Note: Billet plus subjectif qu’à l’accoutumée
Les médias français sont, avouons-le, relativement peu friands du traitement des questions scientifiques ou même des questions liées au fonctionnement de l’écosystème « enseignement supérieur et recherche ». Il existe bien sûr quelques niches et exceptions, mais il était par exemple amusant de voir récemment J. Hufnagel de Libération applaudir aux connaissances scientifiques d’Obama en comparaison de celles de nos politiques, sans ne serait-ce que remarquer qu’aucun média français n’aurait songé à faire se rencontrer un politique et un chercheur de premiers plans pour les faire échanger sur une question scientifique majeure.
Récemment, le Monde a publié en ligne une hagiographie du nouveau scientifique médiatique « à la mode », le (multi-)docteur Idriss Aberkane, auteur de « Libérez votre cerveau », qui est paraît-il un phénomène de librairie.
La propension du Dr Aberkane a « gonfler » son CV a déclenché un grand nombre de réactions sur Twitter de la part de collègues chercheurs et enseignants-chercheurs, moqueuses ou plus sérieuses (notamment en interpellant directement les institutions dont le Dr Aberkane se réclamait). Cela a conduit à la disparition pendant quelques heures de l’article, que le Monde a fini par remettre en ligne avec un bandeau explicatif. Je trouve assez croustillant que l’accroche de l’article soit restée « bardé de diplôme le jeune chercheur etc », suivi de 10 lignes de corrections et précisions sur les dits diplômes… Le bilan sur ses diplômes ou affiliations réelles a été fait par un collègue physicien sur sa page facebook, ainsi que par un blogueur du café des sciences. Notons également que le billet était censé faire partie du cahier Sciences et Techno de la semaine du Monde, finalement remplacé par une publicité… (Edit du 02/11: hélas il semble bien qu’il ait été publié après « corrections mineures » comme on dit dans notre jargon)
Ce n’est pas la première fois que le cas Aberkane mobilise les chercheurs: il y a un an, sa page Wikipédia au ton dithyrambique avait été remarquée, débattue puis supprimée par les membres de l’encyclopédie suite à des remarques plus ou moins moqueuses la aussi sur Twitter. On peut trouver une page ressemblant à la page wikipédia supprimée ici, et la discussion ayant donné lieu à la suppression de la page officielle ici (on peut d’ailleurs souligner, pour l’anecdote, que l’un des scientifiques impliqués dans la suppression de la page wikipedia du Dr Aberkane est président d’Université).
Il y a plusieurs points qui poussent à réfléchir selon moi, au-delà du cas personnel: comme il a été souligné par d’autres, il y a une certaine habileté à manipuler son CV en ne disant rien de totalement faux mais en exagérant chaque micro-expérience, tout en jouant sur un certain nombre d’ambiguïtés que des termes peuvent avoir, selon qu’ils sont utilisés dans le jargon académique ou dans le langage courant (l’exemple le plus évident étant celui de « professeur », personne qui donne des cours pour les non-universitaires, alors qu’il désigne le titre universitaire le plus prestigieux pour un académique).
Ce qui est néanmoins curieux, c’est qu’il était clair qu’à un moment, si l’entreprise de médiatisation fonctionnait (et on ne peut nier qu’elle a fonctionné), le « pot-aux-roses » serait découvert. Les apparitions sur TF1 ou dans le Point, des TedX, pourquoi pas? Mais dans le Monde il était clair que cela ne passerait pas inaperçu des chercheurs et des institutions concernées. Le jeu en valait-il la chandelle? Faut-il penser comme certains collègues que, la porte médiatique étant maintenant grande ouverte elle ne se refermera plus en dépit des approximations et éxagération? (après tout, les médias continuent à présenter un tel, titulaire d’une maîtrise d’histoire et membre probablement unique de son think tank, comme « économiste directeur d’institut »)? Il apparaît clair que cela permettra malgré tout au Dr Aberkane de continuer à vivre de ses droits d’auteur et de ses conférences rémunérées pendant quelques temps.
Il faut noter également que n’importe quel académique pourrait, s’il le souhaitait, produire un CV « vitaminé » impressionnant pour le néophyte. Un doctorant s’y est essayé sur son blog.
