Viol d’étudiantes : où en est la France ?
Depuis quelques mois, l’actualité universitaire américaine est très marquée par le drame des viols sur les campus. Le problème n’est pas nouveau et on peut se rappeler qu’il avait été mis en récit par le romancier Tom Wolffe dans son roman Moi, Charlotte Simmons en 2006, mais il était passé sous silence jusqu’il y a peu. Cette médiatisation récente me ramène à un cas douloureux que j’ai eu à gérer il y a seulement quelques mois.
Le viol de Jenny
Mon assistante m’interrompt au cours de la matinée, et me demande de recevoir d’urgence une étudiante australienne. Cette jeune fille veut absolument me rencontrer et le sujet est de la plus haute gravité.
Je la reçois en demandant à mon assistante d’être présente car elles ont eu le temps de sympathiser et Jenny (appelons-la comme cela) s’est déjà confié à elle.
J’invite Jenny à parler, et elle m’explique alors l’objet de sa venue : à quelques jours de son retour en Australie, elle tient à me dire que pendant son séjour à Strasbourg dans le cadre de son semestre à l’étranger, elle a été victime d’un viol, et que ce viol a été commis par un étudiant de l’école.
Je suis sous le choc, d’autant plus, que l’émotion prend le dessus et que Jenny pleure à chaudes larmes. Elle raconte sa triste histoire : peu de temps après son arrivée à Strasbourg, elle participe à une soirée où se retrouvent principalement des étudiants internationaux. Lors de cette soirée, elle boit trop, et flirte avec un étudiant anglais, venu aussi pour une année d’étude à Strasbourg. Ils quittent la fête ensemble et elle accepte d’aller chez lui. Ils flirtent de façon poussée mais elle lui dit bien qu’elle ne veut pas aller plus loin. Il en décide autrement et la viole. Elle quitte précipitamment le domicile pour rejoindre le sien. Dans un premier temps, elle n’en parle à personne, mais le secret est trop lourd et quelques jours après, elle s’ouvre à une amie qui, devant son désarroi, lui conseille de consulter.
Elles cherchent alors une psychologue ou un médecin spécialiste qui pourraient aider Jenny. Mais il n’y en a pas à l’École de Management. Il faut contacter les services de l’Université. Devant les difficultés administratives et avec la barrière de la langue (elles ne parlent que très peu le français et le personnel médical que très peu l’anglais), Jenny décide de recontacter son école australienne.
Comme j’ai pu le vérifier ensuite, elle peut se faire prendre en charge par un service dédié de son université australienne, et elle est suivie par une psychologue pendant plusieurs séances par Skype.
Elle me raconte que ce qui a été le plus difficile a été de croiser régulièrement son violeur puisqu’ils partagent souvent les mêmes cours.
Je lui demande si elle a prévenu ses parents, c’est non, et elle ne le souhaite pas. Je lui suggère de porter plainte, sachant que je la soutiendrai, mais là encore, elle ne veut pas, par crainte de la stigmatisation, et, avec son retour prévu dans quelques jours, je me rends compte que le temps est trop court pour la faire revenir sur sa décision.
Je lui propose de réfléchir à tout cela et de revenir me voir avec son départ. Je souhaiterais aussi avoir le nom du garçon pour le convoquer mais Jenny est réticente à le donner.
Je me sens très désarmée. Encore plus quand elle me dit qu’outre les structures de suivi, il y a des cours dans son école australienne où ces questions sont abordées.
Elle me promet de revenir le surlendemain.
L’omerta après le crime
Ce drame si douloureux du viol entre étudiants est l’objet d’une véritable omerta, c’est ce que pointent les media américains.
On se doute bien sûr des raisons qui ne sont que trop universelles : d’un côté, autocensure des personnes violées par crainte de la stigmatisation et de ses conséquences, peur d’éventuelles représailles ; de l’autre, souhait de l’établissement de ne pas entacher sa réputation, et de ne pas prendre le risque d’une baisse d’attractivité, d’autant plus dans le contexte américain d’études supérieures payantes.
