Cracking the management code

Former à l’éthique : le pari pascalien du XXIème siècle

Former des managers éthiques ? Ce beau projet, à y réfléchir, peut ressembler à un pari pascalien ! En effet, si l’on peut être garant de l’intention et de la qualité des formations à l’éthique, il est beaucoup plus difficile d’être affirmatif quant au résultat. L’intervention de Laurent Spanghero à l’EM Strasbourg laisse entrevoir une piste à suivre : laisser la parole à ceux qui ont expérimenté les désastreuses conséquences d’un management contraire à l’éthique. 

Comment former des managers éthiques ? Y croire avant tout !

Comment évaluer l’impact de tels projets pédagogiques ? Pour cela, il faudrait pouvoir mesurer, quelques années après la formation, la qualité éthique des comportements de managers en situation, et pouvoir attribuer à la formation prodiguée ce différentiel éthique, le cas échéant. Un comportement éthique de nos alumni serait alors la résultante des enseignements prodigués en la matière durant leur scolarité, à condition d’avoir un groupe de contrôle qui n’aurait pas bénéficié de telles formations (avec le problème éthique de couper des étudiants de tels enseignements). En l’absence de certitude, on se lance dans un pari pascalien : on y croit et on parie sur le meilleur.
Citons Pascal quand il parle de croire en la religion : « S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la Religion ; car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur la mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout car rien n’est certain ; et qu’il y a plus de certitude à la Religion, que non pas que nous voyions le jour de demain.  Car il n’est pas certain que nous voyions le jour de demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la Religion. Il n’est pas certain qu’elle soit, mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ? Or, quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison[…] »  Une démonstration qui pourrait se traduire de façon plus triviale en ce qui concerne l’éthique : « Si  on n’est pas sûr qu’une bonne couche d’éthique fasse du bien, on est sûr ça ne peut pas faire de mal ! ». Il y a donc tout à gagner à l’enseigner.

Comment motiver des comportements managériaux éthiques ?

En la matière, la théorie telle que peuvent la prodiguer des cours classiques est nécessaire mais combien insuffisante. Et c’est bien le passage à l’acte qui nous intéresse. L’intention de « manager éthique » ne suffit pas. Comme en amour, il faut des preuves ! A savoir passer d’une attitude : « j’ai l’intention de », au comportement : « je fais ». Comme pour beaucoup des compétences douces (soft skills), une fois les quelques principes premiers transmis et acquis, il faut « donner envie ». Ce n’est pas la peur du gendarme ou de la sanction qui fait avancer la cause d’un management éthique, mais bien une motivation profonde.
C’est là où l’expérience « vicariante », c’est-à-dire l’expérience transmise par les autres, trouve toute sa place, et que le professeur, aussi expert soit-il, doit s’effacer devant le témoignage. C’est ce que j’ai vécu il y a quelques jours. Je viens de recevoir une belle leçon d’éthique, d’éthique et d’humanité ! C’est Monsieur Laurent Spanghero qui me l’a donnée, et avec moi à plus de 200 étudiants de l’EM Strasbourg lors de la journée de l’éthique 2015.

Une leçon magistrale d’éthique par Laurent Spanghero

Laurent Spanghero est né à Bram le 12 juin 1939, il est fils d’immigrés italiens et l’ainé de huit enfants. Il est un joueur de rugby à XV au RC Narbonne comme ces cinq frères dont deux évoluent au plus haut niveau. Il est cofondateur avec son frère Claude de l’entreprise « A la table de Spanghero» spécialisée dans les produits à base de viande, notamment pour la préparation du cassoulet, et basée à Calstelnaudary. En 2013, l’entreprise est au cœur d’un important scandale alimentaire, les produits qu’elle vend comme à base de viande bœuf contiennent en réalité de la viande cheval. Le nom de Spanghero est alors associé à des pratiques frauduleuses alors que l’entreprise avait été cédée par la famille en 2008 (avec l’utilisation du nom). Le 5 juillet 2013, Laurent Spanghero reprend l’entreprise, rebaptisée La Lauragaise, afin de sauver les emplois et de « laver le nom de la famille ». La Lauragaise a été reprise en 2014 et Laurent Spanghero se lance dans l’aventure de Nutrimat, dont le métier est la production de pâtes appétentes et contenant des protéines végétales pour la population des grands seniors, trop souvent dénutris.

