Un petit monde

Lettre ouverte au secrétaire d’Etat à l’Enseignement Supérieur et à la Recherche

Cela fait bien longtemps que ce blog n’a pas été alimenté. Je vais donc relancer la machine en reprenant ici, tout en l’agrémentant de diverses façons, une tribune que j’avais soumise au Monde et qui a été publiée récemment en ligne. En effet, les contraintes de place dans une tribune n’ont pas lieu dans un blog, et permettent donc d’éclaircir ou d’approfondir certains points.

 

Le budget de la Recherche et de l’Enseignement supérieur a, une fois n’est pas coutume, récemment fait parler de lui dans les médias: coupe annoncée de 256M€ suivie de rétropédalages successifs (le dernier en date concernant l’annulation, il y a quelques heures, de la ponction de 134M€ sur les crédits des organismes de recherche sans que l’on sache très bien ce qu’il advient des autres 122M€, notamment la part concernant les Universités). Quoi qu’il en soit, la situation reste pour le moins morose dans les laboratoires.

D’un point de vue personnel, mon recours concernant la non-sélection en 2ème phase du projet que je portais vient d’être rejeté par l’Agence Nationale de la Recherche. Les évaluations de mon projet, dont les notes s’étalaient entre 23/45 et 45/45 n’ont d’après la commission de recours de l’instance révélé aucun dysfonctionnement [1].

 

Depuis le début de l’année scolaire, j’ai déposé pour évaluation 2 projets en tant que porteur, 1 autre en tant que partenaire et 2 demandes de financements de thèses à divers organismes financeurs. Toutes ont pour l’instant échoué pour des raisons variées. C’était déjà le cas l’an dernier. L’espoir pour celles encore en cours d’évaluation est minimal.

 

Évoquons brièvement, par un exemple, la tendance à l’effet Matthieu dans la recherche sur projets en France (qui existe aussi ailleurs): cela fait 3 ans que je dépose un projet sur un appel type « jeune chercheur » (qui n’est pas celui de l’ANR): l’appel permet un financement à hauteur de 200-250k€ sur 4 ans soit environ le coût d’un doctorant et 30k€ de budget d’accompagnement par an, et promet que l’obtention de ce financement sert d’effet levier et de label d’excellence pour des appels plus ambitieux. Depuis 3 ans, les revues par les pairs sur mon projet sont excellentes (une année, il a obtenu un note moyenne de 18/20). Chaque année, le projet n’est pas financé, car il y a, me dit-on, plus de projets excellents que de financements disponibles (le taux de succès est de l’ordre de 10%). Il se trouve aussi qu’en consultant la liste des bénéficiaires, il n’est pas rare de voir des collègues qui, bien que jeunes, sont déjà de rang A, voire dans certains cas sont membres juniors de l’IUF, titulaires d’une ERC ou chefs de groupe dans des instituts prestigieux. Bref, des gens qui sont certes « excellents », mais qui n’ont plus vraiment besoin, semble-t-il, « d’effet levier », et ne devraient donc pas être éligibles à ce genre d’appels (ou alors, renommons les appels …).

 

Je ne pense pourtant pas être parmi les plus à plaindre des jeunes chercheurs et enseignants-chercheurs en France [2]: je travaille dans une unité mixte de recherche, plutôt bien évaluée. L’environnement local, parisien et francilien, est stimulant : même avec des moyens limités, il est possible de collaborer avec nombre de gens brillants situés dans un périmètre restreint. J’enseigne dans un cadre relativement privilégié où je suis plutôt épargné par les heures supplémentaires, ce qui me laisse du temps pour la recherche. Mon domaine de recherche, assez appliqué, intéresse les industriels qui peuvent parfois financer directement certaines de nos études.

 

Je vais ici faire un aparté pour donner quelques chiffres typiques concernant notre laboratoire. Celui-ci compte environ 120 personnes, dont une moitié de permanents (40 chercheurs et enseignants-chercheurs, 20 BIATSS), et entre 40 et 50 doctorants.

Le budget global annuel du laboratoire (hors salaire des membres permanents pris en charge par les tutelles) est de l’ordre de 2.5 M€. Sur ces 2.5 M€, environ 50% (voire un peu plus) sert à financer doctorants et post-doctorants.  Environ 10% sert au fonctionnement du laboratoire (entretien des équipements, achat de consommables, travaux etc).

