Un petit monde

L’Agence Nationale de la Recherche (ANR)

Je voudrais profiter de l’été et du rendu des résultats de l’appel à projets générique de 2016 (avec plusieurs semaines de retard) pour dresser un petit bilan chiffré des activités de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR).

 

L’agence a été créée en 2005 (gouvernement Raffarin), il s’agit d’un établissement public à caractère administratif. Pour faire simple, l’idée était de transiter d’un modèle fonctionnant sur crédits récurrents attribués aux laboratoires (historiquement, celui utilisé par la France) vers un modèle fonctionnant sur projets « individuels » (celui du monde anglo-saxon). L’ « idéologie » qui sous-tendait cette mutation était celle de l’ « excellence » popularisée par la suite par Mme Pécresse: il fallait (faut) identifier et valoriser les 20% de chercheurs haut de gamme plutôt que de dilapider les ressources de façon naïvement égalitaire. Ceci s’est étendu à plusieurs échelles (chercheurs, laboratoires, établissements…), et est, peu ou prou, toujours en vigueur actuellement. Sans doute, aussi plus prosaïquement, une volonté d’harmonisation du fonctionnement du système français avec l’extérieur, notamment une bonne partie de l’Europe et les Etats-Unis*.

 

Il est intéressant de voir l’évolution du fonctionnement de l’agence au cours des années, puisqu’elle existe depuis plus de 10 ans désormais. Les données sont fournies dans les rapports d’activité de l’agence, disponibles ici (à la lecture, comme souvent, il faut faire attention surtout lorsque l’on compare d’une année sur l’autre, les définitions et présentations des chiffres clés ayant la fâcheuse tendance à changer régulièrement: je signalerai dans le texte les « incohérences » que j’ai pu rencontrer et n’hésitez pas à me signaler des erreurs, toujours possibles, si vous en voyez).

 

Commençons par l’évolution du budget alloué aux projets (je reviendrai plus loin sur le budget de fonctionnement de l’agence).

 

budget dédié aux projets actu

 

 

Le dernier point est une « prédiction ». Je me suis basé sur une annonce de « rallonge de 60 M€ en 2016 par rapport à 2015 » faite récemment par le gouvernement. C’est à prendre avec précaution: ainsi, le budget qui avait été « maintenu » en 2015 est en fait 25M€ inférieur à celui de 2014, passant sous la barre des 400M€.

 

Après l’année de création, on a donc eu 5 années successives de budget alloué aux projets supérieur à 600 M€. Depuis 2010, le budget a été en baisse constante pour arriver sous la barre des 400 M€ (en gros -33%). Une remontée a été annoncée et devrait se poursuivre en 2017, où si l’on en croit les annonces on devrait retrouver (au mieux) le niveau de 2012…

Rappelons, comme l’a fait le Sénat en 2013, qu’en 2006 la volonté politique était que l’ANR dispose d’un budget global de 1.5 milliard d’€, énoncé comme une condition sine qua non pour qu’elle puisse « pleinement jouer son rôle d’agence de moyens ». Il n’a jamais dépassé 850 M€, et est descendu sous 600 M€ en 2014 pour se rapprocher des 500 M€ en 2015 (528)**.

 

Voyons maintenant ce qu’il en est des projets déposés.

 

projets déposés

 

Le point de 2014, « outlier », est dû à l’apparition du processus de soumission en 2 phases, avec l’évaluation d’un document de 5 pages en 1ère phase. Cette année là, il y a certainement eu un effet « pourquoi pas? » (qui comme on le voit par la suite a été vite douché, ceci sera expliqué plus bas). On peut voir que la tendance globale est, même en négligeant ce point singulier, à la hausse (de ~5500 à ~7500 en 11 ans, soit ~33% d’augmentation).

 

Regardons ensuite le nombre de projets acceptés (financés).

 

projets acceptés actu

 

La tendance est à la baisse, de ~1500 à ~1000 en 10 ans (environ 33% de baisse). Concernant les 3 derniers points: les carrés vides représentent les projets acceptés sur l’appel à projet générique (comprenant les projets jeunes chercheurs, les projets collaboratifs inter-labos ou labos-entreprises). En 2014, le carré vert (ensemble de tous les projets acceptés dans l’exercice, pour tous les appels de l’année) correspondant (250 projets de plus par rapport au chiffre concernant l’appel à projet générique) est celui annoncé par l’ANR dans son bilan d’activités. Idem en 2015: 1043 projets financés d’après le rapport d’activités de l’ANR quand le bilan de l’appel à projets générique fait état de 667 projets acceptés auxquels il faut rajouter 91 projets collaboratifs internationaux (en tout cas affichés sur le site), soit la aussi un différentiel de quasiment 300 projets.

