Cracking the management code

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Previews de la rentrée universitaire française vue des USA

La plus forte tendance de la rentrée, même si elle n’est pas la plus visible et la plus affichée, est celle de la rotation de la matrice des diplômes vis-à-vis de l’emploi.  Les études ne préparent plus aux métiers pour lesquels elles avaient été conçues.  Elles ont longtemps été des « filières » préparant à un diplôme qui permettait de déboucher sur un emploi. C’est encore le cas en France, du moins tel que cela apparaît dans les discours des établissements d’enseignements.

Tournez manège ! Inventer de nouvelles formations d’urgence

En vérité, toute cette mécanique bien huilée depuis des décennies, très «vingtième siècle », est complètement bousculée par la mondialisation de l’enseignement supérieur et l’émergence de nouveaux métiers.
Les nouveaux métiers sont là, déjà avec le raz de marée de la digitalisation, mais ils ne disent pas leur nom (qu’ils ne connaissent d’ailleurs toujours pas) et n’entrent dans aucune nomenclature établie. Pour les pratiquer, il faut des compétences inédites que bricolent les entreprises et les étudiants avec l’aide d’enseignants soucieux de faire avancer les sujets, mais ce mouvement encore timide est en début de chantier. On constate aussi que, sous l’alibi de l’innovation, on retombe rapidement dans des cursus fermés qui reproduisent les vieilles habitudes du passé, sous la pression du « prêt à l’emploi ». Mais ce ne sont plus des diplômés « prêts à l’emploi » que veut le marché du travail. Il attend des personnes en capacité d’apprentissage et d’innovation.
Comment s’opère cette rotation de la matrice des diplômes ? Aujourd’hui, des politiciens grandissent dans des écoles de management, des créatifs viennent de sciences po, des entrepreneurs sortent d’écoles d’ingénieurs, des experts marketing ont fait des études de maths ou d’informatique …

Ce n’est plus tendance d’être diplômé

Des  chiffres récents aux USA montrent que la création d’emplois profite plutôt aux non-diplômés, depuis 4 ans. Ils obtiennent des postes peu qualifiés, parmi les métiers de la relation client, essentiellement dans le tourisme, la restauration, l’hôtellerie … Encore plus fort, les entreprises américaines observent que ces non-diplômés peuvent déployer de grandes compétences et garantissent une meilleure stabilité dans leur emploi, car moins encombrés de désirs d’évolution.
Nous voyons arriver en France l’idée que les diplômes peuvent être généralistes (comme l’emblématique Bachelor « Liberal Arts »). Cette capacité à l’interdisciplinarité séduit de plus en plus les étudiants qui ont compris que les compétences techniques ne sont plus complètement le sujet pour leur avenir. On se rend compte que, comme aux USA et pour bien des métiers, le diplôme et les études peuvent être contre-productifs, tant ils formatent les esprits et les compétences, et tant ils peuvent être des usines à générer de la frustration quand le premier emploi est sous-qualifié par rapport au niveau de diplôme.

Aux États-Unis, c’est bien sûr Mr Trump qui a lancé le pavé dans la mare en se présentant comme le « candidat des sans-diplôme » et en valorisant l’évolution professionnelle « sur le tas ». Il faut dire que la mare ne demandait qu’à éclabousser l’ « élite » américaine.
En France, le phénomène est encore très timide pour la bonne raison que le cadre est radicalement différent. En effet, autant les études supérieures sont très chères aux USA, autant en France, elles sont à très faible coût (à l’Université s’entend). Et notre pays chérit le diplôme qui est lié au statut, statut social qui constitue notre cadre culturel majeur.
Mais, si on y regarde de près, il existe bel et bien une mise en cause des élites dans l’interpellation de la légitimité des grandes écoles, qui « coûtent cher à la nation », « préservent la reproduction sociale », et « produisent des grosses têtes inaptes à la vraie vie ».

Changer le business model de l’enseignement supérieur

Toujours outre-atlantique, les démocrates – avec le challenger de Hillary Clinton, Bernie Saunders, – donnent des coups de boutoir dans le « business model » de l’enseignement supérieur. On sait depuis longtemps que la « bulle éducative » que représentent les remboursements des frais de scolarité américains est à haut risque pour l’économie toute entière.
On sait aussi que le ROI (le retour sur investissement) des études supérieures n’est plus à la hauteur des attentes des diplômés et de leurs familles. La campagne présidentielle permet de dire les choses, et il y a maintenant une très forte attente dans le pays sur la question des universités publiques gratuites et des baisses des frais de scolarité en règle générale.
A ce jour, seule la demande de cohortes d’étudiants asiatiques et notamment chinois, qui sont très attachés aux diplômes, camoufle aux yeux de ceux qui veulent se rassurer le caractère inéluctable de cette évolution.
Le modèle du « tout gratuit » à la française, en ce qui concerne l’université, relève du même déni, tant l’effet ciseau se confirme, avec des étudiants qui trouvent inacceptables les conditions dans lesquelles ils étudient, surtout quand ils comparent avec d’autres pays, et la baisse constante des financements publics.
La préoccupation, partout, est de trouver de nouvelles sources de financement sans risquer des hausses tarifaires impopulaires et intenables. Compte tenu de l’état des finances publiques, seules les entreprises peuvent être une source crédible de financement. Mais cela amène à reconsidérer fortement les attendus du métier des enseignants-chercheurs. Dans quelle mesure sont-ils prêts à cette reconfiguration de leurs ancres de carrière ?

La fin du « publish or perish » pour une recherche en co-construction avec les entreprises

Quand on observe ces évolutions, on ne peut que prédire, comme le font régulièrement les conférences dédiées à l’enseignement supérieur international, la remise en cause radicale des business models de l’enseignement supérieur payant.
Il n’est plus sérieusement possible de ne compter que sur les frais de scolarité des étudiants (qui pèsent souvent pour 80 % des budgets des écoles de management en France). Les subventions publiques baissant, c’est vers le monde économique qu’il faut se tourner pour obtenir les subsides manquants. Mais les entreprises attendent un retour sur leurs investissements, et un retour rapide ! Elles cherchent aussi la valeur concurrentielle non substituable de l’enseignement supérieur qui reste la recherche.
On ne peut en déduire qu’une chose : il va falloir abandonner petit à petit une vision de la recherche fondée sur les envies du chercheur et son objectif de publication, pour une recherche opérationnelle, répondant aux attentes des entreprises. Cela n’empêchera pas la publication mais la ré-orientera, et permettra de doter l’enseignement supérieur de moyens financiers compensant les baisses de frais de scolarité.
La section Management Consulting de l’Academy Of Management (association comptant 20 000 chercheurs internationaux en management et disciplines associées) travaille dans cette direction et mène ce qui est bien un combat, tant la démarche, pourtant de bon sens, est à rebours des pratiques des chercheurs. Un groupe trans-thématique s’est constitué et a présenté lors du dernier congrès d’Août 2016 sous l’égide du Pr Denise Rousseau la matrice de ces nouvelles pratiques de chercheurs avec des témoignages sur les thèses de professionnels et les DBA (Doctorate of Business Administration). L’idée que le savoir peut être co-construit avec des « praticiens », que la recherche ne se limite pas à la publication dans des journaux académiques et que le savoir doit être actionnable, fait son chemin.
Cela se passait certes aux USA mais les Français avec l’ISEOR et sa capacité à déployer de la recherche-intervention, étaient force de proposition, avec de nombreux travaux menés aux USA.
Parions que ces sujets seront des Trending Topics de la rentrée 2016 de l’enseignement supérieur en France, comme partout dans le monde. L’importance qu’ils ont pris aux USA préfigurent des mouvements forts.

Parions aussi qu’ils seront encore présents en 2017 tant le changement est structurel !

Baromètre Educpros du moral des personnels du Sup : l’intérêt, c’est ce qu’il ne dit pas !

Ce qui m’intéresse dans le baromètre Educpros, ce ne sont pas les réponses, mais plutôt les non-réponses des enseignants du supérieur, face à quelque chose qui est abondamment présenté comme un immense malaise, et le débat autour des grandes difficultés à évoluer dans un contexte décrit comme mouvant et en changement accéléré. Finalement, c’est ce que cache le baromètre qui est source d’enseignements.

Du clapotis au tsunami

Il y a quelques semaines, Educpros a communiqué les résultats de son baromètre sur le « moral des personnels de l’enseignement supérieur  et de la recherche», avec son cortège d’infographies, d’analyses et de titres impactants. Avec un outil imparable scientifiquement, à savoir le questionnaire en ligne, il est possible d’affirmer que « le moral est au plus bas », que « l’université ne reconnait pas les siens », que les « enseignants ne sont pas assez payés » …

Les conclusions ainsi tirées sont largement acceptables et apparaissent même comme des évidences pour qui évolue dans l’enseignement supérieur. Le contraire aurait paru étonnant, et il est frustrant de ne pas voir émerger ça ou là quelques réponses contre-intuitives ou à contre-courant du consensus autour du malaise ambiant.

