Une grande prescription du management postmoderne et responsable est de savoir développer sa capacité à intégrer la critique. Pourquoi et pour quoi faire ? Dans quelle mesure les écoles de management sont-elles interpellées ? Comment doivent-elles s’emparer de la question ?
On peut retrouver deux grands enjeux :
– Faire remonter les critiques au sein de l’école pour anticiper la crise. C’est une forme classique de purge des éléments négatifs pour éviter l’effet « cocotte-minute ». Sans régulation anticipée, les critiques, ressentiments et souffrances mis sous pression finissent par exploser.
– Améliorer le fonctionnement de l’organisation, ses processus, ses outils, ses façons de faire. On voit alors dans la critique le moteur de l’innovation, et un potentiel d’augmentation de la performance.
À ces deux enjeux, s’ajoute une raison souvent invoquée : l’ouverture à la critique serait la preuve d’un management responsable. Être capable d’être à l’écoute de ses salariés, de ses clients, de ses étudiants pour une école, dessine une posture d’ouverture sur son environnement, et démontre une vraie maturité stratégique. Deux compétences qui participent de la légitimité d’une organisation.
Prescrire la critique, c’est bien. La mettre en œuvre est plus difficile.
Si prescrire une capacité d’ouverture à la critique est de bon aloi, la mise en œuvre concrète de l’exercice est beaucoup plus périlleuse. En effet, on s’expose à deux risques majeurs :
– L’effet boomerang. Proposer la possibilité de critiquer, c’est prendre le risque d’ouvrir la boite de Pandore. C’est bien connu, la fonction crée l’organe, et les dispositifs d’expression suscitent le besoin de revendications. L’initiateur de la proposition peut se trouver débordé par le flux des critiques et avoir à gérer une image de l’organisation beaucoup plus dégradée que ce qu’il aurait envisagé.
– La démagogie. On peut envisager l’exercice comme une simple opération de communication, et s’organiser pour ne pas avoir à entendre les critiques qui fâchent. Dans ce cas de figure, le risque est de générer une frustration encore plus forte que celle d’une organisation mal gérée ou ayant un potentiel d’amélioration.
Entre vouloir bien faire mais se retrouver pris au piège de son initiative, et développer des ressentiments encore plus forts, la marge semble étroite. Faut-il, et à quel prix, développer la critique dans les écoles?
Le contexte actuel de la critique
Nous évoluons dans une société où le droit de critiquer est l’un des les plus attendus et exigés par chacun, en tant que consommateur et citoyen. Nous voulons voir le monde qui nous entoure à la hauteur de nos espérances.
Or les réseaux sociaux, les plateformes, les forums en tous genres, nous incitent à déposer nos remarques et avis. Mais la dérive est vite faite de la critique au discrédit, de la remontée d’un dysfonctionnement au règlement de comptes. Dans ce contexte, il est plus facile d’émettre la critique que de la recevoir.
Les outils générés par internet offrent à la critique un espace inédit dans l’histoire de l’humanité et lui proposent une caisse de résonnance énorme. Les possibilités de retweet, de like ou autres relais font voyager les commentaires aux quatre coins du globe. La critique constructive est souvent débordée par celle du tout-venant. Certains voyant dans l’énonciation de mécontentements et frustrations un épanchement thérapeutique, mais aussi le tremplin vers un début de renommée.
Un autre effet des réseaux sociaux : il n’y a plus d’espace réservé à la critique. Toutes les frontières sont poreuses. Ce qui va se dire dans l’école, entre personnes initiées et concernées, peut à tout moment être diffusé à tout vent, avec les effets d’interprétation et de déformation que l’on peut imaginer.
Quels outils pour gérer la critique dans une école ?
Elles ont à leur disposition des solutions légales telles que les comités d’entreprise, les comités hygiène, sécurité et conditions de travail, les représentations du personnel, les représentations syndicales…. Ce sont les autres outils, d’essence managériale, que nous allons regarder de plus près.
– Les lignes téléphoniques de type « alerte »
Chaque salarié peut remonter un dysfonctionnement dont il a été victime ou témoin. Ces lignes sont liées à des politiques de lutte contre la discrimination, contre le harcèlement, ou contre les comportements non éthiques. Elles sont obligatoires dans le cadre de labels comme le label diversité délivré par Afnor. Mais en France, ces lignes ne sonnent jamais ou presque, tant on les assimile à la délation, avec sa représentation issue d’une période peu prestigieuse de notre histoire.