« Il y a toujours un problème d’argent derrière les comportements non-éthiques»

C’est le cas dans la crise de la vache folle qui est véritablement médiatisée en 1996 alors que de nombreuses personnes étaient au courant en Angleterre depuis 1986. Mais personne n’a vraiment lancé l’alerte car trop de marchés et de profits étaient en jeu. Il aura fallu les premiers morts et une pandémie animale dramatique pour que les pouvoirs publics réagissent. C’est le cas aussi dans le cas du scandale à la viande de cheval, où le but était d’exploiter une viande bien moins chère que celle du bœuf afin d’augmenter les profits.

« Le manque d’éthique a un coût incommensurable»

Il y a avant tout le coût humain puisque dans le cas de la vache folle, 200 personnes sont mortes de maladie de Creutzfeldt-Jakob, par ingestion du prion contenu par la viande (et des milliers sont peut-être à venir compte tenu du temps d’incubation de cette maladie). Il y a aussi le coût de la perte des emplois comme dans le cas de l’entreprise Spanghero où plusieurs centaines de personnes se sont retrouvées licenciées.
Il y a enfin le coût réputationnel : « Mon nom et celui de ma famille a été sali » nous confie Laurent Spanghero. Il extrêmement difficile de se relever de ce type de situation car les associations négatives entre un nom ou une marque, et un scandale continuent bien au-delà des réparations ou de la réalité des actions. On n’arrête pas la rumeur.

« La justice et les institutions politiques sont trop impuissantes »

Si on pense l’éthique uniquement de façon réactive, par peur de la sanction ou d’une condamnation en justice, il y a toutes les chances que ce ne soit pas pérenne ou ancré dans les comportements. Compte tenu des faibles interventions de la justice ou du politique en la matière, les dérives sont faciles et peuvent rester impunies pendant des années. Ainsi, les prévenus pour la crise de la vache folle ou pour le scandale de la viande de cheval, n’ont pas été condamnés. L’éthique doit être fondée sur des motivations intrinsèques pour résister à toutes les dérives possibles dans un contexte d’injonction au développement et d’hyperconcurrence.

« Regarder les choses globalement : l’alimentation est une cause écologique »

Penser éthique, c’est penser large, sans se limiter à un périmètre d’entreprise, de secteur d’activité, de filière, ou à un territoire donné. C’est ainsi que penser l’éthique alimentaire, c’est s’inscrire dans une réflexion écologique globale. La production de viande coûte très chère à la planète (pour produire un kilo de poulet, il faut 1,2 kilos de céréales, pour un kilo de porc, c’est 4,7, pour un kilo de bœuf c’est 10 kilos de céréales). Si dans les pays développés, une prise de conscience a eu lieu et que la consommation de viande a tendance à stagner ces dernières années, elle monte en flèche dans les pays émergents, comme la Chine, car manger de la viande est un signe de richesse . L’éthique alimentaire doit tenir compte de ces grands mouvements démographiques et économiques, tout en respectant les exigences écologiques. C’est de cette vision inclusive qu’est né l’Institut d’Ethique Alimentaire à Strasbourg, pour éclairer les consciences de ces sujets complexes et encore peu connus.

« Une seule personne a décidé de mettre l’éthique avant l’argent, mais les autres se sont tues. ».

Cette question de l’Omerta dans les entreprises est lancinante, alors que tous ou beaucoup savent, personne ne lance l’alerte. Pourquoi ? Par peur ? Par résignation ? Par refus de dénoncer ? Les raisons sont complexes mais que ce soit la grande tricherie de Volkswagen, la fraude des implants mammaires PIP, ou la viande de cheval chez Spanghero, beaucoup de salariés étaient au courant et ont choisi de se taire. Laurent Spanghero raconte comment le directeur de production, boucher de son métier avait compris que la viande qu’il désossait n’était pas du bœuf, sans bien savoir ce que c’était. Il n’a pas su dénoncer le trafic et est mort trois semaines après sa découverte d’une crise cardiaque. D’autres ont accepté de modifier les factures ou encore de changer les codes des étiquettes lors de la réception de la marchandise.

