Service client : comprendre le blocage français
Chaque année, pour ceux d’entre nous qui sont partis en voyage à l’étranger, retrouver à la sortie de l’avion le « service à la Française » constitue une petite douche froide. Evidemment, le plaisir encore présent des vacances, la perspective peu réjouissante de reprendre le travail peuvent brouiller les ressentis, mais, admettons qu’il est difficile, voire impossible, avec la meilleure volonté du monde de poser un regard positif sur le « service à la française ».
Bienvenue en France!
« Les valises n’arrivent pas, bienvenue en France ! » Les réflexions fusaient autour de moi en attendant (vainement) mes bagages en compagnie de Québecois et d’Américains qui venaient passer leurs vacances en France et débarquaient à Paris ! Ces critiques –auxquelles j’étais bien en peine de trouver des contre-arguments- me font penser à une étude menée dans une entreprise de service auprès de personnels « au contact » des clients. « Je suis vendeur pas larbin », avait lâché un jeune homme en réaction aux différentes tâches périphériques qu’il devait assurer pour « rendre service » au client.
L’incroyable paradoxe c’est que l’industrie du service est depuis quelques années le fer de lance de la France qui a mené résolument une politique « fabless » (sans fabrication). La France est ainsi le premier pays d’accueil touristique dans le monde. Voilà une activité de service typique ! Les enjeux en termes de développement économique sont donc énormes.
C’est le contact qui compte!
La caractéristique du service est d’être intangible et non stockable. On ne peut véritablement l’évaluer qu’après l’avoir consommé. Cette immatérialité augmente ce qu’on appelle le risque perçu, c’est-à-dire l’anticipation de payer trop cher (risque financier), de se tromper (risque psychologique) ou d’acheter un mauvais service. Pour rassurer le prospect, il va donc falloir « matérialiser » le service : éditer des plaquettes, le proposer en « box » (séjours, loisirs, restaurants…), imaginer des supports pédagogiques. Il faut aussi travailler les structures physiques de contact ou d’accueil car les locaux représentent aux yeux du prospect le service qu’il vient chercher.
Au sommet de cette pyramide de la matérialisation figurent évidemment l’humain, en l’occurrence ceux qu’on nomme maintenant les « personnels au contact ». C’est avec eux que se construisent la distinction et l’attractivité du service. La relation client repose en tout ou partie sur leur façon de se comporter, de réagir, leur empathie, leur désir d’aider et d’accompagner le client.
Dans un monde qui a joué la carte de la désintermédiation et de la virtualisation des contacts, on se rend compte maintenant que le client aspire à remettre de l’humain dans le process. J’ai ainsi pu montrer que le rôle des caissières est indispensable aux grands seniors dans les supermarchés. De même les acteurs de la téléphonie ont vite investi des points de vente. Et on attend le come back de la boutique de quartier, même si elle tarde à se réinventer.
Le transport aérien ou ferroviaire, les aéroports, la banque-assurance, les administrations, les services à la personne… J’ai beaucoup travaillé sur la relation client et sur ceux qu’on nomme les « personnels au contact » de grandes entreprises qui veulent améliorer leur qualité de service. Alors comment expliquer les lacunes françaises?
Service ou servitude?
Qui dit relation de service dit interaction sociale et, parfois, divergence d’intérêt, donc rapport de force et potentiellement conflit. Il faut donc envisager la prestation de service sous l’angle du pouvoir. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte culturel français où la place des individus dans la société est liée à la notion de statut.
C’est ce que nous explique Philippe d’Iribarne dans son ouvrage La logique de l’honneur. En France, nous dit-il, il y a un clivage permanent entre ce qui est noble et ce qui est vil et il n’y a qu’une frontière très fragile entre service et servitude. D’où la difficulté très forte à développer la notion de service, ce qui est très différent d’un pays comme les Etats-Unis où la relation est fondée sur le contrat (« un accord momentané et libre entre deux volontés », disait Tocqueville) et où le prestataire de service ne se sent en aucune façon, inférieur.
En France, où la stratification sociale est fondée sur le rapport de classe, « rendre service », qui est un acte choisi et valorisant, se transforme très vite en « être au service », avec toutes ses dimensions de contrainte. Dans ce cadre, tout l’enjeu des personnels au contact des clients est donc ne pas subir et de préserver le périmètre de leur prestation pour ne pas entrer dans la servilité ou la servitude. Il s’agit de rester dans le champ du service et ne surtout pas entrer dans celui de la subordination.
Le client a pris le pouvoir!