– Les boîtes à idées
Très valorisées dans les années 70, elles voulaient offrir des possibilités de suggestions aux salariés des entreprises. Elles n’ont pas donné, loin s’en faut, les résultats escomptés. On assiste à un retour du genre grâce aux réseaux sociaux, mais sous l’angle de l’innovation et des initiatives intrapreneuriales.
– Le rapport d’étonnement
On le demandé à tout nouveau salarié. Mais est-ce bien simple de formuler d’emblée une appréciation critique de l’organisation dans laquelle on entre, d’autant plus pendant sa période d’essai ? Il ne faut pas se faire d’illusions sur le potentiel de cet outil.
– Les entretiens d’évaluation
Ces rendez-vous réguliers destinés à faire un point, comptent parmi les espaces ouverts à la critique. Mais nombre de salariés témoignent de l’absence de véritable dialogue à cette occasion. Ces entretiens sont trop souvent bâclés, faute de temps ou d’envie tant ils peuvent radicalement remettre en cause les façons de faire et de se comporter. Or, beaucoup de managers n’ont pas forcément la formation ou la compétence pour les gérer.
– Les échanges en mode « off »
Ces espaces réels ou virtuels où chacun s’épanche sur les irritants de son quotidien. Ces lieux « off » sont toujours la machine à café, mais aussi, de plus en plus, les médias sociaux. On assiste depuis quelques années à une préemption des réseaux sociaux pour mettre en scène des règlements de compte qui ne sont pas assumés en face-à-face. Il est plus facile de se « lâcher » sur Twitter ou Facebook, caché derrière un ordinateur ou un pseudonyme, que de s’adresser en direct à ceux que l’on fustige !
Tirer parti des nouveaux médias pour construire le dialogue
Cette utilisation dégradée des réseaux sociaux amène aujourd’hui chacun, mais aussi toute organisation à veiller à son e-réputation. Cet enjeu devenu primordial implique une veille et un dialogue constant avec l’ensemble des parties en mesure de s’exprimer. D’où l’émergence des fonctions dites de community management, avec des créations de postes de plus en plus nombreuses.
Conduire ce dialogue entre les différentes parties prenantes et son organisation amène à promouvoir une posture d’écoute de la part de l’école. Elle amène aussi les personnes à avoir le courage de formuler des critiques constructives.
L’éducation à la critique
Avoir l’esprit critique ne signifie pas critiquer à tout va, sans retenue. La bonne critique s’apprend, son objectif étant de pointer des dysfonctionnements pour les réduire et améliorer le fonctionnement, rendre les relations plus qualitatives, créer une ambiance plus positive.
Il faut pour cela prendre du recul et évaluer la situation ou l’action, sans s’en prendre aux personnes. Il faut objectiver et sortir de l’affectif. Or, admettons-le, c’est rarement le cas et les injonctions se disputent aux insultes ou rappels à l’ordre. Il faut aussi savoir hiérarchiser les critiques : tout ne se vaut pas, et leur traitement ne peut pas être uniforme.
Utiliser le bon média est également indispensable. Si certaines critiques s’accommodent des réseaux sociaux ou du mail (avec les précautions que nous venons de souligner), d’autres ne peuvent être émises qu’en face-à-face.
Enfin, il y a le point essentiel du moment où la critique peut être faite. Près de l’évènement ou à distance, en privé ou en public, lors d’un moment institutionnel ou sur un temps plus informel …, c’est selon.
Ces conditions, trop souvent négligées, permettent à la critique de jouer son rôle de levier d’amélioration, en étant entendue, prise en compte, et constituant ainsi le point de départ d’un processus de changement.
Le courage d’entendre vraiment la critique
Mais les managers sont-ils, de leur côté, capables d’ « entendre » la critique et d’agir ensuite ? Pas toujours, avouons-le, et pour des raisons multiples !
Le manque de temps, la vision d’une critique qui tirerait vers le bas alors qu’il faut avancer ou le refus de la légitimité des personnes qui les formulent sont les raisons principales qui font que les dirigeants n‘aiment pas trop s’encombrer de la critique.
