Pourquoi faire de la recherche-intervention ?
J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises ces derniers temps de témoigner de ma pratique de la recherche-intervention, et je constate qu’il y a une demande forte de la part de nombreux collègues de cette façon de mener des recherches (1).
Pourquoi cela ? Mon hypothèse est que la recherche-intervention (RI) converge depuis quelques années avec les évolutions de la société, des chercheurs, du management et des business models des organisations scientifiques.
Tout cela à la fois ? Il me semble bien que OUI.
Un peu d’histoire pour comprendre le désamour de la RI
La recherche-intervention existe depuis fort longtemps et même avant d’avoir été nommé ainsi. En effet, si on relit les premiers papiers considérés comme relevant des sciences de gestion (on peut citer Fayolle, Taylor, Maslow, Lewin ….), on ne peut que constater qu’elle a été au départ de ce qu’on considère maintenant comme une discipline scientifique installée. Quels sont les attributs de cette installation ? Une communauté de chercheurs, un numéro de section (le 6) à l’Université, un concours d’agrégation, des associations savantes ….
Seulement, comme discipline (encore) jeune (le premier concours d’agrégation la portant sur les fonds baptismaux universitaires date de 1976), comme discipline creuset, elle a longtemps été source d’introspection et de controverses quant à sa scientificité, d’un point de vue épistémologique.
Il a donc fallu, pour se rassurer, trouver deux grands parachutes : le premier a été d’envoyer les premiers enseignants chercheurs en sciences de gestion aux USA, à une époque où tout ce qui était made in America ne pouvait être que bon ! le second a été la mathématisation, l’hypothético -déductif, et la mise en équations (structurelles) de phénomènes pourtant purement humains, et portant donc une grande part d’irrationalité.
La messe était dite ! Les quelques pionniers voulant obstinément promouvoir la recherche-intervention se condamnaient à une forme de marginalisation, sinon même de discrédit. Revendiquer une méthode d’essence française ET une recherche qualitative, ancrée dans la pratique de entreprises, ne pouvait que porter atteinte à la scientificité tant désirée de la discipline gestion.
J’ai mené ma recherche doctorale au début des années 90 (soutenance en 94) au sein de l’ISEOR et je ne peux que témoigner (avec mes collègues de l’époque) de la forme d’ostracisme que nous avions à vivre.
Il est donc extrêmement intéressant et sympathique de voir que la roue tourne et que la recherche-intervention connait maintenant un intérêt qui n’est pas que de la curiosité.
Elle répond maintenant à des grandes attentes.
Rencontre avec l’évolution de la scientificité
Comme l’ont analysé de grands épistémologues, et tout particulièrement Kuhn avec sa notion de « paradigmes », la science est un construit sociétal : ce qui est science est ce qui correspond, à un moment donné, à une conception du cadre de référence d’une communauté de scientifiques. Les phénomènes observés sont explicables avec ce cadre jusqu’à un certain moment, et, la connaissance avançant, ce cadre (ce paradigme) devient invalide et se superpose un nouveau cadre de référence. C’est comme cela que la mécanique quantique s’est installée en lieu et place de la mécanique newtonienne.
En sciences de gestion, nous avons longtemps été soumis à l’obsession de la modélisation, avec la construction de modèles selon des règles hypothético-déductives avec des validations statistiques.
La recherche-intervention propose une autre vision d’une connaissance d’intention scientifique des phénomènes : elle postule de l’inachèvement théorique. Son principe est la variation maîtrisée de l’objet de recherche, c’est-à-dire la conduite du changement dans une organisation pour comprendre comment et pourquoi l’organisation évolue, plus particulièrement dans les interrelations entre personnes, et dans les relations entre personnes et objets de gestion (process, outils, locaux etc …).
Elle interpelle en cela la notion même d’hypothèse : elle inscrit l’hypothèse dans une dynamique de compréhension, sans chercher à vouloir la valider ou l’invalider. Le « corps d’hypothèses » en recherche intervention bouge, évolue, jusqu’à la fin de la recherche. C’est très orthogonal aux critère de la scientificité tels qu’ils ont toujours été vus car issus des sciences dites dures.
En recherche-intervention, ce qui compte c’est le chemin, même si, paradoxalement, il y a obligation de réussite pour l’organisation qui a accepté cette méthodologie, car le chercheur-intervenant doit être capable de tenir ses promesses. Et ces promesses sont contractualisées avec l’organisation au début de la recherche : aller vers une organisation « idéale », en tous les cas meilleurs, où les dysfonctionnements seront moins nombreux, où la performance économique ne chassera pas la performance sociale.