La majorité (quasiment 200, voir p.23 du rapport 2015) vient des appels internationaux spécifiques « pour simplifier et renforcer les partenariats des chercheurs européens sur des thèmes ciblés ».  Le reste vient majoritairement de trois sources, le montage de réseaux scientifiques, l’accompagnement spécifique pour la défense, et la création de laboratoires communs public/PME.***

En 2016, nous n’avons pour l’instant que les résultats de l’appel générique, qui sont en hausse suite aux (nouvelles) annonces gouvernementales sur la « nouvelle ambition pour la recherche ». 

 

Ce qui nous donne ensuite en taux de succès:

 

taux succes anr

 

Après une chute à 10% en 2014, alors qu’il était encore supérieur à 20% en 2012, celui-ci est légèrement remonté l’an dernier et devrait passer  devrait remonter autour de 15% en 2016. Il a d’ores et déjà été annoncé à 20% en 2017 (il est d’ailleurs étonnant d’annoncer un taux de succès à l’avance, tant celui-ci est dépendant du nombre de projets déposés, qui peut énormément varier si des « effets d’aubaine » sont attendus: voir le passage à 2 phases de 2014).

Pardonnez-moi un brin d’ironie: le quinquennat qui vient de s’écouler avec comme priorité la recherche et même de nouvelles ambitions pour celle-ci, verra donc au mieux la situation revenir à celle de 2012 (fin du quinquennat précédent qui, comme on le sait, n’avait pas du tout eu comme priorité la recherche).

On peut aussi consulter la littérature scientifique sur le sujet, estimant qu’un taux de financement inférieur à 20% n’est en rien un moyen de faire émerger la crème de la crème mais est probablement contre-productif.

 

Et enfin, le budget moyen par projet:

 

budget actualisé par projet

 

Celui-ci est resté relativement constant au fil du temps (entre 400 et 500 k€/projet en moyenne). Le nombre de partenaires (environ 3 par projet) étant également resté à peu près constant en 10 ans, l’enveloppe par partenaire est restée stable autour de 150 k€ (typiquement, le financement d’une thèse – salaire + accompagnement – ou d’un post-doc de 24 mois). L’agence a donc fait le choix, pour gérer la pénurie financière, de ne pas diminuer drastiquement l’enveloppe par projet, au détriment du nombre de projets financés annuellement.

Les calculs ont été fait en partant du nombre de projets financés tels qu’annoncés sur les rapports d’activité, voir discussion plus haut.

 

Intéressons-nous maintenant non plus au budget dédié aux projets mais au budget de fonctionnement de l’agence elle-même.

 

budget fonct actualisé

 

Les données, tirées des rapports d’activité, sont parcellaires mais intéressantes: entre 2007 et 2013, le budget de fonctionnement a été multiplié par 5.

En pourcentage par rapport au budget dédié aux appels à projet, on obtient ceci:

 

fonctionnement pourcentage actu

 

 

Aujourd’hui, la part du budget dédiée au fonctionnement représente quasiment 10% de la part dédiée au financement des appels à projet.

 

Ceci peut notamment être expliqué par l’explosion du personnel de l’agence.

 

personnel anr actu

 

Le personnel a donc été multiplié par 10 pendant que le même temps, le budget alloué aux projets était divisé par 1.5.

On semble pouvoir identifier, quand on met en regard l’évolution du budget et celle du personnel, un comportement bien connu sous le nom de loi de Parkinson.

Il faut néanmoins préciser que l’agence a vu ses missions étendues en 2010 (opérateur d’Etat sur les investissements d’Avenir: ceci implique de la gestion liée par exemple au déploiement des instituts de recherche technologique) (voir ici), ce qui peut impliquer la nécessité d’un recrutement de personnel important (et pourrait expliquer l’augmentation de 40% des effectifs équivalent temps plein entre 2010 et 2011).

Malgré une relative stabilisation depuis 2012, la tendance est toujours à la hausse: +8.5% en termes d’équivalents temps plein en 4 ans, beaucoup d’établissements du supérieur aimeraient en dire autant.