Pourtant, les prises de parole se multiplient, témoignant de l’ampleur du phénomène et de l’intensité de la souffrance des victimes. En effet, elles sont condamnées à la double peine : celle de l’agression sexuelle et celle du silence autour du crime, ou encore de l’inversion de la culpabilité.
Une très belle lettre ouverte d’une étudiante à son université (et pas la moindre puisqu’il s’agit de Stanford) décrit le processus à l’œuvre.
Une nuit de janvier 2015, deux étudiants suédois roulent à vélo sur le campus de Stanford quand ils surprennent un homme en train de s’en prendre à une femme inconsciente et à demi-nue derrière une benne à ordures. Ils le poursuivent et le maîtrisent, permettant à la police d’intervenir. En mars 2016, un jury californien juge l’agresseur Brock Allen Turner, 20 ans, coupable d’agression sexuelle. Il encourt jusqu’à 14 ans de prison mais est condamné à six mois avec sursis, le juge craignant qu’une plus longue condamnation ait «un impact sévère» sur Turner, encore jeune et nageur de haut niveau.
L’étudiante a lu sa très longue lettre à la barre du tribunal. On en trouve la traduction en Français par BuzzFeed France.
Si on en reprend quelques extraits, voici en substance ce que dit la jeune étudiante victime du viol : :
De son séjour à l’hôpital :
« On m’a inséré plusieurs coton-tiges dans le vagin et l’anus, des aiguilles pour des vaccins, des médicaments, on m’a pointé un Nikon en plein entre mes jambes écartées. On a mis de longs becs pointus à l’intérieur de moi et étalé de la peinture bleue et froide dans mon vagin pour voir s’il y avait des écorchures.
Après quelques heures, on m’a laissée me doucher. Je suis restée là, à examiner mon corps sous le flot d’eau et j’ai décidé que je ne voulais plus de mon corps. J’en étais terrifiée, je ne savais pas ce qu’il y avait eu dans mon corps, s’il avait été contaminé, qui l’avait touché. Je voulais enlever mon corps comme on enlève une veste et le laisser à l’hôpital avec tout le reste.
Ce matin-là, tout ce qu’on m’a dit c’est que j’avais été trouvée derrière une benne, potentiellement pénétrée par un inconnu, et que je devrais me faire dépister à nouveau pour le VIH parce que les résultats mettent parfois un peu de temps à se voir. Mais que pour l’instant, je devrais rentrer chez moi et revenir à ma vie normale. Imagine ce que ça fait de revenir dans le monde avec cette seule information … »
Elle évoque les dégâts psychologiques subis encore des mois après :
« J’ai essayé de faire sortir tout ça de mon esprit mais c’était si lourd que je ne parlais pas, je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je n’interagissais avec personne. Après le travail, j’allais en voiture dans un endroit isolé pour hurler. Je ne parlais pas, je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je n’interagissais avec personne, et je m’isolais des personnes que j’aimais le plus. »
Elle décrit la stratégie d’inversion de la culpabilité conduite par la défense de l’agresseur :
« On m’a assené des questions fermées, acerbes, qui disséquaient ma vie privée, amoureuse, ma vie passée, ma vie de famille, des questions ineptes, une accumulation de détails sans importance visant à trouver une excuse à ce type qui m’a déshabillée à moitié sans même prendre la peine de me demander mon prénom. Après l’agression physique, j’ai subi une agression verbale, des questions brutales qui disaient, regardez, son témoignage n’est pas cohérent, elle est folle, quasi alcoolique, elle voulait sûrement coucher, ce type est genre un athlète non, ils étaient soûls tous les deux, bref, les trucs dont elle se souvient à l’hôpital sont arrivés après les faits, pourquoi en tenir compte, Brock risque gros alors tout ça est vraiment pénible pour lui. »
Enfin, elle pointe l’incommensurabilité des peines subies :
« Tu m’as entraînée dans cet enfer avec toi, replongée dans cette nuit, encore et encore. Tu as fait tomber nos deux tours, je me suis effondrée en même temps que toi. Si tu penses que j’ai été épargnée, que je m’en suis sortie indemne, qu’aujourd’hui je chevauche vers le soleil couchant et que c’est toi qui souffres le plus, tu te trompes. Personne n’est gagnant. Nous sommes tous dévastés, nous essayons tous de trouver du sens à toute cette souffrance. Les dégâts que tu as subis sont concrets: tu perds titres, diplômes, inscription à l’université. Les dégâts que j’ai subis sont internes, invisibles, je les transporte avec moi. Tu m’as pris ma valeur, ma vie privée, mon énergie, mon temps, ma sécurité, mon intimité, ma confiance en moi, ma voix même, jusqu’à aujourd’hui. »
La culture du viol
Cette affaire qui a eu un énorme retentissement aux USA a pointé la « culture du viol » qui règne sur les campus américain.
