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La fin des concours ? Et pourtant …

« S’il n’y avait pas eu le concours, je ne serais jamais entré à Sciences Po ! », c’est le cri du cœur d’une personne à qui j’apprenais la disparition du concours d’entrée dans son ancien établissement.

C’est une phrase qui mérite qu’on y prête attention. C’est une alerte qui nous incite à questionner ce que nous voyons se mettre en place : la disparition des concours dans l’accès aux formations d’enseignement supérieur.

Cette évolution semble inexorable, mais elle me semble questionnable.

Chronique annoncée de la disparition des concours

 

Je n’ai pas trouvé d’études traitant précisément le sujet mais des signaux forts sont là. Je peux citer :

– la réforme du lycée et du bac évoluant vers le contrôle continu,

– la mise en place de Parcoursup qui a posé les jalons d’une sélectivité pour l’entrée dans l’enseignement supérieur,

– la suppression de la PACES,

l’abandon par des établissements phare comme l’IEP de Paris du concours à l’entrée …

Je peux aussi évoquer (sans en tirer de conclusions trop hâtives) le cas d’un Bachelor ayant troqué le concours pour une sélection sur dossier et oral et qui a vu augmenter significativement ses candidatures.

Bref, le concours n’a plus la cote dans l’enseignement supérieur et les raisons en sont certainement multiples. La principale est certainement celle de son affinité avec la notion d’ «élite». Ce sont en effet les « Grandes Ecoles » qui présentaient cette modalité très spécifique de recrutement.  Il faut bien admettre que si le concours reste la voie principale (je ne dirais pas royale), les pratiques de recrutement sur dossier (souvent assorties de tests et d’un oral) se sont multipliées. Mais il n’empêche que dans l’esprit du grand public, le concours renvoie à Grandes Ecoles, corps, élites … tous termes peu portés dans le cœur de la majorité des Français. Les gilets jaunes sont aussi passés par là.

Le travail de sape avait commencé il y a déjà des décennies avec les travaux de Bourdieu qui montraient les biais de la sélection par les concours. Dans un ouvrage fameux coécrit avec Passeron les auteurs dénonçaient les biais des concours. (Héritiers. Les étudiants et la culture, 1964)

L’abandon du concours viserait donc à s’éloigner d’un monde inégalitaire avec en tête de pont les élites sélectionnées pour un diplôme de grande école.

Une autre bonne raison qu’il ne faut pas négliger non plus est le coût d’organisation d’un concours : dans un format classique, on peut additionner la location de salles, la conception de sujets, les corrections, la surveillance des épreuves  … avec parfois des milliers de personnes au même moment et dans des lieux fort différents, Lui substituer des modalités allégées comme la première étape sur dossier, allège considérablement ces coûts.

La tendance semble inexorable, faire partie d’un de ces phénomènes de fond, qui sont la résultante de multiples faits, de raisons variées, de visions différentes, mais où, au final, tout converge.

Pourtant … un abandon paradoxal

J’observe 4 paradoxes :

  • Le premier est l’amour du grand public pour les concours, en témoigne le succès d’émissions comme Top Chef, Le meilleur Pâtissier, The Voice qui mettent en scène pendant des semaines une compétition qui élimine petit à petit ses candidats pour n’en garder qu’un (une). Dans le même temps, les prix littéraires, les prix d’entreprises, les prix de la mode … fleurissent et connaissent une adhésion massive.
  • Le deuxième paradoxe est que la sélectivité dans l’enseignement supérieur reste un gage de qualité tant pour les familles que pour les recruteurs comme le rapporte une étude conduite par IPSOS pour la CGE avec 70 % d’avis positif pour le grand public et 81 % pour les recruteurs (Septembre 2019). On constate déjà que, grâce à la relative sélectivité de Parcoursup, le taux d’échec en  L1 a diminué.
  • Le troisième paradoxe est que dans un monde où l’Intelligence Artificielle s’empare de plus en plus de tâches liées à la gestion des données, les entreprises réclament des intelligences plus créatives ! Or, le système éducatif actuel ne semble pas encore bien à même d’évaluer ces compétences ou ces capacités si différentes, et reste centré sur l’acquisition des connaissances.
  • Le quatrième paradoxe est de supprimer le concours dans un contexte d’attentes de plus en plus fortes vis-à-vis de la diversité des profils, où l’enjeu est de se centrer sur la compétence sans tenir compte des autres « caractéristiques »  du candidat que sont l’âge, le sexe, la santé, l’apparence physique …

Si je résume le paysage actuel :  c’est donc  : OUI aux concours dans des espaces et sur des thèmes qui ne sont pas ceux de la formation comme la chanson, la cuisine … ; OUI à la sélection dans l’enseignement supérieur ;  mais NON au concours !

