Cracking the management code

Archive mensuelles: mai 2013

L’impossible réforme de l’Université : une analyse par les sciences de gestion

Les raisons de vouloir le changement de l’université française sont nombreuses ! L’irruption du marché dans l’enseignement supérieur avec les études payantes; des systèmes d’accréditation qui exigent le résultat et la preuve, pas seulement l’affirmation et le moyen; des changements légaux et réglementaires; une transparence obligée sous le regard des réseaux sociaux…  Pourtant, en regardant l’enseignement supérieur et la recherche en France, une question s’impose: pourquoi les réformes échouent-elles les unes après les autres à vraiment changer l’université ?  Parce que derrière ce qu’on analyse comme un système bureaucratique se cache la réalité d’un système clanique. Et on ne réforme pas une bureaucratie comme une structure de clans.  C’est l’analyse que j’ai présentée lors du colloque de l’Institut Psychanalyse et Management au mois de novembre 2012 à Clermont-Ferrand et dont je souhaite partager les grandes lignes avec vous grâce à ce billet.

L’université vue comme une bureaucratie professionnelle…

L’université est rangée par le grand théoricien Henry Mintzberg (1) dans la catégorie des « bureaucraties professionnelles », aux côtés par exemple de l’hôpital ou encore des cabinets d’experts-comptables.  Elle est animée par des opérateurs très qualifiés (dans notre analyse, les enseignants-chercheurs)  qui poursuivent leurs buts professionnels spécifiques, ce qui se traduit au niveau de l’organisation par des buts peu opérationnels.  Ces mêmes opérateurs exercent une influence importante sur le fonctionnement au quotidien, tandis qu´un certain flou entoure la prise de décision stratégique. Enfin, le but prédominant d’une telle organisation est l’ « excellence professionnelle ». Selon cette première analyse, l’université est une bureaucratie professionnelle avec comme objectif l’excellence académique.

Mais grattons derrière la « croûte » bureaucratique pour s’intéresser à ses modes de fonctionnement au jour le jour.

…fonctionne en réalité selon un mode clanique

William Ouchi (2) identifie trois modes de fonctionnement dans les organisations :

  1. Par les règles, qui renvoient au système bureaucratique, à des valeurs de hiérarchie, de stabilité, d’ordre, c’est l’apparent fonctionnement de l’université française ;
  2. Par les mécanismes de marché, qui se caractérisent par des valeurs de performance, de production, de compétition. En France c’est le cas de certains établissements de l’enseignement supérieur (comme les écoles de management) mais pas de l’université ;
  3. Par les mécanismes culturels, qui correspondent au « clan » : l’entreprise clanique compte sur des valeurs telles que la tradition, la loyauté et la solidarité pour orienter les comportements de ses salariés. Les entreprises de type clanique présentent une grande homogénéité dans leur culture interne.

Le fonctionnement en clans est fondé sur une philosophie commune à tous les membres de l’organisation, c’est ce qui le tient. Ce fonctionnement va donc, dans son objectif de stabilité et de perpétuation, développer certains rejets : de ce qui est considéré comme étranger, de l’hétérogénéité, ou encore de tout changement pouvant conduire à la déstabilisation de ses valeurs.

Un mot d’ordre : perpétuer le système

Il n’existe à ce jour à l’université aucune culture de la performance, du résultat, de l’objectif, de la récompense, de la sanction externe, ni par le marché, ni par les institutions. C’est au contraire une structure où se côtoient des clans, ayant comme objectifs particuliers la préservation de leurs intérêts et de leurs périmètres (on parle souvent de « féodalisme universitaire ») avec en commun le mot d’ordre tacite de la perpétuation du système et de sa stabilité, au nom de l’excellence académique. En voici des illustrations:

  • L’université mobilise un système de contrôle fondé sur le « rite », avec comme but la conformité. Ainsi, les rares évaluations des enseignants-chercheurs (au moment du recrutement et des promotions) sont fondées sur l’évaluation par les pairs. Celles des personnels administratifs relèvent de codes où la seule marge de manœuvre est l’augmentation de la note;
  • L’université fonctionne sur la base de relations formelles ambiguës avec des contours de responsabilité non précisément définis ;
  • Les règles sont tellement nombreuses et exigeantes qu’elles sont fréquemment contournées par des ajustements et des arrangements locaux, sous peine de ne plus pouvoir maintenir l’activité ;
  • L’université est aussi le domaine de responsabilités sans responsabilisation : combien de responsables de composantes  n’ont prise ni sur leur budget, ni sur la gestion de leurs équipes ?
  • Le groupe et la discussion sont privilégiés avec une multiplication des structures et des lieux de débat (assemblées générales, commissions et conseils en tous genres) exigeant des temps de coordination et de synchronisation extrêmement importants, au détriment des projets eux-mêmes ;
  •  Le leadership prend systématiquement le pas sur le management : seule l’autorité « de compétences » (liée à l’excellence académique) est reconnue, opérant la distinction entre pouvoirs formels et pouvoirs tacites ;
  • Les codes sont transmis oralement, la « culture » de ce qui se fait ou ne se fait pas est apprise sans lieux ou moments de transmissions : en témoignent les errements des nouveaux entrants qui doivent aller « à la pèche aux infos ».