 

Voici donc pour un petit bilan chiffré de l’Agence Nationale pour la Recherche, de son fonctionnement, et du financement des projets.

L’article étant déjà long avec pas mal de choses, je pense, à méditer, je donnerai peut-être mes impressions personnelles dans un second article.

 

Je conclus néanmoins en rappelant qu’hélas, cette évolution aux premiers abords pas très enthousiasmante, n’est pas propre à la France, comme l’a montré @Alexis_Verger ci-dessous.

 

CTrrOrxWsAAStLj

 

 

Néanmoins, si l’on regarde l’évolution du budget des principales agences américaines (NIH, NASA, NSF…) sur la même période, on observe que la baisse de budget la plus importante (pour la NIH) est de l’ordre de 10%. La baisse globale sur les 4 agences est quasi-nulle. On voit que, malgré une similarité dans les taux de succès (probablement une augmentation forte du nombre de projets soumis), la problématique française est un peu différente, avec ses 35% de baisse du budget en 10 ans.

 

 

* ainsi, alors que l’on demandait déjà très largement une expérience post-doctorale pour être recruté au début des années 2000, il y avait relativement peu de financements dédiés en France, et il s’agissait en grande partie de financements industriels)

 

** rapport signalé par @Alexis_Verger et au départ indiqué en commentaires.

 

*** si on peut comprendre que les projets estampillés défense soient comptabilisés, il peut sembler un peu fallacieux d’inclure la création de laboratoires ou le montage de réseaux de recherche tant la problématique paraît différente de celle du financement sur projets, mais c’est le choix de l’ANR. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître le taux de succès de ces appels « annexes » (mon intuition serait qu’il est sensiblement plus élevé que celui de l’appel générique.

 

Je remercie pour les discussions et documents ayant permis la rédaction de cet article: @Alexis_Verger et @KeichiTokuna. Pour des informations plus pointues sur les questions de budget, voir l’article très documenté de @rpierronnet.

 

Edit du 23 août 2016 suite à la publication du rapport d’activité 2015 permettant d’actualiser certains jeux de données.

Commentaires (16)

  1. romain-pierronnet

    Merci pour cet article qui fait un point et un bilan bienvenus !
    Pour ce qui est de « l’idéologie » évoquée dans le deuxième paragraphe, elle renvoie à la description souvent faire dans la littérature d’un mode de production des connaissances « désintéressé », qualifié de « Mode 1 » et assez voisin conforme à l’éthos scientifique décrit par Merton en 1942, à un « Mode 2 » (Gibbons, 1994) orienté vers les besoins socio-économiques, par exemple au moyen d’appels à projets.
    Merci aussi pour la référence, que j’ignorais, sur le taux « limite » des 20% en dece duquel les appels à projets peuvent se révéler contre-productifs. On voit bien tout le paradoxe de la situation actuelle : il y a de plus en plus de candidats aux appels à projets, et donc de faire de plus en plus de déçus dès lors que l’offre budgétaire ne progresse pas aussi vite. C’est mécanique. Et en même temps, on se rappelle qu’une des conclusions des assises de l’ESR était la nécessité de ré-équilibrer financements récurrents et financements sur projets.

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    1. Guillaume Miquelard-Garnier (Auteur de l'article)

      Concernant le rebasculement d’une partie du budget de l’ANR vers le récurrent avait été évoquée par les politiques en leur temps pour justifier la baisse « violente » du budget de l’ANR (vers 2013-2014). Si le budget ANR a baissé, je ne suis pas sûr que le récurrent ait augmenté, néanmoins. On a pas vraiment vu de manne dans les labos, en tout cas (point de vue du grouillot).

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      1. romain-pierronnet

        Je suis d’accord : je ne crois pas non plus que la « manne » ait été perceptible dans les labos. Il y a d’autres mécanismes budgétaires et décisions (pas toujours compensées par l’Etat) qui font qu’elle a été neutralisée …

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  2. Guillaume Miquelard-Garnier (Auteur de l'article)

    @Alexis_Verger me signale ce rapport du Sénat: http://www.senat.fr/rap/a13-160-5/a13-160-58.html
    A sa création, la volonté était que l’ANR dispose d’un budget global de 1.5 milliard d’€, énoncé comme une condition sine qua non pour qu’elle puisse « pleinement jouer son rôle d’agence de moyens ». Il n’a jamais dépassé 850 M€, et est descendu sous 600 M€ en 2014.