Mais, à y regarder de plus près, est-ce bien raisonnable d’extrapoler les réponses de 1564 répondants dont 52 % d’enseignants soit 813 personnes, pour porter la voix des 91 000 enseignants-chercheurs français (chiffre 2013) soit 0,89% de l’effectif total?

En effet, pour qui a suivi quelques cours de base en marketing, on sait que les répondants spontanés à des questionnaires sont ceux qui souhaitent exprimer leur opinion, en majorité les mécontents qui voient ainsi la possibilité de remonter leur plainte ou de se venger de ce qu’ils perçoivent comme un dysfonctionnement ou une injustice. On retrouve aussi, en moindre nombre, les « très contents » qui souhaitent dire tout le bien qu’ils pensent de l’objet d’évaluation, ce qui est, beaucoup plus rare, surtout en France. Je prendrais donc avec beaucoup de précaution les analyses tirées de ce baromètre, et le malaise ou le mécontentement sont, avec un peu de recul, ni validés, ni invalidés par cette enquête, qui, au mieux, n’apporte que des illustrations du sujet. Ne faisons pas de ce qui est objectivement un clapotis, un tsunami.

Ce qui m’intéresse dans le baromètre Educpros, ce ne sont pas les réponses en soi, mais plutôt les non-réponses à quelque chose qui est abondamment présenté comme un immense malaise, pointant les  grandes difficultés à muter dans un contexte décrit comme mouvant et en changement accéléré.
Ce qui m’intéresse, ce sont les 99, 11% de silencieux. Pourquoi ce silence assourdissant ?

Cas n° 1 : Le répondant potentiel n’a pas l’intention de répondre.

Quelles hypothèses possibles pour l’expliquer ?
–  Le thème ne l’interpelle pas et il ne voit pas d’intérêt à s’exprimer, il ne se sent pas concerné, il ne voit pas le problème. J’ai tendance à écarter cette hypothèse quand je regarde d’autres sources d’information et d’opinion, que ce soit les blogs Educpros, les comptes twitter des leaders d’opinion de l’enseignement supérieur, ou encore plus simplement le quotidien d’une université ou d’une grande école.
–  Le commanditaire du questionnaire n’est pas légitime aux yeux du répondant. Il se pose la question de ce qui va être fait de ses réponses. Cela peut aller de l’inutilité complète (« l’enquête va être placée au fond d’un tiroir »), au soupçon (« Est-ce qu’ils ne vont pas manipuler les réponses ? » ou « Au service de quel projet caché sont les résultats ? »). J’ai également tendance à ne pas retenir cette hypothèse car Educpros est un media qui me semble avoir acquis toute légitimité dans l’enseignement supérieur, et la confiance du secteur.
–  Le questionnaire est rebutant, ambigu, long, fastidieux, avec des questions tordues ou difficiles. Le répondant s’y met, et s’arrête en cours de route, en ayant perdu toute motivation. C’est souvent le cas mais il n’apparait pas que le baromètre Educpros était trop malaisé ou trop long. Pour en savoir plus, il faudrait examiner le taux de questionnaires entamés et abandonnés. Ceci dit, une  stimulation sous la forme d’une récompense aiderait peut être à avoir un meilleur taux de réponse ! A tester en 2017 …Une place dans une learning expedition  (petite suggestion) ?
–  Dernière hypothèse de cette catégorie, le questionnaire en ligne a tout simplement mal circulé et n’a pas atteint sa cible. C’est l’explication la plus basique, sachant qu’elle rejoint les précédentes : s’il y avait motivation et confiance, les répondants spontanés auraient joué le jeu de faire circuler l’information selon la pratique maintenant classique du partage sur les réseaux sociaux.
Toutes ces explications sont possibles et les hypothèses restent ouvertes en l’absence d’éléments permettant de les valider ou de les réfuter.
Mais c’est bien l’autre catégorie d’hypothèses qui m’intéresse d’avantage.

Cas n°2 : Avoir l’intention de NE PAS répondre

La nuance peut paraitre faible, mais elle exprime tout autre chose, à savoir, la volonté délibérée de ne pas répondre à ce questionnaire.

Cette hypothèse ouvre d’autres voies qui me semblent intéressantes à explorer car certainement plus explicatives du phénomène étudié. Ce serait dans la partie immergée de l’iceberg qu’on trouverait les éléments d’analyse du moral des enseignants du supérieur (je ne souhaite pas extrapoler au personnel administratif faute de légitimité).
Ne pas répondre à ce baromètre, pourtant occasion de faire entendre leur malaise (qu’une fois de plus, on ne peut pas occulter au vu d’autres sources d’information), pourrait traduire le refus de se faire confisquer la parole. Car l’un des marqueurs les plus puissants de l’ADN des enseignants du supérieur, c’est bien la parole, la voix, le débat, le discours. Confier cette parole à un tiers serait prendre le risque de perdre ce qui est constitutif de leur identité professionnelle. Ce serait se faire confisquer le débat qui est le leur, qui leur appartient, et qu’on voit monter en puissance dans les blogs, les medias gris, les prises de parole dans les grands media …

Pour les enseignants du supérieur, ce n’est pas à un tiers, tout adopté qu’il soit, de mettre leurs discours, leurs opinions en « camemberts », en comptant les « je suis satisfait » ou les « je ne suis pas content de ».

Cette position de ne pas vouloir répondre illustrerait alors une revendication profonde de l’enseignant du supérieur : la liberté. En effet, l’enseignant du supérieur choisit ce métier pour la liberté qu’il donne. Je retiendrai trois types de liberté :

–    La liberté d’action dans le temps de travail : si ce sont de très nombreuses heures dédiées à l’activité, il s’agit en règle général de temps choisi avec des horaires sans contraintes.
–    La liberté de lieu : le travail d’enseignant-chercheur est un travail nomade, colloques, conférences, enseignements l’amènent à se déplacer énormément et la nature de son activité lui permet de travailler dans des lieux divers.
–    La liberté de projets basée sur ses choix personnels : toute la carrière d’un enseignant du supérieur est fondée sur ses propres choix qui peuvent aller alternativement à la recherche, à l’enseignement, aux tâches  administratives, à la mise en disponibilité pour d’autres projets extérieurs.

L’enseignant du sup a une stratégie professionnelle individuelle et n’entend pas se faire dicter ses choix par qui que ce soit, même s’il peut parfois en éprouver un grand vertige. Il crée des alliances au fur et à mesure des années, alliances qui se font et se défont au gré des opportunités ou des orientations choisies. L’enseignement supérieur, dans sa partie enseignante, est un système très faiblement structuré où la trajectoire individuelle est la règle numéro 1. La surabondance de règles, de collèges, de commissions en tout genre et dans tous les domaines en est la preuve. Leur profusion ne permet tout simplement pas de les mener de façon efficace et efficiente, et les amènent à relever davantage du rituel que de la performance. Si ce ne sont pas des trajectoires purement individuelles, ce sont des groupes affinitaires qui avancent avec le maître de mot de « collégialité » en porte-drapeau. Mon premier billet sur Educpros en 2013 portait sur l’impossible réforme de l’université et pointait une structure clanique sous la couche d’une structure administrative, je persiste et signe.

La nature élective de toutes les gouvernances (Présidence d’Université, Direction de composante, Direction de laboratoires, Présidence de jury etc …) illustre cette prégnance du jeu individuel sur le projet commun. On peut d’ailleurs se poser la question d’un bien commun, ou tout simplement d’une cause commune de l’enseignement supérieur, du fait de cet individualisme acté et revendiqué au quotidien. La complexité de la mosaïque du secteur renforce encore le phénomène car sous la dénomination « enseignant du supérieur », se vivent des myriades de métiers qui peuvent être aux antipodes les uns des autres : chercheur devant sa paillasse vs doyen de faculté, physiciens vs théologiens ; universités vs grandes écoles ….

C’est ce taux de non-réponse qui, pour moi, est le plus puissant élément d’explication du malaise actuel. C’est ce que ce baromètre ne dit pas qui est véritablement intéressant. Il nous montre certainement des individus mal dans leur métier, il pointe le désengagement d’une grande majorité silencieuse qui ne croit pas ou plus en une amélioration de la situation et qui subit ou survit en faisant au mieux. Mais surtout, il démontre en creux l’immense difficulté de mener des changements structurants car vécus comme la perte d’une identité profonde basée sur la liberté individuelle.

Nous apprenons aux étudiants à jouer aux échecs alors qu’ils devront s’asseoir à des tables de poker

À ce titre politiquement incorrect, certains opposeront : « Comparer le monde des affaires à l’argent et au mensonge, c’est cliché ». D’autres  considèreront que les écoles préparent déjà les étudiants aux nouvelles règles du management. Je précise donc que ce n’est pas le monde du poker mais le jeu lui-même qui m’intéresse, et son rapport étroit à la marche du monde tel qu’il s’impose à nous. Concernant la seconde objection : permettez-moi d’en douter.
Ces dernières années, l’un des grands principes managériaux a été de développer l’agilité des entreprises. Il s’agit de mener des stratégies avec le moins d’investissements possible, que ce soit en matière de ressources humaines ou en structures. Ce qui permet des infléchissements stratégiques réactifs en fonction du contexte et de l’environnement concurrentiel. Concrètement, ce principe d’agilité a conduit à des organisations internes fondées sur trois piliers :
–    Le développement des « modes projets » avec la mise en place de task forces ad hoc, transcendant les grandes fonctions classiques,
–    Les structures matricielles qui sont le prolongement des groupes projets. La notion de hiérarchie verticale s’estompe au profit de ces nouvelles relations managériales.
–    L’horizontalisation de la relation avec les mails et maintenant les réseaux sociaux internes dans les entreprises. Les mises en relations sont fondées sur une accessibilité quasi-totale, et sur une exigence d’efficacité pour plus de réactivité.

