moments qui resteront à jamais incalculables. Ces interstices de temps où les idées jaillissent, ces instants où, le corps occupé à d’autres tâches, le cerveau continue de travailler.
Cette forme de délégation du contrôle entraîne au pire une forme de culpabilité – sur le mode du « j’aurais dû en faire plus » – et de remise en cause de notre professionnalisme et dans tous les cas une perte de temps – à reporter le temps passé ! Il y a quelques années était sorti un livre brûlot sur les IUFM d’alors, intitulé La fabrique des crétins. Aujourd’hui, la bureaucratisation rampante de nos actions contribue à la constitution de « la fabrique de la démotivation ». Militons pour qu’il nous reste (encore !) un peu de temps pour être créatif et innovant !
Et pour conclure, c’est le prof de contrôle de gestion qui interroge : pourquoi l’éducation nationale continue-t-elle d’appliquer des méthodes de contrôle issues des secteurs privés quand celles-ci ont déjà, et depuis longtemps, fait la preuve de leur totale inefficacité, et pire encore, de leur toxicité ? L’école peut-elle apprendre ?
(1) Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012.
David Graeber, Bureaucratie, les Liens qui Libèrent, 2015.
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