Tout cela est vertueux, très vertueux … et pourtant  : « Je ne serais jamais entré à Sciences Po s’il n’y avait pas eu le concours ! ».

Il me semble que cela vaut le coup de se poser quelques questions avant de reléguer le concours dans le cabinet de curiosité de la pédagogie.

Les apports du concours

Qu’apporte le concours que ne permettent pas d’autres modalités de sélection ?

Je retiendrai 4 apports du concours au regard de la sélection sur dossier ou contrôle continu : 

1/ Un concours, c’est par définition l’égalité des chances avec la condition d’anonymat (pas systématique bien évidemment). Tout le monde est sur la ligne de départ, c’est pour cela que la fonction publique recrute majoritairement par concours. Dans un concours, tous les candidats se valent, quels que soient leur statut, leur patronyme, leur sexe, leur santé … le risque de discrimination est moindre. Non seulement le concours est « aveugle » mais il est aussi sans mémoire. C’est à dire qu’on peut avoir une deuxième chance. Ce qui est peu envisageable avec un dossier sur la durée.

2/ Un concours, c’est l’opportunité de « tenter sa chance », en reprenant le fameux slogan du loto : « 100 % des gagnants ont tenté leur chance ! ». Ce n’était pas prévu, c’est l’occasion de faire tout autre chose, un pas de côté ! C’est ce que nous dit Kevin : « J’étais dans un lycée de banlieue et je suis tombé un jour sur une affichette qui présentait le concours de Sciences Po : je me suis dit pourquoi pas ? une journée, on verra bien … on a vu, j’ai réussi ! »

3/ Il y a dans le concours cette formidable possibilité de repêchage, de réussite non programmée. Marieta a été une élève médiocre pendant sa prépa, et ce jour-là, elle excelle ! Hasard ? Chance ? Révélation de talents cachés ? Nul ne le saura, mais nous connaissons tous ce type de « surprise ».

Et j’ajoute les apports à titre individuel :

4/ Un concours c’est aussi, et peut être surtout un défi personnel : celui de la réussite en un temps très court, qui est souvent précédé d’une période de préparation toute aussi intense. Cette pression à la réussite développe chez les préparationnaires et les candidats des compétences hors normes comme : le sens de l’organisation, celui des priorités, la puissance de travail, la résilience …. Un concours laisse ainsi des souvenirs intenses, même en cas d’échec.

Vers un principe de précaution dans l’enseignement supérieur  ?

Pour avoir sélectionné des étudiants pendant des années à l’Université sans concours, en général selon le processus ; « analyse du dossier scolaire, lettre de motivation puis entretien ». Je sais que cette modalité sécurise davantage le recrutement. A priori, pas d’étudiants trop atypiques, dans leurs performances, dans leur parcours, dans leurs personnalités. Qui prendrait le risque de recruter un étudiant brillant scolairement mais apprécié comme « difficile »  ou «avec un relationnel compliqué » ?

Avec l’abandon du concours, c’est l’adieu aux « non conformes », aux «marginaux sécants », et je trouve cela dommage, car, c’est de là que viennent souvent les disruptions, les éclairages singuliers, les étincelles !

Abandonner les concours procède du principe de précaution et de la réduction du risque. Cela dessine un monde sage, trop sage ? Un monde où le futur se limiterait à l’analyse des risques, et qui annoncerait donc un horizon bien réducteur.

A travers l’abandon des concours, qui visons-nous comme étudiants ? Des étudiants réguliers, adaptés, des étudiants « sans mauvaise surprise », conformes …

Je trouve cela dommage à l’heure ou nous attendons des professionnels créatifs, décalés, capable d’affronter l’impossible, avec d’autres façons de voir les choses.

On a beaucoup dit que les concours sont inégalitaires, j’ai lu Bourdieu, j’ai entendu Descoing … ils ont des biais il est vrai, mais toutes les modalités de recrutement en ont. Je plaide pour qu’ils restent une voie possible, parmi d’autres !

On observe d’ailleurs dans les entreprises, le développement de recrutements centrés sur la mise en situation, plus que sur le CV et le diplôme.

La gestion des données massives, l’Intelligence Artificielle apportent cette analyse rationnelle des situations, ce sont les soft skills comme l’intuition, la créativité, la capacité à faire un pas de côté qui sont de plus en plus recherchées. Je ne suis pas certaine (et c’est un euphémisme) que notre système éducatif nous permette de repérer, de valoriser ces talents.

Pour travailler depuis longtemps sur les questions de discrimination, d’égalité des chances, de diversité…. J’alerte sur le fait que la disparition complète du concours uniformiserait et banaliserait encore plus notre enseignement supérieur. On peut mettre des quotas pour l’origine sociale, l’origine éthique vraie ou supposée, le sexe, la situation de handicap … mais pas pour ces compétences si insaisissables et encore tellement mal définies et évaluées pour lesquels nous manquons cruellement de recul.