Je m’étais moi-même amusé sur Twitter à interpeller les journalistes, il y a quelques semaines, lorsque le Dr Aberkane avait fait la une du Point, celle-ci l’annonçant Professeur à Centrale et à Polytechnique, ainsi que chercheur affilié au CNRS et à Stanford (rien que ça), en leur transmettant mon CV « gonflé », en parallèle avec mon vrai CV (voir ci-dessous).
Et encore, je n’ai indiqué que le principal: ayant obtenu un DEA co-habilité ENS/ESPCI/Chimie Paris/UPMC, je pourrais sans doute me déclarer normalien selon les normes du Dr Aberkane. De même, ayant été le tuteur académique d’une dizaine d’apprentis ingénieurs au CNAM, j’aurais pu, en plus de me définir consultant pour leurs entreprises d’accueil, me définir comme encadrant d’une dizaine de stagiaires (quand je n’ai été que leur évaluateur…). Diplômé de l’ESPCI, je pourrais sans doute faire valoir que j’ai été admis à Centrale Lyon, Supélec Paris ou autres écoles que j’ai refusées pour intégrer mon alma mater.
Bref, enjoliver son CV, même quand il est comme le mien parfaitement lambda, c’est extrêmement facile.
Néanmoins, outre qu’il ne vient pas à l’idée de la plupart d’entre nous de le faire (comme il a été dit ailleurs, en tant que scientifique, la crédibilité et le respect au sein de notre communauté sont extrêmement précieux), j’aurais cru naïvement que de telles prouesses rendraient méfiants les interlocuteurs, surtout ceux dont le métier est a priori d’enquêter. Or, il semble, comme je l’ai entendu, que le « plus c’est gros plus ça passe » s’applique ici, sans que je m’explique pourquoi. Je me l’explique d’autant moins que la « pensée » de l’auteur ne me semble ni complexe, ni nouvelle ou encore moins fascinante, même si je reconnais tout à fait un don pour la punchline et le story-telling. Sur le biomimétisme, l’un de ses dadas, le propos oscille entre lieux communs, grossières approximations, et chiffres et anecdotes invérifiables: une analyse critique de l’une de ses vidéos les plus diffusées sur le biomimétisme est lisible ici). Ceci continue à me surprendre aujourd’hui, malgré plusieurs mois à observer le phénomène.
Se pose enfin la question du pourquoi: il y a probablement bien sûr, comme dit plus haut, une part d’auto-promotion. Carrière, monétisation et exposition personnelle importent plus qu’exposition des idées, et la fin justifie les moyens. Après tout pourquoi pas. Il y a néanmoins un autre paradoxe que je m’explique difficilement: la volonté de s’attribuer une légitimité académique tout en clamant à tour de bras que les chercheurs actuels sont dans leur ensemble des petits esprits sclérosés, bien loin des grands esprits libres d’antan (on trouve de tels propos également dans les extraits de son livre auxquels j’ai pu accéder). Ou encore à nous expliquer que l’innovation ne se construit pas avec les premiers de la classe, tout en se construisant sur-mesure un CV de super premier de la classe. On retrouve également ce paradoxe dans les commentaires prenant la défense du Dr Aberkane: on se fiche de ses diplômes (bien qu’on ait probablement entendu parler de lui en partie grâce à ses diplômes annoncés), ce qu’il dit est génial et c’est bien la l’important. Alors, pourquoi se réclamer de Stanford, du CNRS ou de je ne sais où si ni lui ni ses lecteurs n’en ont cure?
Comprenons-nous bien: il n’y a pas de cabale des médiocres « chercheurs institutionnels » contre le « out of the box thinker » dérangeant Aberkane. Nous ne sommes pas ses ennemis. Il y a simplement une demande de prudence et de vérité de la communauté scientifique: le Dr Aberkane n’est pas « l’un des plus brillants scientifiques de sa génération« , en tout cas au sens où nous, scientifiques, l’entendons. Cela ne remet pas nécessairement en cause son talent de vulgarisateur et de communicant (même si j’ai donné mon opinion personnelle plus haut – notons d’ailleurs qu’il ne se présente pas toujours comme tel, bien que les résultats de ses « travaux de recherche » personnels, au sens où la communauté scientifique l’entend, soient extrêmement limités: cela est bien résumé ici). Mais que l’on comprenne qu’il est pénible, quand on fait son travail avec sérieux et circonspection, de voir la sphère médiatique s’emballer pour un phénomène dont les fondations sont pour le moins bancales. Surtout quand de plus en plus de chercheurs brillants, loin du cliché de la « tour d’ivoire », vont régulièrement au-devant du public, parfois sans grand soutien institutionnel, communiquer avec passion sur les avancées scientifiques.