La vision classique de la sociologie du service (Weber, Halbwachs, Merton, Pearsons …) repose sur l’idée que le prestataire détient les ressources et dispose d’un pouvoir vertical. Il est en situation de domination car il possède le savoir (on peut penser au médecin), le statut (le professeur), un pouvoir arbitraire de décision (le juge). Dans ce cadre, le client devient souvent un « usager », sans droit à la parole.
Mais les choses ont en réalité bien changé ! Depuis quelques années, il y a véritablement une prise de pouvoir du client. Le client n’est plus le même. Zappeur, il est surtout de plus en plus mature et informé. Sa capacité à comparer un service immédiatement et avec le monde entier s’impose aussi aux personnels en contact. Ensuite, comme l’entreprise a voulu mettre le client « au travail », lui déléguant les tâches ingrates ou sans valeur ajoutée (c’est vous qui gérez votre compte en banque), celui-ci a compris les codes du service et ne s’en laisse plus conter, n’hésitant pas à avoir recours à des instances de justice.
Enfin, le client est devenu aussi beaucoup plus incivil, agressif, développant des comportements qui mettent en difficulté les entreprises: dégradation des lieux ou de l’atmosphère de l’endroit où est dispensé le service. Un phénomène renforcé par le catéchisme de l’entreprise sur l’ « orientation client », c’est-à-dire l’alignement sur ses attentes, sans subtilité ni nuance, accentuant encore le sentiment de servitude des personnels au contact.
L’entrée en résistance du personnel au contact des clients
Ayant perdu son statut, astreint à un cahier des charges souvent plus que limité – je pense aux « scripts clients », c’est-à-dire les paroles à prononcer strictement pour accueillir ou dialoguer avec lui-, le personnel au contact va alors développer des stratégies ou des tactiques pour ne pas subir et sauvegarder ses marges de manœuvre. Le problème est que ces comportements de défense dégradent le service rendu et mécontentent le client, au détriment de l’image de l’entreprise.
Je retiens quelques comportements observés lors de mes recherches :
- la neutralité : il s’agit de revêtir le masque et de dépersonnaliser la relation, en se cantonnant à la prestation stricto sensu. C’est la caricature de l’attitude bureaucratique, se réfugiant souvent derrière le règlement, qui s’explique souvent par la volonté de désengagement et se traduit par un refus du contact pour cause de ras-le-bol, fatigue, volonté de résistance.
- l’évitement qui se traduit par le « je ne vous vois pas ». Cette attitude est typique de la file d’attente qui s’allonge alors que le prestataire vaque à d’autres occupations qui requièrent visiblement toute sa concentration et lui interdisent de voir les gens qui attendent. Variante : il peut se concentrer de façon exagérée sur la personne dont il s’occupe sans donner aucun signe aux personnes en attente. Il dresse ainsi un voile protecteur entre lui et ses clients.
- la protection par le groupe : les prestataires vont interagir entre eux, de façon ostentatoire, manifestant soit du mécontentement (les plaintes sur les conditions de travail ou vis-à-vis du management), soit des plaisanteries et des connivences, montrant bien au client qu’il ne fait pas partie du cercle.
- la catégorisation : le prestataire développe une vision de ses clients par catégorie, il présuppose leurs futurs comportements sur des critères qu’il a identifiés au fur et à mesure de son expérience. Il va alors anticiper en adoptant un comportement qu’il estime adéquat. C’est ainsi qu’une personne jugée par avance arrogante va pouvoir être remise à sa place avant même d’avoir ouvert la bouche. Le bénéfice attendu est de réduire l’imprévisible, de s’économiser aussi, tout en maintenant le client à distance.
- l’éducation : pour éviter le sentiment de servitude, la personne au contact refuse systématiquement de faire ce que le client peut faire seul. Ce sera, par exemple, lui expliquer longuement comment remplir un formulaire, plier un carton ou trouver une information, plutôt que de le faire à sa place. Rendre service oui, être au service non.
- la soumission : il s’agit de faire rentrer le client dans le rang, la pratique est alors paradoxalement la politesse exagérée, qui permet à la fois de garder la distance et de rappeler qui a le contrôle. Plus le client conteste ou s’énerve, plus cette politesse va être accentuée, évitant de sortir des règles assignées tout en interdisant au client de se plaindre du comportement (« vous ne pouvez pas me reprocher de vous avoir manqué de respect »).
Après avoir observé et cherché à comprendre et expliquer, je proposerai dans mon prochain billet des pistes de solutions pour faire évoluer la situation.