On prête à Michel Serres l’idée que « le concours serait la pire des modalités de sélection à l’exception de toutes les autres », je n’ai pas retrouvé la citation originelle, mais cela lui ressemble bien ! Et une fois de plus j’adhère à cette analyse iconoclaste et visionnaire !

 

 

 

 

Pas de sélection en master, Episode 2 : L’uberisation des talents

On l’a vu dans l’Episode 1, la volonté de non-sélection en Master est le symptôme d’une croyance très française : le diplôme serait garant à la fois de l’obtention d’un poste de dirigeant et du statut social associé. Mais on oublie que refuser la sélection, c’est balayer du revers de la main le travail d’étudiants investis et d’équipes enseignantes engagées. C’est aussi une bombe à retardement lâchée sur le marché du travail.

Si on lève un peu la tête et que l’enseignement supérieur regarde un peu autour de lui, je lui recommande d’observer de plus près un phénomène qui s’amplifie et qui semble recueillir un large consensus, à en croire les audiences. Je veux parler des émissions de télévision basées sur la sélection à outrance pour repérer le talent. Je peux citer The Voice, la Nouvelle Star dans le domaine de la chanson, Le Meilleur Pâtissier, Le Meilleur Cuisinier pour la partie culinaire, mais il existe aussi aussi Le Meilleur tatoueur… et bien sûr Koh Lantha ou autre compétition physique.
On observe plusieurs choses :
1/ la légitimité de la sélection fondée sur le talent,
2/ la mise en avant de la notion d’effort,
2/ l’acceptation de l’élimination par des experts,
3/ la volonté de réussir des candidats et leur bonne compréhension et gestion de l’échec,
4/ la capacité des jurys à formuler le refus

Je ne suis pas naïve quant à la « mise en récit » de ces émissions, mais c’est le miroir qu’elles tendent qui nous intéresse. Elles ont d’ailleurs fait école dans l’éducation et/ou la formation avec des exemples comme l’Ecole 42 qui donne à des volontaires la chance de démontrer leur talents et d’aller jusqu’au bout de leurs projets.
Les réseaux sociaux ont largement participé à la structuration de ces nouveaux plébiscites qui ont lieu en temps réel, et à l’échelle de la planète. L’Uberisation des talents est en marche. Loin de moi l’idée de promouvoir cette culture de l’élimination de type « spermatozoidique » , mais l’image d’un monde où chacun avance et fonce, sachant qu’il n’y aura qu’un heureux élu, ne semble pas complètement déconnectée de ce que nous vivons.

Les effets secondaires de la « non sélection »

Ne pas sélectionner pour emmener de plus en plus d’étudiants au Master 2 est un leurre. Un leurre qui, comme tout leurre, ne pourra engendrer à moyen terme que rage et frustration.
Comme je l’avais écrit dans le post J’ai fait un rêve : Un monde où chacun avait un Bac + 5, nous préparons une bombe à retardement sur le marché du travail, qui devra trouver d’autres moyens pour distinguer les véritables potentiels. On en connait déjà certains : la marque de l’établissement, avec une prime certaine aux Ecoles ; des formations intra entreprises, des méthodes de recrutement de plus en plus élaborées pour valider ce que ne sait plus dire le diplôme.
A terme, il faut s’attendre à la déqualification complète de ce diplôme à bac +5, qui a déjà pris beaucoup de plomb dans l’aile quand on regarde l’évolution sur le long terme des salaires des jeunes diplômés de Master ou leur statut dans l’emploi.

La négation de la différence de chaque personne

Si on regarde un peu autour de nous, on voit des mouvements intéressants se mettre en place, l’essor de l’entrepreneuriat en est un, ou encore le mouvement américain d’abandon des études …. L’insertion sur le marché du travail bien avant le bac + 5 en Allemagne en est un autre, comme la promotion de la formation tout au long de la vie dans les pays nordiques.
En voulant emmener tout le monde à bac +5, on dévalorise un diplôme, on promeut des filières à deux vitesses, on nie l’exigence, et finalement on est dans l’irrespect des étudiants à qui on promet que demain « on diplôme gratis ».
En voulant mettre sur un pied d’égalité tous les étudiants, en leur faisant croire que le diplôme est l’ersatz de la compétence et une garantie de réussite, on nie tout ce qu’il y a de singulier et de talents distinctif dans chaque personne.
On renforce donc encore le dogme d’une hiérarchie sociétale fondée sur le statut, statut qu’est sensé attester le diplôme. Nos étudiants valent mieux que cette cavalerie sans fin.