Edit du 02/11:
Notons que le Dr Aberkane a répondu à la polémique sur son blog en 1. gommant ou amendant quelques « irrégularités grossières » de son CV en ligne et 2. via une réponse qui, à mon sens, rajoute un peu de confusion à la confusion en continuant à jouer sur les terminologies et les mots.
Salut Guillaume, je suis tombé par hasard sur ce blog et je te remercie d’attirer mon attention sur cette polémique qui m’avait échappé. J’aimerais donner mon opinion sur cette histoire.
Tout d’abord, je trouve un peu exagéré de qualifier de scientifique une personne qui a 3 « doctorats » dans des disciplines qui ne sont pas des sciences: la macroéconomie (la seule science qui n’est jamais vérifiée par l’expérience), la littérature, et la diplomatie (sans commentaire…).
A partir de là, il faut juger ce personnage sur ce qu’il est: un aspirant politicien, bon orateur. Il n’a clairement aucune ambition académique ou scientifique. Comme la plupart des politiciens de carrière, il lui faut des diplômes prestigieux pour justifier ses théories et ses ambitions, rien de nouveau. Au passage, il tape un peu sur la science, ce qui assure des bons points chez les journalistes et les politiques, qui en majorité détestent les sciences. Et il se fait passer pour un « surdiplômé autodidacte », ce qui est le saint-graal pour une carrière médiatique dans un pays qui hait les élites mais admire les titres prestigieux. En tant que scientifique, il n’y a pas lieu de se sentir menacé par ce genre de personne. En tant que citoyen, c’est autre chose…
Ce qui est plus intéressant, c’est le travail des journalistes. La raison de leur attrait pour ce genre de personnage est très simple : le Dr Aberkane conforte les journalistes dans leurs visions préconçues de la science et du monde en général. A partir de là, ça ne les intéresse pas d’inviter des vrais scientifiques pour leur parler de science, mais plutôt des idéologues politico-économico-philosophiques avec une caution scientifique (dédicace aux Bogdanov). Du coup, les journaux ont eux-mêmes grand intérêt à gonfler le CV du Dr Aberkane pour donner une caution scientifique à leur article, quelque soient les polémiques suscitées dans le monde académique.
Je pense le succès politico-médiatique du Dr Aberkane n’est pas prêt de s’arrêter, puisque ses théories permettent avant tout de donner une justification pseudo-scientifique au néolibéralisme économique : la croissance infinie est possible, et l’avenir est une industrie sans usines… Le genre d’inepties que le monde politico-médiatique aime à répéter depuis 3 décennies. Je le vois donc faire une belle carrière en commençant dans un think tank obscur, puis dans un cabinet ministériel pour finir comme étoile montante du PS ou de LR.
Salut Kevin
Tu as sans doute raison dans ton analyse: ainsi il y a des liens assez forts entre le Dr Aberkane et Fondapol par exemple, think tank libéral https://fr.wikipedia.org/wiki/Fondation_pour_l%27innovation_politique. A priori si ce qui le branche est une carrière politique, c’est sans doute le moins pire du point de vue de la science. Un politicien qui gonflerait ses diplômes et raconterait un peu n’importe quoi, ça ne choquerait à vrai dire personne.
Je pense que tout cela est bel et bon mais ne changera rien à l’affaire. Aberkane est un cynique. Il vend du papier, raconte des choses aux titres ronflants en convoquant quelques « funny facts » et basta. Ce type n’est ni scientifique ni vulgarisateur. Allez donc voir qui sont ses fans… Et j’en dis pas plus…
J’avoue avoir du mal à saisir qui sont ses fans justement, même si je constate qu’il est dur de les convaincre que leur idole est avant tout un camelot.
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Dans la version non abonné, de l’article du monde, il n’y a pas de bandeau de warning http://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/10/24/idriss-aberkane-l-apprenti-sage_5019485_1650684.html?xtmc=aberkane&xtcr=1
Ah, merci pour l’info. Il est possible que ça ait changé entre temps (j’avoue ne pas avoir suivi au quotidien l’évolution de cette histoire depuis 1 an, ni réactulisé mon texte… :))