«Il fallait agir !  Éthiquement, je ne pouvais pas ne rien faire !»

L’éthique, c’est aussi la résilience et la capacité à se battre. Laurent Spanghero, à 74 ans, a décidé de se reprendre une « entreprise assassinée », plus de clients, plus de fournisseurs, plus de réputation … « Je ne pouvais pas ne rien faire ». Il a mis tout son temps et son argent personnel pour rebâtir une entreprise et sauver une centaine d’emplois, qui sont autant de personnes et de familles. Il explique comment il a dû se battre pour faire repartir une entreprise en état de mort cérébrale : « J’ai appelé tous les grands patrons d’enseigne de la grande distribution et je leur ai dit : les gars, j’ai besoin de vous ! », et certains ont répondu présents.

 « L’éthique peut être source d’innovation. »

Si Laurent Spanghero a su réagir et a sauvé en partie l’entreprise en recréant La Lauragaise, sur son énergie, ses relations et ses fonds personnels, il a aussi décidé de faire avancer la cause de l’éthique alimentaire. Il a choisi de lancer à 77 ans une nouvelle entreprise Nutrimat qui a pour vocation de produire et commercialiser des pâtes alimentaires de bonne qualité et enrichies de protéines végétales, car à destination du marché des seniors, population extrêmement dénutrie. C’est une première expérience dans un marché extrêmement prometteur mais également fondée sur une réflexion éthique globale. Un regard éthique n’est pas forcément un regard de sanction, il peut être source d’innovation et de créativité.

« Se comporter correctement »

C’est la synthèse de monsieur Laurent Spanghero : « Toute ma vie, j’ai cherché à me comporter correctement », dans le sport en étant avec ses frères au plus haut niveau de compétition en Rugby à une époque où il s’agissait encore d’un sport amateur ; dans la vie professionnelle, mais aussi dans le respect des autres au quotidien. Il évoque ainsi la souffrance animale lors de l’abattage et souligne la seule méthode qui exclut l’anesthésie : le « sagatage » obligatoire dans le cas de viande halal ou casher. Interpellé sur le sujet, il rappelle être profondément respectueux des religions juive et musulmane tout en ne pouvant que constater les effets néfastes de ces rites d’abattage. Son enfance de fils d’immigré dans une relative pauvreté, sa carrière de sportif, ses croyances religieuses semblent autant de piliers de son comportement professionnel, puisque nous n’avons abordé que cette partie de sa vie.
Ce témoignage nous a en effet montré que l’éthique ne se limite pas à ne pas nuire à autrui, mais bien de considérer que chacun est responsable d’autrui. L’éthique doit être première dans toute organisation humaine en se fondant sur le souci de l’autre, car « on est une personne que si l’on est regardé comme une personne ». C’est ce qui distingue l’homme de l’animal comme nous l’a rappelé le philosophe Yann matin dans un autre forum de la journée de l’éthique à l’EM Strasbourg. La première vertu éthique est la bienveillance. C’est cette bienveillance que nous avons perçue dans le témoignage de Laurent Spanghero.

Une magnifique leçon d’énergie et de justesse, qui a soulevé l’enthousiasme des étudiants, et qui résonnera certainement longtemps dans leurs cœurs, quand les échos des enseignements se seront éteints.

Commentaires (2)

  1. Pr S. Feye

    De très bonnes choses dans cet article ! Félicitations !
    Je me permets d’ajouter que j’ai expérimenté que de nombreux problèmes éthiques se résolvent d’eux-mêmes par la simple restitution des études classiques gréco-latines donnant accès à 85% de la littérature écrite par des gens sensés qui avaient résolus de très nombreux problèmes actuels, y compris … éthiques.

    Pr Stéphane Feye
    Schola Nova (non soumise au décret inscriptions) – Humanités Gréco-Latines et Artistiques

    Répondre
  2. Olivier Ridoux

    Merci pour ce nouveau billet et le rappel à la bienveillance.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.