Sur ces 2.5M€, seulement 5% provient des crédits récurrents alloués par les tutelles du laboratoire: donc, en gros, moitié moins que ce qui permet seulement au laboratoire de « tourner ». Le reste provient pour moitié de financements sur appels à projets (ANR, projets européens, etc), l’autre moitié provient de contrats directs avec les industriels.

Il n’y a pas de tendance nette en termes d’évolution, mais sur les 6 dernières années, la part des contrats directs est 33% plus grande que celle des « contrats aidés » (1.2 M€ contre 0.9 M€). Je suis tout à fait partisan des collaborations industrielles, et la distinction classique recherche fondamentale/recherche appliquée n’a plus forcément lieu d’être dans ma discipline, mais il faut être vigilant également et admettre que dans certains cas de contrats directs, on est plus proche de la prestation de service (ou de la « délocalisation » d’activités de développement) que de véritables activités de recherche.

Ces chiffres sont  également à prendre avec précaution, car si les CIFRE sont comptabilisées dans les contrats directs, certaines ANR sont sur des projets très industriels, mais je les trouve éclairants en regard de ce que j’écris dans la suite.

 

Depuis 6 ans que je suis enseignant-chercheur, parce que c’est désormais la seule solution pour travailler (les crédits récurrents alloués au laboratoire n’étant aujourd’hui plus suffisants pour permettre une redistribution vers les chercheurs), je dépose, comme la majorité de mes collègues, entre 2 et 5 demandes de financements par an (pour financer les salaires d’un doctorant ou d’un post-doctorant, pour l’achat de matériel courant ou d’équipement, ou pour tout à la fois).

Il faut noter, que, contrairement aux pratiques anglo-saxonnes notamment, les jeunes recrutés français n’ont, sauf cas exceptionnels (nouveaux types de postes type tenure-track qui se sont créés récemment, par exemple à l’Ecole Normale Supérieure, mais restent très marginaux), pas de « start-up package« , ces sommes (plus bureaux et laboratoires) allouées pour démarrer son activité de recherche (achat de matériel, recrutement etc): ils dépendent donc directement de la bonne volonté de l’équipe ou du laboratoire dans lesquels ils sont intégrés, d’initiatives locales au sein de leur établissement (via les Idex par exemple), ou encore de la « loterie » des appels à projets (voir plus bas).

J’ai eu la chance d’avoir un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche lors de ma 1ère année en poste (à l’époque où le taux de succès était 20% et non 10 comme aujourd’hui): cela m’a permis de payer un post-doctorant pendant 2 ans et également de disposer d’environ 60k€ pour faire fonctionner nos activités pendant 4 ans. J’ai obtenu un contrat doctoral pour financer un doctorant (environ 90k€ sur 3 ans en salaire) il y a 2 ans, ainsi qu’une bourse permettant l’échange d’un autre doctorant entre un laboratoire américain et le nôtre via l’établissement d’une cotutelle. Globalement, le travail en équipe permet également de mutualiser un certain nombre de ressources et d’équipements, et donc de continuer à pouvoir travailler. Des formations directes pour industriels mises en place via le Conservatoire National des Arts et Métiers nous rapportent aussi de quoi financer ou d’entretenir certains équipements servant tant à la formation qu’à la recherche.

 

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Alexis Verger (@Alexis_Verger, voir son blog) avait récupéré les taux de succès d’un certain nombre d’agences de financement. L’évolution depuis dix ans est assez uniforme, même dans certains pays censés privilégiant a priori plus la recherche que le nôtre (cliquer pour agrandir).

 

Grâce à mon environnement de travail, à mes collègues et collaborateurs, mais aussi grâce à ces financements, je suis dans la mesure de faire mon travail de recherche. Bon an, mal an, je publie deux à trois articles par an, dans des revues bien considérées dans mon domaine d’expertise. Ces articles, de ce que je peux voir, sont, sans impliquer de bouleversements majeurs dans la science des matériaux (je l’admets volontiers), correctement perçus par mes pairs, lus et cités par la communauté.

 

Je m’implique dans la formation initiale mais aussi continue, dans l’administration de l’enseignement et de la recherche, dans la communication au grand public, j’aide à l’évaluation du travail de mes collègues ou d’industriels par des activités d’expertise ou d’édition scientifique, bref, je pense, si ce n’est brillamment, faire au moins honorablement mon travail.