De quoi s’agit-il ? C’est faire porter la responsabilité des viols sur les femmes et non sur leurs agresseurs. Dans cette logique, c’est parce qu’une femme s’est habillée de façon tentatrice, a eu une attitude provocante … ou pire, n’a pas su prendre les précautions indispensables comme avoir une bombe anti-agression, ou pratiquer un sport de combat …qui explique le viol. C’est réduire les femmes à des objets tentateurs qui doivent tout mettre en œuvre pour éviter le viol. Malheureusement, cette vision du renversement de la responsabilité est largement partagée comme on peut le constater dans de nombreuses agressions sexuelles, où la victime devient la cible.
Le dernier cercle de l’enfer est le «slut shaming» («humiliation de salope» en français), qui consiste à blâmer publiquement une femme pour ses rapports sexuels (qu’ils soient consentis ou pas). La femme ou la jeune fille est alors traitée publiquement sur les réseaux sociaux d’allumeuse ou de «salope», avec bien souvent, des photos à l’appui.
Pas de ça en France ?
J’aimerais bien, mais il se trouve qu’au cours de ma carrière universitaire, j’ai eu plusieurs fois des jeunes filles dans mon bureau qui m’ont raconté l’agression sexuelle qu’elles avaient subie. Mais il y avait une différence notable : ces viols n’avaient pas été perpétrés, comme pour Jenny, par des étudiants de l’institution ou du cursus dont j’avais la charge. Nous étions dans un contexte français avec, si l’étudiante le souhaitait, un appui familial proche. Nous écoutions, nous encouragions à porter plainte et surtout, nous mettions en relation la victime avec les structures ad hoc, soit à l’université, soit en dehors, selon les cas. Si j’ai eu des échos de procès ou de poursuites judiciaires, je n’en étais que spectatrice.
Dans le cas du viol de Jenny, je mesure la responsabilité du directeur de l’établissement, tant d’accompagnement de la victime que de relation à l’agresseur, sans preuve, sans expertise de ma part.
Quelles différences entre la France et les USA ?
La notion de campus universitaire en France est très éloignée de celles des campus américains qui sont de véritables petites villes où les étudiants dorment, mangent, vivent H24 et 7 jours sur 7 et étudient bien sûr. Cette organisation est rare en France et à part quelques écoles comme HEC, les campus français sont très souvent intramuros ou en proche banlieue, et n’accueillent que peu de logements étudiants, qui sont disséminés dans la ville.
Les étudiants logent donc dans des endroits variés et selon des modalités très diversifiées qui sont donc à l’opposé de la concentration américaine.
Pourtant, la vie étudiante française est intense et se traduit par de nombreuses fêtes, avec plus ou moins de rituels et d’institutionnalisation selon les établissements de rattachement.
Là encore, la liberté d’y participer est beaucoup plus grande en France qu’aux États Unis, où l’appartenance à des associations, des clubs, une faculté, sont incontournables pour trouver sa place dans la société.
Ce modèle de vie étudiante français exclut-il, du coup, la question des agressions sexuelles ? Je ne le pense pas compte tenu des expériences que j’ai pu vivre comme directrice d’une école de management ou responsables de département ou de diplômes. La responsabilité du chef d’établissement se pose d’une autre façon en France, puisqu’il y a en quelque sorte extra-territorialité du crime.