Par ailleurs, ces modes de fonctionnement s’encastrent dans une société de plus en plus individualisante. N’y a-t-il pas un « effet boomerang » de l’agilité ? Mal comprise ou mal appliquée, ne peut-elle pas conduire à l’éclatement de l’entreprise ?

« Le groupe » devient unité de référence en entreprise.

Deux signaux valent d’être examinés avec intérêt. Le premier est le tout nouvel absentéisme des cadres supérieurs. Au-delà des interpellations sur le malaise des cadres, les chiffres montrent que l’absentéisme vient toucher cette population jusque-là préservée du phénomène. Désengagement, désillusion, sentiment d’être mis en doubles contraintes avec le « toujours plus avec toujours moins », le work and dirty, les exigences toujours plus fortes des équipes …. Conduisent à une véritable souffrance psychique (le burnout entre autres), des troubles physiques associés (mal de dos, Troubles Musculo Squelettiques), et une moindre envie de « s’accrocher à tout prix ».
Le second signe est la montée en puissance de groupes qui n’ont rien à voir avec les codes classiques du pouvoir et de la hiérarchie. Prenons l’exemple d’une entreprise confrontée à la radicalisation religieuse. Celle-ci laisse les managers en plein désarroi, car ils ne sont pas équipés pour y faire face. A partir cet exemple extrême, on peut décoder d’autres phénomènes plus classiques et moins spécifiques.

Qui agit dans une entreprise « éclatée »?

Dans l’entreprise éclatée, il faut apprendre à gérer des « tribus ». C’est la théorie du groupthink qui permet de comprendre ce qui attend nos futurs managers.
Une tribu ou un clan présente certaines caractéristiques :

– Une idéologie transcendante, qui peut être la foi religieuse, mais aussi l’idéologie de la technologie ou de la transition numérique, ou une vision de son métier… Cette idéologie ou cette vision transcendante amène le groupe à penser que c’est à l’entreprise de s’adapter et pas le contraire,
– la rationalisation, avec la justification des actions et une forte conformité car ceux qui expriment des opinions divergentes prennent le risque d’être écartés, l’objectif du clan est de se perpétuer, même au détriment de l’entreprise à laquelle il appartient,
– un leader installé hors des lignes hiérarchiques,  suscitant une forte adhésion,
– une action de persuasion pour faire adhérer au groupe ceux qui sont censés être en phase et le renforcer,
– la transformation des opposants en stéréotypes ce qui conduit à ignorer toutes critiques.

Tant que le clan est en phase avec le projet de l’entreprise, tout va bien. Mais s’il se retrouve en divergence, cela peut provoquer des blocages très importants. Les modèles de la motivation, de l’engagement, de l’implication … ne peuvent rien face à une telle situation. Il faut alors travailler avec l’adhésion, la conviction, la négociation, l’habileté … Toutes postures ou méthodes qui ne sont pas particulièrement transmises dans nos formations.

Ne plus enseigner les échecs seulement. Place au poker !

Dans l’entreprise éclatée, les qualités valorisées aux échecs, comme les règles transparentes, l’anticipation, la vision stratégique, la gestion du temps, l’interactivité, la réflexion, et même l’intuition raisonnée … ne suffisent plus. Il faut apprendre à valoriser d’autres compétences qui relèvent d’un autre type de jeu : le poker. De quoi parlons-nous?

– Savoir prendre des risques et voir dans chaque décision un pari face à l’incertitude,
– savoir gérer ses émotions même en cas de situations très risquées ou difficiles,
– savoir lire le jeu adverse, pas seulement dans les ressources supposées mais aussi dans le comportement de l’interlocuteur,
– savoir gérer ses ressources, pas seulement en soi mais également en fonction de celles de l’adversaire,
– savoir garder la « poker face », c’est-à-dire savoir adapter son expression pour rester toujours imprévisible, de façon à déstabiliser les interlocuteurs,
– savoir rester optimiste quelques soient les coups du sort,
– savoir se remettre en question et apprendre de ses erreurs.
Dans l’entreprise éclatée, où tout est mobile et où les tribus se jouent des process et des lignes stratégiques, ce ne sont plus des joueurs d’échecs mais bien des joueurs de poker qui seront aptes à tirer parti de cette nouvelle donne.

De nouvelles transmissions … à intensifier !

Il faut donc avancer dans l’édification de nouvelles compétences avec de nouvelles modalités de transmission.
C’est ce qu’on voit émerger dans les business schools, mais de façon très timide encore !  La transdisciplinarité, la mobilisation des objets connectés, les business games, les challenges entrepreneuriaux, le learning by doing sont des pistes intéressantes… mais sait-on accompagner les futurs managers dans les acquis comportementaux qu’ils en tirent ? Aujourd’hui, il faut travailler avec eux à identifier et mobiliser les compétences non codifiées du joueur de poker, pour les préparer plus et mieux à l’entreprise éclatée.
Chantier en cours … À suivre !

Pas de sélection en master, Episode 2 : L’uberisation des talents

On l’a vu dans l’Episode 1, la volonté de non-sélection en Master est le symptôme d’une croyance très française : le diplôme serait garant à la fois de l’obtention d’un poste de dirigeant et du statut social associé. Mais on oublie que refuser la sélection, c’est balayer du revers de la main le travail d’étudiants investis et d’équipes enseignantes engagées. C’est aussi une bombe à retardement lâchée sur le marché du travail.

Si on lève un peu la tête et que l’enseignement supérieur regarde un peu autour de lui, je lui recommande d’observer de plus près un phénomène qui s’amplifie et qui semble recueillir un large consensus, à en croire les audiences. Je veux parler des émissions de télévision basées sur la sélection à outrance pour repérer le talent. Je peux citer The Voice, la Nouvelle Star dans le domaine de la chanson, Le Meilleur Pâtissier, Le Meilleur Cuisinier pour la partie culinaire, mais il existe aussi aussi Le Meilleur tatoueur… et bien sûr Koh Lantha ou autre compétition physique.
On observe plusieurs choses :
1/ la légitimité de la sélection fondée sur le talent,
2/ la mise en avant de la notion d’effort,
2/ l’acceptation de l’élimination par des experts,
3/ la volonté de réussir des candidats et leur bonne compréhension et gestion de l’échec,
4/ la capacité des jurys à formuler le refus

Je ne suis pas naïve quant à la « mise en récit » de ces émissions, mais c’est le miroir qu’elles tendent qui nous intéresse. Elles ont d’ailleurs fait école dans l’éducation et/ou la formation avec des exemples comme l’Ecole 42 qui donne à des volontaires la chance de démontrer leur talents et d’aller jusqu’au bout de leurs projets.
Les réseaux sociaux ont largement participé à la structuration de ces nouveaux plébiscites qui ont lieu en temps réel, et à l’échelle de la planète. L’Uberisation des talents est en marche. Loin de moi l’idée de promouvoir cette culture de l’élimination de type « spermatozoidique » , mais l’image d’un monde où chacun avance et fonce, sachant qu’il n’y aura qu’un heureux élu, ne semble pas complètement déconnectée de ce que nous vivons.

Les effets secondaires de la « non sélection »

Ne pas sélectionner pour emmener de plus en plus d’étudiants au Master 2 est un leurre. Un leurre qui, comme tout leurre, ne pourra engendrer à moyen terme que rage et frustration.
Comme je l’avais écrit dans le post J’ai fait un rêve : Un monde où chacun avait un Bac + 5, nous préparons une bombe à retardement sur le marché du travail, qui devra trouver d’autres moyens pour distinguer les véritables potentiels. On en connait déjà certains : la marque de l’établissement, avec une prime certaine aux Ecoles ; des formations intra entreprises, des méthodes de recrutement de plus en plus élaborées pour valider ce que ne sait plus dire le diplôme.
A terme, il faut s’attendre à la déqualification complète de ce diplôme à bac +5, qui a déjà pris beaucoup de plomb dans l’aile quand on regarde l’évolution sur le long terme des salaires des jeunes diplômés de Master ou leur statut dans l’emploi.