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    1. romain-pierronnet

      Très (et dramatiquement) intéressant … Ca vaudrait presque le coup de l’ajouter en Edit dans le corps de l’article, car ça rafraîchit utilement nos mémoires.

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  3. Philippe Lavigne Delville

    Merci pour cette analyse très éclairante, qui confirme, complète et approfondit une analyse que j’avais faite sur l’enlisement de l’ANR, où je montrais cet effet de ciseau entre les budgets et le nombre de projets déposés, aboutissant à une baisse dramatique du taux de succès.
    Je peux vous envoyer cette note si elle vous intéresse. Cdlt

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    1. Guillaume Miquelard-Garnier (Auteur de l'article)

      Oui, ça serait avec plaisir.

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  4. Rémi Chaussenot

    (Le @KeichiTokuna, c’est moi)

    Pour ceux qui veulent, voilà une capture d’écran des données brutes.
    Je m’étais tapé la lecture de tous les bilans ANR pour créer ces tableaux.

    http://chaussenot.net/upload/ANR.png

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    1. Guillaume Miquelard-Garnier (Auteur de l'article)

      Je mets à disposition mes fichiers aussi si ça intéresse du monde.

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  5. Nathalie

    Merci pour cet article.
    Une question me taraude: tout ce personel qu’il a fallu embaucher à temps plein pour lle fonctionnement de l’agence est il soumis à la Loi Sauvadet ?

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    1. Guillaume Miquelard-Garnier (Auteur de l'article)

      Je ne sais pas si les CDD ANR sont de droit public ou de droit privé. J’imagine qu’ils sont de droit public donc dans ce cas Sauvadet devrait s’appliquer. Après, j’ai l’impression que la durée de vie des chargés de mission/ de projet à l’ANR est particulièrement faible…

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  6. Didier Josselin

    Merci pour ce travail.
    Je pense qu’il faudrait aussi croiser en valeur absolue la courbe croissante du crédit impôt recherche pour voir qu’elle croise les courbes de financement des projets de l’ANR, en précisant d’ailleurs la part de ce CIR parti dans des sociétés privées qui ne pratiquent pas de recherche. On serait étonné du résultat je pense…
    Je crois que la recherche a largement contribué à l’effort national de réduction de la dette et que maintenant on atteint une valeur plancher au-delà de laquelle il serait dangereux d’aller.
    Crdlt.
    DJ

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    1. Guillaume Miquelard-Garnier (Auteur de l'article)

      Les échelles sont assez différentes (autour de 5 milliards pour le CIR contre 500 millions ici). Et puis, le CIR n’est pas vraiment de l’argent « parti » mais plutôt (sauf cas assez particulier d’entreprise non imposable) de l’argent « pas récupéré ». Je comprends l’idée mais il me semble complexe de faire quelque chose de rigoureux avec une comparaison « brute ».

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  7. bousquet

    Mon expérience des comités scientifiques de l’ANR est que si on peut arriver à un taux de réussite de 20% des projets soumis initialement, on finance tous les projets classés A ou A+ c’est à dire à financer impérativement. On laisse de coté de très bons projets (classés A- ou B+) mais qui ont des marges de progression. Donc fair enough … Un taux de réussite à un chiffre ou presque comme en 2014-15 (9% dans mon comité) n’est pas tolérable. Pour arriver à 20% il faut en gros à doubler le budget de l’appel à projet de l’ANR, soit de l’ordre de 500 millions d’euros. Il suffirait de réallouer moins de 10% du CIR vers l’ANR pour y arriver…

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  8. Pingback: Mon point de vue sur le fonctionnement de l’ANR | Un petit monde

  9. Thomas L.

    Bonjour, bon boulot en effet, merci.
    Je vais me faire l’avocat du diable: je ne comprends pas pourquoi une analyse qui se veut factuelle utilise des representations graphiques douteuses … pour les trois premiers graphiques, l’origine de l’axe en Y n’est pas 0. Je sais bien que de la mettre à 0 rend les différences moins visibles, mais je trouve que ces représentations ne sont pas honnêtes (et les journaux scientifiques ne les acceptent pas). D’autant plus que l’ANR a presque divisé son budget par deux entre 2008 et 2015, cela se voit très bien même sans manipuler le graphique.

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