Mais il y en a une autre, peut-être plus profonde : il est très difficile de différencier la critique qui concerne l’activité, l’organisation, de la personne elle-même.
Les critiques sont souvent perçues comme mettant en cause le dirigeant, et le touchent parfois plus qu’il ne veut l’avouer. Cette difficulté à séparer le faire de l’être est particulièrement ancrée dans la culture latine. Les cultures anglo-saxonnes acceptent mieux les « ajustements », parfois violents, entre personnes.
Nous trouvons donc des managers dans le déni pour éviter d’être trop affectés par la mise au jour de dysfonctionnements, difficultés, mal-être et souffrances qu’ils connaissent bien, mais qu’ils ont généralement du mal à reconnaitre.
Car reconnaitre, c’est se remettre en question, ce qui n’est jamais tâche aisée. Les écoles de management ne transmettent pas ce savoir-faire, cette « compétence de soi ». Le peuvent-elles ? Sans une certaine expérience de la vie professionnelle, cela semble rester très théorique. Il paraît plus adapté de traiter ces questions en formation continue avec des managers expérimentés qui en voient toute l’utilité et mesurent les manques qu’ils ont eu à gérer en l’absence d’initiation.
Les écoles de management doivent ouvrir la voie de la création d’espaces critiques qualitatifs
Il faut par ailleurs que la Business School organise des espaces où la parole soit libérée et la critique formulée sans peur de représailles pour ceux qui l’émettent, et loin de la certitude que tout sera enfoui et oublié aussi. Dans une école de management et à l’EM Strasbourg en particulier, les dispositifs sont nombreux :
– le Conseil d’École, qui implique une représentation de toutes les parties prenantes dont des élus étudiants.
– les espaces de réunions, de rendez-vous où enseignants, personnels administratifs et étudiants peuvent se rencontrer et dialoguer : réunion avec les présidents des associations, réunions de bilans de cursus avec les délégués et les représentants entreprises, rendez-vous individuels sur la base d’une permanence hebdomadaire…
– la mobilisation d’internet avec des groupes Facebook où les sujets importants de l’école sont traités en interactivité avec les étudiants, les enseignants et le personnel administratif. A ce titre l’EM Strasbourg a fait le choix d’un community manager choisi parmi les étudiants de l’école et intégré au service communication pour une année complète.
Les salariés prennent l’habitude de se taire, par peur, par lassitude, lorsqu’ils ne croient plus en la capacité de leurs managers à les entendre et à faire bouger les choses. Cette passivité est inquiétante, car elle traduit un désengagement dans les organisations, abandonnant toutes chances de les faire évoluer.
Il faut donner à nos étudiants, en tant que futurs managés et futurs managers, des réflexes pour créer et investir des espaces de critique qualitatifs. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que la parole soit préemptée par des minorités agissantes, et ne représentant que leurs propres intérêts, au détriment de ce qu’on appelle la majorité silencieuse.
La critique conçue comme un espace de dialogue et d’envie de construire ensemble est indispensable pour des organisations qui souhaitent être dans un processus d’amélioration permanente. Les vraies réformes ne peuvent venir que de l’intérieur, ce n’est possible qu’à condition d’ouvrir les espaces critiques. Les écoles de management doivent ouvrir la voie.
Excellent article qui met le « doigt »là où ça fait mal .
L’avenir sera sombre pour les managers d’écoles qui ne comprendront pas que les étudiants inquiets sur leur avenir se taisent « encore »!
Quand ils ne pourront plus arbitrer entre leur futur emploi et les prêts exorbitants qu’ils ne pourront plus rembourser ,sauf à les étaler sur 10 ans et plus comme aux U.S.A , leurs réactions seront brutales et imprévisibles .
Où en est le rééquilibrage entre classes sociales dans les écoles de commerce comme l’assurent certain(e)s managers .,,?,,,À quand une enquête approfondie et transparente sur le sujet ?
c’est très utile merci.
Bonjour isabelle barth
tout d’abord merci pour cet article vous avez répondre au questionnement quelle place pour la critique dans une école de management ? et vous touchez tous les cotés !!
Très bel article bonne continuation.