La négation de la différence de chaque personne

Si on regarde un peu autour de nous, on voit des mouvements intéressants se mettre en place, l’essor de l’entrepreneuriat en est un, ou encore le mouvement américain d’abandon des études …. L’insertion sur le marché du travail bien avant le bac + 5 en Allemagne en est un autre, comme la promotion de la formation tout au long de la vie dans les pays nordiques.
En voulant emmener tout le monde à bac +5, on dévalorise un diplôme, on promeut des filières à deux vitesses, on nie l’exigence, et finalement on est dans l’irrespect des étudiants à qui on promet que demain « on diplôme gratis ».
En voulant mettre sur un pied d’égalité tous les étudiants, en leur faisant croire que le diplôme est l’ersatz de la compétence et une garantie de réussite, on nie tout ce qu’il y a de singulier et de talents distinctif dans chaque personne.
On renforce donc encore le dogme d’une hiérarchie sociétale fondée sur le statut, statut qu’est sensé attester le diplôme. Nos étudiants valent mieux que cette cavalerie sans fin.

Pas de sélection en master, Episode 1 : La diplômite aigüe

Quand j’étais enfant, je regardais le dimanche après-midi la fameuse émission de Jacques Martin : l’Ecole des fans dans laquelle tous les petits candidats avaient la note 10 quel que soit le niveau de leur prestation ! J’ai l’impression que l’Université a pour vocation de devenir une gigantesque Ecole des fans où les experts n’auront plus que la  petite pancarte du « Oui au passage » à leur disposition lors des jurys.
C’est oublier qu’AVANT d’arriver sur le plateau, les charmants bambins avaient été repérés pour leur bouille, leurs réparties, leur « talent » …. Et avaient fait l’objet d’une sélection, pour garantir la qualité du spectacle.

Une maladie bien  française

La volonté de non-sélection en Master n’est qu’une poussée de fièvre et le symptôme d’une maladie endémique et grave dont souffre la France depuis des décennies : la « diplômite aigüe ».
A lire ou à entendre les débats, on a le sentiment d’assister aux échanges des médecins de Molière qui, rappelons-nous, développaient doctement des analyses et des diagnostics sans aucun lien avec les causes profondes du mal.
Si nous tendons l’oreille, qu’entendons-nous ? :
–    Des débats sans fin sur le moment idoine de la sélection : en L3 ou en M1 ?
–    Des contorsions sémantiques entre « orientation active » et « sélection »
–    Le rôle des moyens dans l’affaire : sont-ils une cause ou une fin ?
Il me semble intéressant de revenir à la racine du mal : la France souffre de diplômite aigüe depuis des siècles et, pour qui voyage, est un des rares pays à être aussi gravement atteint.
La diplômite, c’est la profonde croyance que le diplôme donne le statut sociétal et procure un emploi cadre ou dirigeant, sachant que l’emploi cadre ou dirigeant donne le statut sociétal …
En conduisant tous les étudiants licenciés au Master, on pense conduire un changement de société, mais de facto, on développe un effet paradoxal, car remettre en cause la sélection, c’est, au fond, valoriser encore plus le diplôme et le statut qui est attendu avec, tout ceci au nom de l’égalité des chances et de la promotion des talents.
Le paradoxe est profond et la guérison ne semble pas envisageable sans poser le diagnostic.

Les symptômes de la diplômite

Tout d’abord, quels sont les symptômes de la diplômite ?
Il existe deux symptômes principaux : l’irrespect et la myopie. Développons un peu :

L’irrespect :

Refuser la sélection, c’est ne pas vouloir respecter :
–    Les équipes enseignantes et administratives qui travaillent à la qualité et la réussite de ces cursus dans des conditions déjà souvent de rareté de moyens (voir le hashtag #GorafiESR sur Twitter),
–    Les étudiants qui ont travaillé pendant trois années pour réussir à entrer dans le meilleur Master possible,
–    Le marché du travail qui verra rapidement se déliter le contrat de confiance passé avec l’Université avec la démonétisation des Masters,
–    Tous les étudiants qui croiront à ce scénario et s’engouffreront dans des études où ils ne trouveront pas le service attendu.

La myopie :

Refuser la sélection, c’est ne pas voir plus loin que les quatre bords du parchemin, dans une version plate comme la feuille de papier. Il est bon de rappeler qu’un diplôme ce sont des années de travail, d’enseignements reconnus et consolidés, de dialogue avec les entreprises pour répondre au mieux à leurs attentes, de liens avec la recherche, de promotions qui se sont succédées dans un souci de qualité et d’exigence, des diplômés qui ont évolué avec succès sur le marché du travail, des locaux et des outils pédagogiques à jour, des équipes administratives engagées dans le suivi du cursus et des étudiants …
Tout ceci se fait sur du temps long, avec engagement, obstination, vision stratégique et réajustements quasi quotidiens.
Le diplôme n’est que le condensé de toutes ces actions. Et mettre en danger cette énergie en démotivant, en diminuant les moyens, en ne regardant plus le talent et le potentiel, c’est peu à peu réduire le diplôme à une feuille de papier.
Il faut être myope pour ne pas le voir.

La cause profonde de la diplômite

Il faut chercher les racines de la diplômite dans le rapport que les Français entretiennent avec le statut. La  France (Nous revenons à La logique de l’honneur d’Iribarne que j’ai déjà évoqué dans le post : Service client : comprendre le blocage français ) dans une logique de classe et de statut social. Or ce statut social, depuis la fin officielle des classes avec la révolution de 1789, est en lien avec le métier et le diplôme. D’ailleurs, la France continue à préférer les nobles aux riches bourgeois, elle exècre d’ailleurs les « nouveaux riches ».
Aller à Bac +5, c’est avoir le master 2, graal actuel (pour combien de temps ?) dans la pyramide des diplômes, et donc un statut, et dont un emploi. C’est renforcer encore et encore le rôle du statut et le poids de sa hiérarchie dans la société, CQFD.

Dessine-moi un manager intelligent ! So what ?

Si on regarde, même de façon rapide, les « mission statements » des business schools à travers le monde, leur projet est souvent de former des managers « intelligents ».

Mais qu’est-ce que l’intelligence managériale ? L’intelligence est cette capacité à repérer dans notre environnement ce qui constituera l’ensemble des informations à prendre en compte pour avoir un comportement adapté, ou mieux, proactif, c’est-à-dire anticipateur des futurs événements.
L’intelligence s’évalue aussi dans la capacité à identifier les informations. Car l’environnement est vide d’informations en soi, beaucoup de signes n’apparaissent comme pertinents qu’avec un certain degré d’expertise.
Dans la vie professionnelle, l’objectif est d’adopter des comportements adéquats à l’environnement avec pour but d’effectuer des choix, de prendre des décisions, d’établir des relations avec les autres, de mener un projet, d’animer une équipe, le tout avec efficacité et efficience. Cet ensemble complexe construit la performance. S’y ajoute la capacité à comprendre les enjeux, à saisir les opportunités, à repérer et interpréter les signaux faibles, et à capitaliser pour être dans une logique d’apprentissage. Nous sommes alors dans l’intelligence managériale.

Pour décrire les degrés d’intelligence, on peut avoir recours à l’image de cercles concentriques. Au centre : l’individu. Le premier cercle se limite à la personne elle-même et décrit un manager autocentré, seulement préoccupé par lui-même et ses propres actions. Chaque cercle successif décrit ensuite, en s’élargissant, la capacité à prendre en compte un environnement plus riche et plus complexe, incluant des éléments de plus en plus nombreux .

Proposition d’une typologie de l’intelligence managériale

Je propose cinq degrés de l’intelligence managériale. Ils vont du degré zéro ou le manager n’est dotée d’aucune intelligence de son environnement, jusqu’au degré quatre où se retrouvent des personnes ouvertes sur le monde et en grande capacité d’évolution et d’anticipation.

Je résume l’ensemble dans le tableau suivant (cliquez pour agrandir)

manager intelligentJe retiens six domaines à analyser grâce à cette échelle de l’intelligence managériale :

Le positionnement : définir ses missions. Pour qui je travaille ? Quel impact ont mes actions ? Comment je me situe dans l’organisation ?
Le projet : penser ses fonctions en termes de résultats et de projets. Pourquoi je travaille ? Qu’attend-on de moi ? Quelle est ma contribution à l’entreprise ?
L’adaptation : dans un monde professionnel en mutation continue, quelle est l’attitude vis-à-vis du changement ? Passivité ? Lutte ? Refus ? Enthousiasme ?
L’horizon : se projeter dans le temps, est-ce au jour le jour ? La semaine ? Le cycle d’activité de l’entreprise ? Au-delà ?
Le décryptage : repérer des signaux faibles dans l’environnement et anticiper les besoins. Quelle ouverture aux autres ? Quelle capacité à interpréter leurs messages et gérer les interactions ?
–  L’apprentissage : c’est le désapprentissage et le réapprentissage. Quels bilans ? Quels acquis ? Quelles erreurs à ne pas reproduire ?

Les archétypes du manager : du manager nuisible au manager intelligent

1. Le degré zéro sur tous les critères décrit un manager nuisible
C’est un manager qui gère par à-coups, aux décisions imprévisibles, qui n’hésite pas à faire des retours en arrière. Un manager qui déboussole, déstabilise, dont on craint les sautes d’humeur et les changements de cap. Ce type de managers existe, nous l’avons tous rencontré, et nous ne souhaitons pas en avoir parmi les alumni de nos business schools.