Or, cette vision du « chemin » est de plus en plus celle qui inspire la science et les organisations. Avec la postmodernité, ou l’hypermodernité, on a bien compris que le « grand soir » de la découverte n’était qu’une chimère. Le progrès n’est plus vu comme un Graal, mais comme un équilibre précaire.
En cela la recherche-intervention incarne pleinement une nouvelle vision du geste scientifique dans son acceptation de l’inachèvement théorique.
Rencontre avec les nouvelles compétences en management
Un autre point important sont les compétences que mobilise toute recherche-intervention. Quelles sont-elles ?
- La capacité à conduire le changement en toute responsabilité, c’est-à-dire à dessiner une vision,
- Le talent de mobiliser des équipes diverses et pas toujours partantes,
- L’aptitude à mener des projets de façon abductive, c’est-à-dire à garder une forme d’agilité d’esprit qui évite de prédire le futur avec les éléments du présent mais bien à imaginer l’avenir,
- Le chercheur-intervenant développe aussi ces soft skills si recherchées : la résilience, l’opiniâtreté, l’empathie, la reliance … surtout la réflexivité. Plus que dans tout autre dispositif, conduire une recherche-intervention oblige à faire et à se regarder faire au sens d’exercer son sens critique pour apprendre et apprendre à apprendre en continu.
Rencontre avec la légitimité des organisations scientifiques
De façon plus pragmatique, mais il faut aussi considérer la science en action, la recherche-intervention rencontre le besoin de légitimité de nombre d’organisations scientifiques. On peut le voir de deux façons :
- La première est le financement que peut motiver facilement la recherche-intervention. En effet, répondant à des attentes des entreprises, leur proposant un résultat et des livrables (ce qui n’exclut pas l’objectif de production de connaissances), elle est légitime aux demandes de financement. Elle est crédible dans le sens où il y aura un ROI.
- La seconde façon est la légitimité qu’elle apporte à des organisations qui se voient de plus en plus comme des acteurs « en société ». La recherche-intervention est éligible à la mesure d’impact sur la société, elle permet de faire « bouger les lignes » de façon lisibles pour les parties prenantes, ce qui est source d’une attente forte des laboratoires de recherche de l’Université, des Grandes Ecoles. J’ajoute que si cela va plus ou moins de soi dans les sciences de la vie ou les sciences dites dures, est plus difficiles avec les sciences comme la gestion qui évoluent dans l’immatériel.
Les chercheurs -intervenants sont définitivement des talents. La preuve en est que de très nombreux docteurs passés par cette voie sont considérés comme des potentiels à forte valeur ajoutée par les entreprises.
Rencontre avec un monde gorgé de fake news
Dernière rencontre d’importance, la recherche-intervention introduit dans les organisations où elle est pratiquée des réflexes de réflexivité. Dans sa pratique quotidienne, elle oblige les acteurs des entreprises à se positionner différemment vis-à-vis des phénomènes qu’ils vivent ou qu’ils observent. Ils ne deviennent pas tous chercheurs mais adoptent des capacités de décryptage que ne leur donne pas d’autres méthodes ou le chercheur est « en dehors » de l’organisation. Etant co-producteurs de la connaissance, ils sont alors mieux à même de distinguer ce qui est du domaine de l’opinion et de prendre le nécessaire recul avec les fake news.
J’en arrive à la conclusion d’une démonstration qui va certainement être battue en brèche par nombre de chercheurs. Cette réflexion relève de l’affirmation et de la conviction amis elle est nourrie par 20 ans d’enseignements d’épistémologie en master recherche et école doctorale, de mon expérience de chercheuse et de directrice de recherches doctorales en recherche-intervention.
« Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie » disait Kurt Lewin. Il n’y a rien de plus inspirant qu’une recherche-intervention. Son seul défaut est d’entrer difficilement dans les canons de la publication « main stream » mais là encore, les lignes bougent, et ces mouvements viennent d’outre-Atlantique, le pays du « publish or perish ».
Les planètes s’alignent pour les chercheurs qui souhaitent être des intervenants !
(1) je signale l’excellent stage organisée par la FNEGE et animé par mon collègue Laurent Cappelletti Professeur au CNAM, qui témoigne de cet intérêt.