Pas de sélection en master, Episode 1 : La diplômite aigüe

Quand j’étais enfant, je regardais le dimanche après-midi la fameuse émission de Jacques Martin : l’Ecole des fans dans laquelle tous les petits candidats avaient la note 10 quel que soit le niveau de leur prestation ! J’ai l’impression que l’Université a pour vocation de devenir une gigantesque Ecole des fans où les experts n’auront plus que la  petite pancarte du « Oui au passage » à leur disposition lors des jurys.
C’est oublier qu’AVANT d’arriver sur le plateau, les charmants bambins avaient été repérés pour leur bouille, leurs réparties, leur « talent » …. Et avaient fait l’objet d’une sélection, pour garantir la qualité du spectacle.

Une maladie bien  française

La volonté de non-sélection en Master n’est qu’une poussée de fièvre et le symptôme d’une maladie endémique et grave dont souffre la France depuis des décennies : la « diplômite aigüe ».
A lire ou à entendre les débats, on a le sentiment d’assister aux échanges des médecins de Molière qui, rappelons-nous, développaient doctement des analyses et des diagnostics sans aucun lien avec les causes profondes du mal.
Si nous tendons l’oreille, qu’entendons-nous ? :
–    Des débats sans fin sur le moment idoine de la sélection : en L3 ou en M1 ?
–    Des contorsions sémantiques entre « orientation active » et « sélection »
–    Le rôle des moyens dans l’affaire : sont-ils une cause ou une fin ?
Il me semble intéressant de revenir à la racine du mal : la France souffre de diplômite aigüe depuis des siècles et, pour qui voyage, est un des rares pays à être aussi gravement atteint.
La diplômite, c’est la profonde croyance que le diplôme donne le statut sociétal et procure un emploi cadre ou dirigeant, sachant que l’emploi cadre ou dirigeant donne le statut sociétal …
En conduisant tous les étudiants licenciés au Master, on pense conduire un changement de société, mais de facto, on développe un effet paradoxal, car remettre en cause la sélection, c’est, au fond, valoriser encore plus le diplôme et le statut qui est attendu avec, tout ceci au nom de l’égalité des chances et de la promotion des talents.
Le paradoxe est profond et la guérison ne semble pas envisageable sans poser le diagnostic.

Les symptômes de la diplômite

Tout d’abord, quels sont les symptômes de la diplômite ?
Il existe deux symptômes principaux : l’irrespect et la myopie. Développons un peu :

L’irrespect :

Refuser la sélection, c’est ne pas vouloir respecter :
–    Les équipes enseignantes et administratives qui travaillent à la qualité et la réussite de ces cursus dans des conditions déjà souvent de rareté de moyens (voir le hashtag #GorafiESR sur Twitter),
–    Les étudiants qui ont travaillé pendant trois années pour réussir à entrer dans le meilleur Master possible,
–    Le marché du travail qui verra rapidement se déliter le contrat de confiance passé avec l’Université avec la démonétisation des Masters,
–    Tous les étudiants qui croiront à ce scénario et s’engouffreront dans des études où ils ne trouveront pas le service attendu.

La myopie :

Refuser la sélection, c’est ne pas voir plus loin que les quatre bords du parchemin, dans une version plate comme la feuille de papier. Il est bon de rappeler qu’un diplôme ce sont des années de travail, d’enseignements reconnus et consolidés, de dialogue avec les entreprises pour répondre au mieux à leurs attentes, de liens avec la recherche, de promotions qui se sont succédées dans un souci de qualité et d’exigence, des diplômés qui ont évolué avec succès sur le marché du travail, des locaux et des outils pédagogiques à jour, des équipes administratives engagées dans le suivi du cursus et des étudiants …
Tout ceci se fait sur du temps long, avec engagement, obstination, vision stratégique et réajustements quasi quotidiens.
Le diplôme n’est que le condensé de toutes ces actions. Et mettre en danger cette énergie en démotivant, en diminuant les moyens, en ne regardant plus le talent et le potentiel, c’est peu à peu réduire le diplôme à une feuille de papier.
Il faut être myope pour ne pas le voir.

La cause profonde de la diplômite

Il faut chercher les racines de la diplômite dans le rapport que les Français entretiennent avec le statut. La  France (Nous revenons à La logique de l’honneur d’Iribarne que j’ai déjà évoqué dans le post : Service client : comprendre le blocage français ) dans une logique de classe et de statut social. Or ce statut social, depuis la fin officielle des classes avec la révolution de 1789, est en lien avec le métier et le diplôme. D’ailleurs, la France continue à préférer les nobles aux riches bourgeois, elle exècre d’ailleurs les « nouveaux riches ».
Aller à Bac +5, c’est avoir le master 2, graal actuel (pour combien de temps ?) dans la pyramide des diplômes, et donc un statut, et dont un emploi. C’est renforcer encore et encore le rôle du statut et le poids de sa hiérarchie dans la société, CQFD.