2. Le degré 1 dans tous les critères définit un manager autocentré
Le manager auto-centré ne vit que pour son intérêt propre, son horizon est sa promotion. Il évite les réunions d’équipe qui lui semblent inutiles ou à risques. Il est aussi obsédé par la loyauté de ses collaborateurs et ne recrute que des gens qui lui ressemblent.

3. Un manager professionnel a 2 dans tous les critères
Le manager pro connait bien l’activité de l’entreprise, il est expert dans son champ de compétences techniques mais il gère en mode routine. Même s’il n’est pas réfractaire au changement, il ne le recherche pas.

4. Avec 3 dans tous les critères, il s’agit d’un manager acteur
Le manager acteur anime les équipes, connait bien l’activité de l’entreprise dans son environnement. Il sait gérer le changement et propose volontiers des plans d’actions pour l’accompagner.

5. Le manager intelligent tel que nous l’appelons de nos vœux dans les business schools a 4 à tous les critères.
Ce manager intelligent a une vision pour l’entreprise. Il est capable d’une analyse prospective et d’innovation. Il est pilote du changement. Il sait exercer  une capacité de veille. Il anime et fédère les équipes. Il est en capacité d’apprendre et de transmettre.
En substance, on pourrait comparer le manager « intelligent » dans tous les domaines à un conducteur intelligent : il ne se contente pas de savoir manipuler une voiture, mais il tient compte de l’environnement physique, de la configuration de la route, de la qualité du revêtement  et de la météo !

La réalité est bien sûr beaucoup plus complexe, et les managers ont des profils beaucoup plus nuancés avec des pôles où ils sont plus performants et d’autres où ils ont des marges de progrès.
Quoiqu’il en soit, il est toujours utile de pouvoir définir et évaluer ce qui peut rester une conception « valise », de celles où l’on met ce que l’on souhaite comprendre, notamment pour aller vers des critères partagés, entre Business Schools et entreprise.

 

Former à l’éthique : le pari pascalien du XXIème siècle

Former des managers éthiques ? Ce beau projet, à y réfléchir, peut ressembler à un pari pascalien ! En effet, si l’on peut être garant de l’intention et de la qualité des formations à l’éthique, il est beaucoup plus difficile d’être affirmatif quant au résultat. L’intervention de Laurent Spanghero à l’EM Strasbourg laisse entrevoir une piste à suivre : laisser la parole à ceux qui ont expérimenté les désastreuses conséquences d’un management contraire à l’éthique. 

Comment former des managers éthiques ? Y croire avant tout !

Comment évaluer l’impact de tels projets pédagogiques ? Pour cela, il faudrait pouvoir mesurer, quelques années après la formation, la qualité éthique des comportements de managers en situation, et pouvoir attribuer à la formation prodiguée ce différentiel éthique, le cas échéant. Un comportement éthique de nos alumni serait alors la résultante des enseignements prodigués en la matière durant leur scolarité, à condition d’avoir un groupe de contrôle qui n’aurait pas bénéficié de telles formations (avec le problème éthique de couper des étudiants de tels enseignements). En l’absence de certitude, on se lance dans un pari pascalien : on y croit et on parie sur le meilleur.
Citons Pascal quand il parle de croire en la religion : « S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la Religion ; car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur la mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout car rien n’est certain ; et qu’il y a plus de certitude à la Religion, que non pas que nous voyions le jour de demain.  Car il n’est pas certain que nous voyions le jour de demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la Religion. Il n’est pas certain qu’elle soit, mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ? Or, quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison[…] »  Une démonstration qui pourrait se traduire de façon plus triviale en ce qui concerne l’éthique : « Si  on n’est pas sûr qu’une bonne couche d’éthique fasse du bien, on est sûr ça ne peut pas faire de mal ! ». Il y a donc tout à gagner à l’enseigner.

Comment motiver des comportements managériaux éthiques ?

En la matière, la théorie telle que peuvent la prodiguer des cours classiques est nécessaire mais combien insuffisante. Et c’est bien le passage à l’acte qui nous intéresse. L’intention de « manager éthique » ne suffit pas. Comme en amour, il faut des preuves ! A savoir passer d’une attitude : « j’ai l’intention de », au comportement : « je fais ». Comme pour beaucoup des compétences douces (soft skills), une fois les quelques principes premiers transmis et acquis, il faut « donner envie ». Ce n’est pas la peur du gendarme ou de la sanction qui fait avancer la cause d’un management éthique, mais bien une motivation profonde.
C’est là où l’expérience « vicariante », c’est-à-dire l’expérience transmise par les autres, trouve toute sa place, et que le professeur, aussi expert soit-il, doit s’effacer devant le témoignage. C’est ce que j’ai vécu il y a quelques jours. Je viens de recevoir une belle leçon d’éthique, d’éthique et d’humanité ! C’est Monsieur Laurent Spanghero qui me l’a donnée, et avec moi à plus de 200 étudiants de l’EM Strasbourg lors de la journée de l’éthique 2015.

Une leçon magistrale d’éthique par Laurent Spanghero

Laurent Spanghero est né à Bram le 12 juin 1939, il est fils d’immigrés italiens et l’ainé de huit enfants. Il est un joueur de rugby à XV au RC Narbonne comme ces cinq frères dont deux évoluent au plus haut niveau. Il est cofondateur avec son frère Claude de l’entreprise « A la table de Spanghero» spécialisée dans les produits à base de viande, notamment pour la préparation du cassoulet, et basée à Calstelnaudary. En 2013, l’entreprise est au cœur d’un important scandale alimentaire, les produits qu’elle vend comme à base de viande bœuf contiennent en réalité de la viande cheval. Le nom de Spanghero est alors associé à des pratiques frauduleuses alors que l’entreprise avait été cédée par la famille en 2008 (avec l’utilisation du nom). Le 5 juillet 2013, Laurent Spanghero reprend l’entreprise, rebaptisée La Lauragaise, afin de sauver les emplois et de « laver le nom de la famille ». La Lauragaise a été reprise en 2014 et Laurent Spanghero se lance dans l’aventure de Nutrimat, dont le métier est la production de pâtes appétentes et contenant des protéines végétales pour la population des grands seniors, trop souvent dénutris.

« Il y a toujours un problème d’argent derrière les comportements non-éthiques»

C’est le cas dans la crise de la vache folle qui est véritablement médiatisée en 1996 alors que de nombreuses personnes étaient au courant en Angleterre depuis 1986. Mais personne n’a vraiment lancé l’alerte car trop de marchés et de profits étaient en jeu. Il aura fallu les premiers morts et une pandémie animale dramatique pour que les pouvoirs publics réagissent. C’est le cas aussi dans le cas du scandale à la viande de cheval, où le but était d’exploiter une viande bien moins chère que celle du bœuf afin d’augmenter les profits.

« Le manque d’éthique a un coût incommensurable»

Il y a avant tout le coût humain puisque dans le cas de la vache folle, 200 personnes sont mortes de maladie de Creutzfeldt-Jakob, par ingestion du prion contenu par la viande (et des milliers sont peut-être à venir compte tenu du temps d’incubation de cette maladie). Il y a aussi le coût de la perte des emplois comme dans le cas de l’entreprise Spanghero où plusieurs centaines de personnes se sont retrouvées licenciées.
Il y a enfin le coût réputationnel : « Mon nom et celui de ma famille a été sali » nous confie Laurent Spanghero. Il extrêmement difficile de se relever de ce type de situation car les associations négatives entre un nom ou une marque, et un scandale continuent bien au-delà des réparations ou de la réalité des actions. On n’arrête pas la rumeur.

« La justice et les institutions politiques sont trop impuissantes »

Si on pense l’éthique uniquement de façon réactive, par peur de la sanction ou d’une condamnation en justice, il y a toutes les chances que ce ne soit pas pérenne ou ancré dans les comportements. Compte tenu des faibles interventions de la justice ou du politique en la matière, les dérives sont faciles et peuvent rester impunies pendant des années. Ainsi, les prévenus pour la crise de la vache folle ou pour le scandale de la viande de cheval, n’ont pas été condamnés. L’éthique doit être fondée sur des motivations intrinsèques pour résister à toutes les dérives possibles dans un contexte d’injonction au développement et d’hyperconcurrence.

« Regarder les choses globalement : l’alimentation est une cause écologique »

Penser éthique, c’est penser large, sans se limiter à un périmètre d’entreprise, de secteur d’activité, de filière, ou à un territoire donné. C’est ainsi que penser l’éthique alimentaire, c’est s’inscrire dans une réflexion écologique globale. La production de viande coûte très chère à la planète (pour produire un kilo de poulet, il faut 1,2 kilos de céréales, pour un kilo de porc, c’est 4,7, pour un kilo de bœuf c’est 10 kilos de céréales). Si dans les pays développés, une prise de conscience a eu lieu et que la consommation de viande a tendance à stagner ces dernières années, elle monte en flèche dans les pays émergents, comme la Chine, car manger de la viande est un signe de richesse . L’éthique alimentaire doit tenir compte de ces grands mouvements démographiques et économiques, tout en respectant les exigences écologiques. C’est de cette vision inclusive qu’est né l’Institut d’Ethique Alimentaire à Strasbourg, pour éclairer les consciences de ces sujets complexes et encore peu connus.

