En matière d’intelligence, les animaux peuvent être de bon conseil. C’est sans doute vrai dans le domaine des interactions collaboratives avec le phénomène de la stigmergie. Ce terme barbare, s’il en est, désigne un mode de communication inspiré du comportement de certains insectes comme les fourmis ou les termites, chez lesquels les individus peuvent modifier leur environnement pour satisfaire à leurs besoins.
Il s’agit d’un mode de communication indirect appartenant aux systèmes multi-agents. Les insectes coloniaux le pratiquent en utilisant des molécules chimiques, en l’occurence des phéromones, qu’ils fabriquent eux-mêmes avant de se les échanger entre eux ou de les déposer sur le sol. C’est la modification de l’environnement par certains qui provoque celle du comportement chez les autres. On notera par exemple la recherche de nourriture sur des pistes tracées ou la construction de certaines structures complexes (piliers, tunnels, arches, chambres,…) nécessaires à la vie de la colonie.
Dans l’espèce humaine, dont on peut rappeler qu’elle est animale, on observe des phénomènes similaires. C’est par exemple le cas des cairns, monticules de cailloux aux allures pyramidales, sur lesquels chaque promeneur en montagne peut, s’il en a envie, ajouter une pierre … renforçant ainsi le petit édifice construit par les marcheurs l’ayant précédé. Il fera cela de manière à baliser (sécuriser) le chemin pour les suivants… ou pour lui-même s’il s’agit de retrouver le sien. Ce geste non prémédité est provoqué par la simple vue du cairn. C’est donc bien la modification de l’environnement par certains individus qui va influer sur le comportement d’autres, le tout pour construire quelque chose d’intelligent, de cohérent. Cela fonctionne dans d’autres circonstances, beaucoup plus souvent qu’on y pense et sans qu’il y ait d’organisation particulière, hierarchique ou pas.
Alors, la stigmergie comme nouveau mode de communication, comme nouveau mode de collaboration dans nos façons de travailler ? Pourquoi ne pas y penser de temps en temps ? Dans le domaine de l’informatique, elle est déjà étudiée depuis de nombreuses années par les équipes d’automaticiens et d’informaticiens s’intéressant aux systèmes multi-agents et à leurs applications. Elle commence maintenant à s’introduire dans le monde du management et celui de la recherche au service de la créativité et de l’innovation.
Dans un environnement compétitif, une idée nouvelle se garde jalousement. Elle se protège de manière à ne pas être copiée. Il existe d’ailleurs toute une panoplie d’armes juridiques pour cela, des brevets aux licences en passant par les publications et les droits d’auteurs. Cet environnement qui préserve les secrets ou affirme les propriétés, permet à une entreprise (idem en amont pour une équipe de recherche) de développer seule, tout au moins pendant un certain temps, le produit qu’elle a inventé et mis sur le marché. L’innovation dont elle a pu faire preuve à un moment donné est alors bloquée, ralentie,… limitée aux contours de ses propres compétences. C’est le revers de la médaille.
Les alternatives à la compétition existent. Ce sont par exemple la coopération et la collaboration. Elles permettent d’élargir le champ des compétences au delà d’une petite équipe. Elles nécessitent néanmoins des modes d’organisation permettant à chacun d’apporter ses idées, de faire entendre sa voix. Leur efficacité est très souvent liée à la taille du groupe et au schéma d’organisation choisi pour faire interagir efficacement les personnes entre elles. Bien que les règles démocratiques soient souvent privilégiées, la pratique montre que l’influence de certains empêche les autres, moins expensifs, de s’exprimer pleinement. Le groupe passe alors à côté de très bonnes idées, ce qui n’est pas optimal en matière d’innovation. Ces méthodes de travail ont aussi l’inconvénient de faire perdre beaucoup de temps en réunions, discussions et négociations. Elles sont très souvent bâties avec des modes d’organisation hiérachiques (comités de direction,… de pilotage,… stratégiques, groupes et sous-groupes en tous genres) qui nécessitent des périodes de soumission d’idées, de négociation et de validation. Bien sûr, elles fonctionnent très bien dans beaucoup d’entreprises, mais avec leurs limites qu’il faut accepter. L’une d’entre elles est qu’elles cloisonnent assez facilement le champ de la créativité.
Alors pourquoi ne pas sortir de ces cadres classiques, quand l’occasion se présente, et imaginer dans certaines situations (pas toutes, je l’admets), dans certains contextes de réflexion, une façon vraiment différente de se creuser les méninges ?
La stigmergie se présente comme un mode de travail collaboratif inhabituel et non compétitif. Elle permet à chacun, à partir d’une idée qui lui est propre, de proposer un projet (un axe de réflexion ou de travail) et d’inviter les autres à y participer. Nul besoin d’être leader ou de recevoir un ordre de qui que ce soit, ni même d’en donner. Avec ce système, toute initiative peut naître d’une seule personne ou d’un seul groupe (pas besoin, non plus, de permission). Elle peut suivre ensuite librement son évolution. D’autres personnes attirées par l’initiative peuvent la rejoindre et la faire avancer. Le projet avance alors de manière coopérative sans qu’il y ait de chef officiel. On apporte sa pierre à l’édifice, comme dans la construction d’un cairn. C’est le groupe des personnes intéressées par la nature du projet qui dirige l’ensemble…. qui décide de poursuivre ou d’arrêter…. qui est proporiétaire de l’idée. C’est donc bien la nature du projet et sa construction qui fédèrent le groupe, qui le constituent ou le désagrègent. On avance en construisant.
Dans un mode de collaboration stigmergique, tous les membres du groupe ont le même objectif : un projet à réaliser, un objet à construire, un endroit où aller… Chaque étape dans l’avancée du projet est validée au fur et à mesure par le groupe. Un membre en désaccord peut quitter le projet… et le réintégrer par la suite. Pourquoi pas ? Tout le monde reste libre de faire ce qu’il veut, mais le groupe avance. Toute l’énergie est dépensée en communication entre les individus, en gestion des personnalités, en discussion et persuasion. On cherche tous les compromis possibles pour faire avancer les choses, mais il n’y a pas de vote. C’est l’intérêt général qui prévaut et la solution retenue sera celle qui intéresse le plus grand nombre de membres. Les mécontents sont libres alors de s’en aller ou de mener ensemble une démarche différente… toujours vers le même objectif.
Bien que ce mode de fonctionnement puisse être attirant, tout au moins intrigant, je conçois qu’il est difficile à mettre en pratique de manière systématique. Ceci-dit, rien n’empêche d’imaginer de le tester en certaines occasions. Il existe très certainement des méthodes d’animation et de réflexion pour contrôler un minimum le cadre de son application et l’utiliser à bon escient. Pour monter des projets innovants en recherche, surtout s’ils sont pluridisplinaires, c’est une méthodologie qui favorise très certainement la créativité.
Quoi qu’on en pense, voilà une piste intéressante à creuser…
…rien de très original quand on a six pattes !