 

Mais l’an prochain, selon toute probabilité, je ne disposerai plus de « fonds propres » : je ne pourrai pas recruter (même pas payer la gratification d’un stagiaire de master), mais je serai également redevable de l’aide de collègues, directe ou indirecte, pour pouvoir financer l’accompagnement de la dernière année de thèse du doctorant que j’encadre. Cela nous ramène à une tribune que j’ai écrite il y a 2 ans déjà… : qui fera demain la recherche en France ?

 

On m’explique qu’il faut déposer des projets au niveau de l’Europe (ERC, H2020…) : à quoi bon, quand ses idées et son CV sont déjà jugés trop moyens en France pour être régulièrement soutenus, se tourner vers un système encore plus compétitif où il faut par ailleurs souvent demander l’aide (payante) d’agences pour rédiger les projets et travailler le lobbying (alors qu’on n’a déjà pas d’argent)?

 

Je vois autour de moi beaucoup de découragement, et je vois aussi nombre de collègues plus âgés qui finissent par délaisser la recherche pour se consacrer à d’autres tâches (administration, enseignement, vulgarisation…), quand ils ne quittent pas tout bonnement ce métier définitivement. Il y a aujourd’hui largement de quoi s’occuper à l’Université sans pratiquer la recherche, entre la mise en place des COMUE et autres réorganisations permanentes, la multiplication des couches administratives, les manques en enseignement etc. Et soyons même cynique : beaucoup de ces activités peuvent rapporter des petits (ou moins petits) compléments de salaire.

 

Alors, comment ne pas comprendre ces collègues ? Et comment puis-je savoir combien de temps je vais moi-même tenir avant de suivre leurs pas, malgré tout l’amour que j’ai pour ce métier, ou plutôt pour l’idée un peu romantique que je m’en faisais ?

 

Plutôt que de blâmer ces collègues qui n’ont pas la chance d’avoir été jugés « excellents » de faire un choix qui apparait de plus en plus raisonnable, il faudrait sans doute s’interroger sur ce système si décourageant. Ce n’est hélas certainement pas ce gouvernement qui s’y penchera.

 

On peut lire dans leur document d’orientation que les Républicains proposent de scinder l’Enseignement supérieur et la Recherche en France en 3 blocs : l’un constitué de 5 à 10 centres de « rayonnement mondial », l’autre constitué des universités de proximité et le dernier des établissements dédiés à l’enseignement supérieur de courte durée (bac + 2 ou 3, sur le modèle des « college » américains).

J’ai tendance à ne pas pleinement adhérer a priori à cette vision qui consiste à croire que l’on peut séparer le grain d’excellence de l’ivraie du tout-venant, mais elle a au moins le mérite d’être explicitée et assumée (et elle existe dans d’autres pays du globe).

Aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser que c’est néanmoins vers cela que l’on se dirige, tout en s’en défendant pourtant. Il faut sans doute y voir une manifestation de ce qu’on appelle le rasoir d’Hanlon.

 

 

Cet article, qui fera quelque peu « déjà lu » pour mes lecteurs les plus fidèles, me permettra prochainement (je l’espère) de rebondir avec un article plus fouillé où le but visé sera de faire un petit bilan sur l’Agence Nationale de la Recherche depuis sa création. Il permettra aussi, j’espère, de toucher un public différent de celui qui avait lu la tribune du Monde.

Paul pourra éventuellement également amener son point de vue sur l’évolution des financements au Canada ou donner plus d’éléments factuels sur la « tenure-track » ou le « start-up package ».

 

 

[1] J’avais contesté plusieurs points (concernant particulièrement l’évaluation de mon projet, mais aussi plus généraux), le tout dans une missive argumentée de 3 pages. J’ai pour toute réponse reçu un mail de 3 lignes m’informant que cette demande n’avait pas eu de suite favorable. On m’a promis l’envoi d’un courrier officiel en justifiant les raisons dans les « prochaines semaines », que j’attends aujourd’hui depuis plus d’un mois.

[2] Pour commencer, je suis titulaire d’un poste permanent, en ces temps de précarité accrue dans l’enseignement supérieur comme ailleurs.

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