« Une seule personne a décidé de mettre l’éthique avant l’argent, mais les autres se sont tues. ».

Cette question de l’Omerta dans les entreprises est lancinante, alors que tous ou beaucoup savent, personne ne lance l’alerte. Pourquoi ? Par peur ? Par résignation ? Par refus de dénoncer ? Les raisons sont complexes mais que ce soit la grande tricherie de Volkswagen, la fraude des implants mammaires PIP, ou la viande de cheval chez Spanghero, beaucoup de salariés étaient au courant et ont choisi de se taire. Laurent Spanghero raconte comment le directeur de production, boucher de son métier avait compris que la viande qu’il désossait n’était pas du bœuf, sans bien savoir ce que c’était. Il n’a pas su dénoncer le trafic et est mort trois semaines après sa découverte d’une crise cardiaque. D’autres ont accepté de modifier les factures ou encore de changer les codes des étiquettes lors de la réception de la marchandise.

«Il fallait agir !  Éthiquement, je ne pouvais pas ne rien faire !»

L’éthique, c’est aussi la résilience et la capacité à se battre. Laurent Spanghero, à 74 ans, a décidé de se reprendre une « entreprise assassinée », plus de clients, plus de fournisseurs, plus de réputation … « Je ne pouvais pas ne rien faire ». Il a mis tout son temps et son argent personnel pour rebâtir une entreprise et sauver une centaine d’emplois, qui sont autant de personnes et de familles. Il explique comment il a dû se battre pour faire repartir une entreprise en état de mort cérébrale : « J’ai appelé tous les grands patrons d’enseigne de la grande distribution et je leur ai dit : les gars, j’ai besoin de vous ! », et certains ont répondu présents.

 « L’éthique peut être source d’innovation. »

Si Laurent Spanghero a su réagir et a sauvé en partie l’entreprise en recréant La Lauragaise, sur son énergie, ses relations et ses fonds personnels, il a aussi décidé de faire avancer la cause de l’éthique alimentaire. Il a choisi de lancer à 77 ans une nouvelle entreprise Nutrimat qui a pour vocation de produire et commercialiser des pâtes alimentaires de bonne qualité et enrichies de protéines végétales, car à destination du marché des seniors, population extrêmement dénutrie. C’est une première expérience dans un marché extrêmement prometteur mais également fondée sur une réflexion éthique globale. Un regard éthique n’est pas forcément un regard de sanction, il peut être source d’innovation et de créativité.

« Se comporter correctement »

C’est la synthèse de monsieur Laurent Spanghero : « Toute ma vie, j’ai cherché à me comporter correctement », dans le sport en étant avec ses frères au plus haut niveau de compétition en Rugby à une époque où il s’agissait encore d’un sport amateur ; dans la vie professionnelle, mais aussi dans le respect des autres au quotidien. Il évoque ainsi la souffrance animale lors de l’abattage et souligne la seule méthode qui exclut l’anesthésie : le « sagatage » obligatoire dans le cas de viande halal ou casher. Interpellé sur le sujet, il rappelle être profondément respectueux des religions juive et musulmane tout en ne pouvant que constater les effets néfastes de ces rites d’abattage. Son enfance de fils d’immigré dans une relative pauvreté, sa carrière de sportif, ses croyances religieuses semblent autant de piliers de son comportement professionnel, puisque nous n’avons abordé que cette partie de sa vie.
Ce témoignage nous a en effet montré que l’éthique ne se limite pas à ne pas nuire à autrui, mais bien de considérer que chacun est responsable d’autrui. L’éthique doit être première dans toute organisation humaine en se fondant sur le souci de l’autre, car « on est une personne que si l’on est regardé comme une personne ». C’est ce qui distingue l’homme de l’animal comme nous l’a rappelé le philosophe Yann matin dans un autre forum de la journée de l’éthique à l’EM Strasbourg. La première vertu éthique est la bienveillance. C’est cette bienveillance que nous avons perçue dans le témoignage de Laurent Spanghero.

Une magnifique leçon d’énergie et de justesse, qui a soulevé l’enthousiasme des étudiants, et qui résonnera certainement longtemps dans leurs cœurs, quand les échos des enseignements se seront éteints.

Les attentats de Paris : nous sommes face à nos responsabilités d’éducateur !

Face à mes responsabilités de femme, de chercheuse, de professeur !
En tant que femme, mère et chercheuse, on me demande ce que m’inspirent ces évènements. Évidemment, il n’est pas question pour moi de livrer une quelconque analyse politique. Juste essayer de comprendre ce qui est à l’œuvre dans ces moments et surtout, essayer de prendre un peu de recul pour continuer tout simplement à avancer et à vivre.
Nous devons aux victimes cette réflexion sur les enseignements à tirer d’un tel drame.

Résister !
L’objectif des terroristes est le chaos, le chaos et la peur. La plus belle réponse est de continuer à vivre, à travailler, à avancer, en un mot nous devons résister.
Il nous faut enseigner que l’interpellation et le lancement d’alerte ne sont pas optionnels et que, malgré les résistances, les peurs, les raisons de ne pas faire, il faut avoir le courage de rester debout et de dire les choses avant que la crise atteigne son paroxysme … et qu’il soit trop tard. Le silence, l’omerta sont la pire des choses dans une communauté humaine.

Être modeste face à la « gestion des risques »
Notre société dite « moderne » a pour credo le « zéro » : zéro défaut, zéro stock, zéro erreur, zéro risque ! C’est une vaste mascarade, ça n’existe pas malgré tous les discours que l’on peut entendre en médecine, en politique, et surtout en management !
Plus que la « gestion des risques » que nous nous obstinons à enseigner, il faut revenir à des fondamentaux sur la fragilité humaine et le rôle de la prise de décision. Or, faire des choix est apprentissage au jour le jour souvent douloureux et toujours fragile.
Il faut apprendre ou réapprendre que face à chaque décision, personnelle ou professionnelle, il n’y a que nous, en tant que personne avec nos doutes. Derrière tout process, tout dispositif, toute théorie, il n’y a que des êtres humains, pas des « systèmes » comme on aime souvent l’invoquer. Ce fut le cas pour la crise des subprimes, c’est aussi le cas dans la crise que vit Volkswagen. Les attentats de Paris qui nous attaquent dans notre chair, ont la vertu de nous le rappeler avec cruauté.

Se dire que la vulnérabilité est une force
Nos modes de management privilégient la force, l’engagement, la compétition, l’ostentation … des « valeurs » qui ne conduisent qu’à l’affrontement, aux rapports de force, au bras de fer. Nous n’avons à la bouche que le leadership, la réussite, la performance financière, la conquête, le dépassement de soi … et nous les vendons toujours et encore à nos étudiants dans une surenchère inquiétante.
Ces attentats pointent notre vulnérabilité et dénoncent nos prétentions.
Ils nous obligent à regarder autrement le monde du management, car la vulnérabilité n’est pas un aveu de faiblesse ! Nous pouvons en faire une force ! C’est en changeant la hiérarchie des valeurs de façon structurante que nous amènerons le monde des entreprises, et le monde plus largement, à changer.
Les femmes ont un rôle important à jouer dans ces mutations et je suis une fois de plus frappée par leur absence dans les milieux dit d’ « experts ». La guerre, les attentats, les crises sont encore trop des affaires d’hommes ! C’est aussi le cas de toutes les sphères de pouvoir politique et économique. Aider nos étudiants à changer leur vision de la réussite fait partie de notre engagement de professeurs, de chercheurs, d’éducateurs.

Reconstruire nos hiérarchies
La vie au travail est souvent vue comme un lieu de concurrence, où tous les moyens sont permis pour faire trébucher les autres, où la réussite personnelle s’opère au prix de la réussite collective. Vivre ou être témoin de tels drames est certainement l’occasion de se dire qu’on peut travailler autrement, et que le projet commun peut être une belle aventure, en mettant de côté tout ce qui pollue le quotidien.
Il est très urgent de faire un exercice d’introspection et d’en profiter pour atténuer ce que nous pensons être des drames et qui, à la lumière de ces évènements, ne sont en réalité que de petits tracas, bien faciles à effacer.
Prendre des moments régulièrement pour réfléchir à qui nous sommes, qui nous voulons être profondément, l’accord entre nos valeurs et celles de ceux avec qui nous travaillons, savoir aller vers l’autre sont des exercices salutaires qu’il faudrait instituer dans nos écoles.