 Pourquoi les réformes ne prennent pas

Dans ce contexte, deux types de conduites du changement « classiques » ont été appliquées à l’université en France.

Les premières, guidées par la frénésie, amènent à refaire ce qui a déjà été fait quelques années plus tôt mais qu’on a oublié ou que l’on préfère oublier. Certains « plans de réussite » prennent cette allure.

Les secondes tentatives de réformes dérangent et on préfère les enterrer. Un adage alors est de « donner du temps au temps », pour laisser des sujets qui fâchent couler tout doucement dans l’oubli.

Point commun de ces deux modalités de réforme : elle partent du principe que l’université est une organisation bureaucratique qui peut se réformer par l’instauration de règles et par la mise en place de process. En revanche,l’organisation clanique que ce billet met en évidence ne peut évoluer qu’en modifiant en profondeur ses valeurs.  

Ce défaut d’analyse peut expliquer que les réformes se heurtent à une organisation « édredon » (qui reprend sa forme quoiqu’il arrive). Dans une bureaucratie professionnelle à fonctionnement clanique comme l’université, la cohésion des groupes et leur préservation priment sur les recherches d’efficacité, d’efficience et de résultats démontrables. Cherchons quelques illustrations de ces résistances:

  • la persistance de l’idée parmi les universitaires qu’avec un peu de lobbying, l’Etat va revenir à des pratiques de « poche profonde » ;
  • l’excellence pédagogique qui, au nom de l’objectif global de l’excellence scientifique, reste un non-dit ;
  • la difficulté de reconnaître que tous les enseignants-chercheurs ne sont pas « publiants » car il ne saurait être acceptable d’admettre l’existence de personnes ne répondant pas à l’exigence d’excellence scientifique ;
  • des champs disciplinaires qui ne répondent plus aux attentes des étudiants et des entreprises mais qui restent mieux dotés que d’autres ;
  • des systèmes budgétaires pensés à un horizon d’une année. Chaque année en effet tous les compteurs sont « remis à zéro », interdisant toute stratégie à 3 à 5 ans, ce qui est un horizon stratégique a minima.

Des pistes pour changer les choses

Pour parvenir enfin à réformer en profondeur l’université, il faudrait commencer par nommer les choses et admettre cette régulation clanique qui reste un non-dit personnel, groupal et organisationnel. Il faut aussi reconnaître les objectifs consubstantiels à une organisation dite « bureaucratie professionnelle » : la perpétuation des codes au nom de l’excellence professionnelle », excellence académique en l’occurrence.

Une deuxième piste serait de travailler sur les dénis, les dénégations, les dissimulations, les mensonges et les oublis qui se diffusent dans ce type d’organisations, sans mode de régulation externe. Ce qui permettra de remédier aux dysfonctionnements les plus caractéristiques et en creux de définir un management plus responsable et plus efficient.

Enfin, il ne faut pas laisser le changement aux seuls membres de l’organisation les plus adaptés au système car, par définition, les hyper-adaptés à un système ne peuvent survivre au changement. Et encore moins le conduire.

Les sciences de gestion sont des sciences de l’action. J’espère qu’en se penchant sur l’université, qui est leur organisation de référence, elles pourront contribuer à sa nécessaire évolution, la mettant en phase avec ses parties prenantes (étudiants, personnels administratifs et enseignants, monde économique, monde politique…). Légitime et robuste, l’université pourra entrer dans la grande conversation mondiale que sont devenus l’enseignement supérieur et la recherche.

(1)  Mintzberg, Henry, (1982) Structure et dynamique des organisations, traduction de The structuring of organizations, collection Références, Les éditions d’Organisation.
(2)  Ouchi, William, G. (1980), « Markets, Bureaucracies and Clans », Administrative Science Quaterly, March 1980, vol. 25.