Les enseignements du viol de Jenny
Jenny est bien revenue et m’a donné le nom du garçon. Je lui fais la promesse de le convoquer. Je lui ferai un compte rendu de cet entretien. Je lui demande aussi de me donner des nouvelles après son retour chez elle.
Je convoque l’étudiant anglais, je le reçois avec le directeur des relations internationales de l’école. Nous lui signifions l’objet de l’entretien et notre dégoût devant son geste, ainsi que les risques encourus en cas de plainte. Il ne nie pas, essaie de nous convaincre que Jenny était consentante, mais très vite s’excuse et dit qu’il n’est pas fier de ce qu’il a fait. Il repart libre, mais certainement moins insouciant.
Quels enseignements ai-je tirés de cette histoire ?
Le premier est l’immense périmètre de la responsabilité d’une direction d’école. Je ne parle pas de la responsabilité au sens juridique, mais de la responsabilité morale.
Le fait que l’étudiant ou l’étudiante victime soit inscrit dans une université ou une école justifie-t-il ce lien de responsabilité ? Qu’en est-il si c’est l’étudiant (étudiante ?) agresseur ? Ou faut-il que les deux parties soient inscrites dans le même établissement pour que le problème relève de sa responsabilité ?
Les sujets sont extrêmement nombreux où le directeur (ou la directrice) est interpellé, et se doit d’intervenir, j’en cite quelques-uns pour mémoire : la consommation de l’alcool, des stupéfiants, les incivilités commises dans la ville par les étudiants, les accidents de la vie pendant le cursus …. Mais je souhaite restée centrée sur le viol.
Je me demande si seuls l’expérience et le bon sens suffisent, il faudrait certainement proposer des sensibilisations à ces sujets qui ne sont pas « cœur de métier », mais tellement importants dans la vie au quotidien d’un établissement d’enseignement.
Le deuxième enseignement est l’absence de prise en compte de ces sujets dans les cursus français (même si je suis certaine que des expériences existent de-ci de-là). Entendons-nous : au sens d’en parler, et de sensibiliser l’ensemble des étudiants, et pas seulement les responsables d’association ou certains porteurs de projets à des moments ad hoc.
Pourquoi ce vide ? Plus que de sujets tabous, ce sont des sujets qui relèvent de l’intime et de relations entre adultes, l’institution française a du mal avec le « droit d’ingérence ». L’expérience australienne est très intéressante à ce propos et certainement un exemple de bonnes pratiques à suivre.
Le troisième enseignement est le manque de moyens : le nombre de médecins, d’infirmières, de psychologues est ridiculement bas en regard de la population étudiante. Les choix politiques de faire entrer toujours plus d’étudiants à l’université doivent aussi prendre en compte ce qu’on appelle la « vie étudiante » au sens large du terme, et cette question des agressions sexuelles doivent être évaluées à leur juste mesure.
Nommer les choses pour ne pas ajouter au malheur du monde
Si je reprends mon témoignage : j’ai fait le compte rendu de mon entretien avec l’étudiant à Jenny et je n’ai plus eu de nouvelles de sa part. J’ose espérer qu’elle ne porte pas de stigmates trop graves de son agression.
J’ai réuni les responsables de toutes les associations de l’école pour évoquer le sujet avec eux et il y a eu une excellente écoute. Nous avons envisagé de travailler à une sensibilisation à ces thèmes.
Il n’est pas question pour moi de pointer du doigt toutes les personnes qui sont engagées dans ces prises en charge et qui le font très bien. Il n’est pas non plus question de réduire la vie nocturne étudiante à des épisodes de ce type. Il est évident aussi que si j’ai centré mon récit sur le viol féminin, des jeunes hommes sont aussi victimes d’agression sexuelle.
Mon objectif avec ce témoignage est à l’heure de la mondialisation, de profiter de cette fenêtre inédite que nous ouvrent les USA pour « nommer les choses » afin de ne pas ajouter au malheur du monde.