Exercer la faculté à prendre du recul
Dans ces moments de crise, nous sommes en perfusion avec l’information qui dégringole de partout : tweeter, facebook, télévision, sites web, radio … c’est une cacophonie d’émotions et d’informations, de témoignages et d’expertises, de vraies et de fausses questions ! La machine médiatique est en marche. La nuance et la précaution ne font pas partie de sa grammaire.
C’est là qu’il faut exercer notre droit au recul et essayer de mettre les évènements en perspective. Ces évènements nous submergent mais ils existent ailleurs, à Beyrouth ou à Bagdad. Paris en a connu des semblables il y a trente ans. L’histoire bégaie, ne l’oublions pas. Une fois la vague d’émotion passée, comment tirer des enseignements de ces drames pour avancer et surtout, ne pas recommencer ?
Pratiquer cette distance critique est un exercice difficile et nous avons la chance de pouvoir transmettre ce savoir-faire car il est au cœur de notre métier de chercheur. Il faut apprendre à démêler le ressenti de l’explication. Il faut sortir de la subjectivité pour aller vers l’objectivité. Mais la grande difficulté est d’accepter que le changement ne se construit pas en niant cette subjectivité, cette émotion, ce ressenti. C’est un travail qui exige respect des personnes et lucidité. C’est là tout le fond de la responsabilité managériale.

Apprendre de la crise
Les heures passent, la vie reprend son cours, et l’oubli fait son œuvre, ce qui est aussi constitutif de notre humanité. Si oublier au quotidien est un processus normal, il est interdit d’être dans le déni. Il n’y a pas de baguette magique qui efface les tragédies qui nous frappent. Il va falloir trouver des justes milieux, souvent par tâtonnements, souvent par essai-erreur.
Ainsi, il n’est pas simple de partager l’émotion sans dramatiser, il n’est pas évident de se protéger et rester vigilant sans entrer dans la psychose. Ce dosage est au cœur du management tel que nous devrions l’enseigner, il est à la fois sa grandeur et son ingratitude. Il faut tenir bon dans la nuance, et résister aux outils et aux méthodes « tout faits » si faciles à enseigner.

Ne pas chercher de bouc émissaire
Dans les moments de tension, de crise, il est souvent tentant de vouloir trouver un bouc émissaire, et de pointer du doigt un supposé coupable. Il nous faut enseigner que les succès comme les erreurs ne se font jamais seuls mais se construisent à plusieurs. Comme il faut se garder d’accuser les musulmans ou les étrangers pour les attentats de Paris, la responsabilité est de ne pas stigmatiser pour s’exonérer de ses propres culpabilités.

Ne pas oublier
Après des drames comme ces attentats, après des crises qu’elles soient personnelles ou professionnelles, notre responsabilité d’éducateur est de dire qu’il faut continuer à vivre malgré tout, mais aussi, qu’il ne faut pas oublier.
La grande erreur du management, sa grande faute est de vouloir oublier et de passer vite, trop vite, à autre chose. Nous devons apprendre à nos étudiants qu’il faut faire quelque chose des crises, des échecs, seul ou collectivement, chacun à son rythme, avec ses forces et ses faiblesses.
Les attentats de Paris nous obligent à former différemment nos étudiants, pour qu’ils exercent pleinement leur responsabilité, comme professionnels, comme citoyens tout simplement.

#EducationDay | Faut-il éplucher ou épeler l’artichaut ?

Il y a quelques temps, un directeur  de business school m’a rapporté une anecdote savoureuse et édifiante. Au cours d’un débat où il mettait en avant l’enjeu pour une école de management de former des managers ouverts et intelligents et d’insérer dans le monde du travail des têtes bien faites, un chef d’entreprise élu consulaire l’a pris à parti avec cette réplique géniale : « Moi, s’il faut choisir entre un cuisinier qui sait éplucher un artichaut et celui qui sait épeler artichaut, je choisis sans hésitation celui qui sait l’éplucher ! ». Préférer la pratique à la théorie, l’action à stratégie ? Il me semble que cette assertion ouvre des perspectives sans fin et se prête à une réflexion proche d’une dissertation de philosophie. J’ai envie de la prendre comme telle : thèse, antithèse et synthèse !

Thèse : il vaut mieux pour l’entreprise recruter des éplucheurs d’artichauts que des épeleurs d’artichauts

Dans un contexte de compétition accrue, les entreprises attendent des jeunes professionnels prêts à l’emploi, maîtrisant des compétences déjà balisées, experts dans le domaine qu’ils ont choisi pendant leurs cursus.

Il s’agit alors pour les institutions d’enseignement supérieur en management d’inculquer des compétences codifiées, grâce à des parcours spécialisés, afin de conduire les étudiants à l’emploi de la façon la plus efficace possible. Dans cette vision, le corps professoral est constitué essentiellement de professionnels transmettant leur savoir et leur savoir-faire.
On est dans une école de l’efficacité et de la performance éducative. Une école où les objectifs sont évalués en termes d’apprentissage. La pédagogie est celle du geste qu’on apprend par reproduction. Le séjour en entreprise est incontournable et prolongé.

Cette école ne peut que faire peur à des étudiants qui y voient, à juste titre, un risque d’enfermement professionnel dès leur premier emploi et une incapacité à développer sur le long terme un projet professionnel épanouissant.
Cette école peut aussi faire peur à la société, puisque manquant cruellement de capacité de recul, d’esprit critique, des détours qui façonnent la créativité et l’innovation. Le management est alors réduit à des techniques, des tableaux excel. Le monde des entreprises en a été peuplé et continue à l’être, avec un rejet de plus en plus fort des collaborateurs et des dommages collatéraux qu’on ne peut que constater.

Antithèse : il est plus intéressant de recruter des épeleurs d’artichauts que des éplucheurs

L’école des épeleurs d’artichaut est intéressante à regarder. Elle permet de baigner dans la théorie, de maîtriser le concept, sans se poser jamais la question de la mise en œuvre. Les enseignants sont chercheurs, théoriciens. Ils aiment construire des modèles et parler d’un monde qu’ils connaissent presque toujours sur le papier uniquement ou après de brefs séjours.

La pédagogie s’appuie essentiellement sur une posture déductive : la théorie, puis le cas pratique sous la forme d’un exercice, d’une dissertation, d’une analyse, voire d’une étude de cas.
Cette institution d’enseignement du management forme des esprits intellectuellement brillants, pleins de schémas et de cadres théoriques, mais certainement plus destinés à devenir des experts auprès de directions générales, ou choisissant de regarder l’entreprise du balcon de la sphère politique.

Dans cette école, la joute intellectuelle, qu’elle soit écrite ou orale vaut mieux que la décision opérationnelle. Les compétences transversales sont reines. La vraie vie est ailleurs et pour plus tard, d’ailleurs, la professionnalisation est-elle vraiment un but en soi ? Cette institution a longtemps existé, et elle a tellement fait peur aux chefs d’entreprise qu’ils en ont conçues d’autres au début du 20e siècle, plus proches pour eux des besoins attendus en termes de compétences : les écoles de commerce…

Synthèse : Et si on imaginait une école où chacun pouvait être à la fois un éplucheur d’artichauts et un épeleur d’artichaut ?

Cette école se base sur une croyance forte : l’absence de hiérarchie entre l’intellectuel et le manuel. Elle respecte les talents, les rythmes et la façon d’apprendre de chacun dans leur immense diversité. Si, pour certains, il faut passer par la connaissance de l’anatomie de l’artichaut pour bien l’éplucher, pour d’autres, c’est en l’épluchant qu’ils en acquerront la connaissance !

C’est une école où l’on pense qu’un bon stage en cuisine vaut mieux qu’un long séjour en salle de classe à regarder des projections de coupes d’artichauts ! Mais après ce séjour en cuisine, il est primordial de revenir échanger avec de grands cuisiniers sur les infinies possibilités de cuisiner l’artichaut.

En dernière réflexion, étendons le questionnement à d’autres professions. Un chirurgien doit-il choisir entre sa dextérité manuelle et sa connaissance de l’anatomie humaine ? Un ingénieur automobile doit-il choisir entre savoir démonter un moteur et connaître les théories de la carburation ?

Opposer les éplucheurs aux épeleurs d’artichaut est dangereux et ridicule ! C’est tout simplement impossible ! Les institutions d’enseignement supérieur doivent avancer dans ce projet difficile car dual : la promesse faite à leurs partenaires entreprises de jeunes professionnels efficaces et performants tout en respectant leur contrat d’éducateurs, former des esprits ouverts, réflexifs et capables d’apprendre à apprendre.
Comme souvent, la voie est étroite et ardue mais c’est bien là la mission des institutions d’enseignement supérieur en management : Eplucher et épeler, même combat !

« J’ai fait un rêve » : Un monde où chacun avait un Bac + 5

J’ai fait un rêve étrange…

Il y a quelques jours, j’ai fait un rêve étrange. Comme souvent, je n’en ai que des réminiscences qui présentent de nombreuses lacunes, et comme tous les rêves, il est plein d’incohérences et d’irrationalité.

Ce rêve se passait en France, j’en suis certaine, et à une époque que je situerais vers 2025, mais c’était peut-être un peu avant ou après, c’est compliqué à affirmer.

J’évoluais donc dans une société où tout le monde, absolument tout le monde était diplômé bac + 5.  J’assistais à une réunion de crise, plus qu’une réunion, un colloque, un sommet, qui se déroulait au Parlement européen de Strasbourg, car le sujet semblait s’étendre au-delà de nos frontières.

L’assemblée était constituée essentiellement de chefs d’entreprises, d’universitaires et d’autres experts qui se demandaient comment gérer un marché de l’emploi où tous les candidats faisaient valoir invariablement un diplôme bac + 5, qui s’appelait « Master ».

Comment en étions nous arrivés là ?

Les chefs d’entreprises et autres consultants en recrutement étaient d’accord sur un point : le monde universitaire avait failli dans sa tâche en laissant se créer une telle dérive qui défiait le plus simple bon sens. Comment croire que toutes les compétences se valaient ?

Ce à quoi quelques universitaires répondaient que non seulement, ils s’étaient «battus pour éviter cette situation » mais qu’ils avaient « prédit avec des études projectives cette nouvelle donne avec beaucoup de précision et d’anticipation ». Finalement, tout le monde se mit d’accord pour rendre les politiques de l’époque responsables, mais comme ils n’étaient pas présents et, pour beaucoup, plus au pouvoir, les discussions s’enlisèrent.

A un moment, il me semble qu’on s’interrogea sur le process « Tous bac + 5 », mais j’avoue en garder un souvenir incertain, une superposition de plusieurs images. La première est celle d’une université où les enseignants en toges se promenaient dans les jardins et les couloirs, tout sourires, l’air léger, heureux de ne plus avoir à gérer d’examens, concevoir de sujets de contrôles, corriger des centaines de copies ou subir des sessions d’oraux de rattrapage. Délivrés qu’ils étaient d’avoir à organiser la validation de connaissances puisque le passage à l’année supérieure était acquis.

Une durée d’études personnalisée

Une autre image, tout aussi confuse et irréaliste se superpose. Celle d’une université où chaque bachelier est accueilli et orienté sur la base de ses connaissances et de son projet, puis accompagné pendant cinq ans dans la progression de ses acquisitions, avec une équipe multidisciplinaire d’enseignants, mais aussi de professionnels et de coachs. Chaque étudiant peut mobiliser des outils de formation qui vont de la classe, lieu de socialisation, au MOOC, SPOC, tutorats individuels, assistance en ligne 24h/24 et bien sûr toute la palette de la professionnalisation avec des séjours en entreprise à la carte. Dans cet univers, la notion de Bac + 5 ne renvoie plus à une durée d’études, qui n’a plus aucun sens, mais à un niveau de connaissance qu’on acquiert sur une durée personnalisée. Certains ont leur master au bout de 2 ans, d’autres au bout de 5 ou 7 ans.

Par honnêteté, je dois préciser que je ne me souviens pas d’avoir vu les locaux d’une université ou école de ma connaissance, mais que les bâtiments et les lieux dont j’ai le souvenir étaient beaux, ergonomiques, propres et accueillants.

Dans un monde où tout est bleu, le bleu n’existe plus

A un moment du colloque, un grand universitaire cita la phrase célèbre de Benjamin Lee Whorf  : « Dans un monde où tout est bleu, le bleu n’existe plus », pour illustrer le fait que tous les diplômes étant Bac + 5 de façon uniforme, la notion de diplôme n’avait plus de sens pour les recruteurs.

Cette phrase eut beaucoup de résonance et tout le monde y alla de son interpellation : « Une entreprise a besoin de soldats, pas que de généraux ! », « Comment recrute-t-on si tous les CV sont les mêmes ? », « Y a-t-il des masters plus égaux que d’autres ? », « Toutes nos grilles de salaires sont basées sur le niveau de diplômes, on fait comment ? », « Notre convention collective a comme base le niveau de formation, on peut la remettre en question ?»  ….

Les questions fusaient et je ne saurais toutes les rapporter, mais l’ambiance était électrique.

Des masters « rouges » et des masters « bleus »

Lors d’un colloque précédent, il avait été décidé et validé par les instances politiques qu’il fallait classer les masters en rouge et bleu. Les rouges étaient ceux avec lesquels il ne fallait pas transiger et pour lesquels la sélection était non seulement possible mais salutaire. Cela concernait tous les masters ou équivalent en médecine, en informatique, en physique, en biologie …

La liste avait l’air fort longue mais je compris quand un intervenant résuma les choses lapidairement. Il y avait depuis la nuit des temps les disciplines «dures » et les sciences « molles ». Le bleu concernait les sciences « molles ». « D’ailleurs, rappela-t-il savamment, quand les vraies remises en cause commencèrent au milieu de la décennie 10, les contestations ne concernaient aucunement la médecine ou la physique nucléaire, mais bien le droit, l’économie, la gestion ou les sciences humaines … Dont acte ! ».

La journée portait donc bien sur les « masters mous », et la question centrale était de distinguer leur qualité, c’est-à-dire la façon dont, en tant que diplômes, ils garantissaient un passeport de compétences de qualité pour les futurs employeurs.

Qu’est ce qui certifiait le niveau du « séjour » (apparemment le mot « étude » ou « cursus » était banni) universitaire ? Et des acquis alors que tout le monde pouvait faire valoir un, deux, trois masters ou plus ? Sans ces repères si anciens, le monde du travail se retrouvait en grande difficulté.

Comment sortir de l’océan bleu ?

La première suggestion porta sur les nuances de couleurs : on pouvait peut être imaginer des masters bleus clairs et des masters bleus foncés ? Les idées fusèrent : bleu indigo, bleu outremer, bleu France ??? Quelqu’un proposa même le master violet, arguant du mélange bleu et rouge !

Finalement la décision fut prise d’organiser une journée d’échanges sur ce thème et d’inviter des artistes peintres à clarifier cette question de hiérarchie des couleurs.

Un autre atelier portait sur des témoignages d’entreprises à propos d’actions mises en place pour y voir plus clair dans ce maquis du master. Je me souviens d’un « tour d’Europe » des masters, qui reprenait le tour de France des Compagnons du devoir : les diplômés allaient d’entreprise en entreprise, de pays en pays (32 pays européens à ce moment-là) pour tester leurs compétences en action. Mais cela semblait bien long et bien cher à tous, avec beaucoup d’abandons.

Un troisième atelier suggéra de faire des classements des universités ou des écoles accueillant les masters, comme il y en avait dans les années 1990 à 2015. Mais ce fut vite un tollé : outre le fait que ces classements avaient été largement remis en cause, on rappela que deux journalistes avaient récemment été hués par une foule de bloggeurs en colère, car ils avaient osé remettre en cause le master journalisme en postant une vidéo titrée : « Le master journalisme offert aux bloggeurs au bout de 5 tweets ? »

Du rêve au cauchemar

Soudain, ce rêve étrange se transforma en cauchemar : un universitaire émérite, ancien président de COMUE dans les années 10 avait mis le feu à sa robe universitaire en pleine estrade et ainsi brûlé une partie de sa chevelure… Pourquoi ? Parce qu’un groupe de pression manifestait pour l’accès sans sélection au doctorat. Visiblement, seuls 76,67 % des masters pouvaient devenir docteurs, ce qui était une honte et une vraie discrimination ! « Tous docteurs ! » criait la foule en colère, indifférente aux cris de douleurs (morales) de cet honorable universitaire !

Mon voisin souffla : « Est-ce qu’il aurait mieux maîtrisé son geste avec un Master d’incenditologie ? » Mention nouvellement créée en 1599ème section dite de «maîtrise des gestes du feu », si j’ai bien compris.

Projet d’émission « Master survival »

Vers la fin il me semble, mon rêve accéléra pour devenir plus confus encore.

Un groupe d’experts travaillait à une émission omnicanal type Master Chef, avec un jury qui déciderait de la qualité des masters d’une université ou d’une école en fonction de la réussite d’un de leur champion. On avait bien eu The Voice, Star Ac, Le meilleur pâtissier… pourquoi pas Master Survival ? Ou Cauchemar en Master ? Ou Le dernier des Masters ?

Les noms de Laurence Boccolini, ou de Cyril Hanouna furent prononcés pour le jury, d’autant que ce dernier cumulait maintenant trois masters dont le tout dernier en rigologie. L’idée que le public soit le juge ultime plaisait beaucoup. C’est ma dernière image de cet atelier.

Plus j’avançais dans la foule, plus les idées étaient folles : un chef d’entreprise exigeait le certificat d’études, l’autre faisait faire les thèmes astraux des candidats, le troisième avait créé sa propre école de masters maison… Back to the future !

Une botte secrète

Dans les ultimes instants de ce rêve, j’assistai à un échange entre deux responsables Ressources humaines. L’un disait à l’autre : « J’ai ma botte secrète,  mais j’évite d’en parler… », « Laquelle ? », demandait son interlocuteur, piqué au vif. « C’est la HDR (habilitation à diriger des recherches), le diplôme à bac +12, encore après le doctorat. Je ne recrute plus que ça : pas trop jeunes, un peu trop intellos… mais je leur fais faire du macramé ou du Mako moulage pour les ramener un peu sur terre. Et même avec ça, j’ai 2 ou 3 ans d’avance, pas plus… par les temps qui courent », souffla-t-il.

« – Vous me laissez votre carte de visite numérique ?

– Volontiers, je vous l’envoie par wetransfer ? Elle dépasse les 12 giga-octets depuis mon dernier diplôme »

Je me réveillai.

Décidément, un rêve bien étrange…