La recherche, une organisation « intelligente » ?
Dans son ouvrage intitulé « La Cinquième Discipline » (The Fifth Discipline, the Art & Practices of the Learning Organization, Editions FIRST, 1991), réédité en 2012 (version française cosignée avec Alain GAUTHIER, collègue de l’auteur et consultant en développement d’équipes dirigeantes), Peter SENGE, professeur au Massachussetts Institute of Technology (MIT), directeur du Learning Center de la Sloan School of Management du MIT, associé fondateur du cabinet de conseil Innovation Associates et fondateur de la Society for Organizational Learning (SOL), décrit ce que sont les organisations « intelligentes », celles qui luttent contre le cloisonnement et la dilution de leurs forces pour penser et travailler de manière globale. Son ouvrage s’adresse aux manageurs désireux d’élever le niveau de performance de leur entreprise en y associant leurs collègues dans un véritable esprit d’équipe. Les cinq disciplines qui se combinent pour construire ces organisations dites « intelligentes » sont la maîtrise personnelle, la remise en question des modèles mentaux, la vision partagée, l’apprentissage en équipe et enfin, la pensée systémique ou cinquième discipline.
En lisant l’ouvrage de Peter SENGE, il apparait évident que les conseils prodigués par l’auteur peuvent dépasser le cadre d’institutions entrepreneuriales pour être suivis dans d’autres mondes comme par exemple celui de la recherche. Qu’il s’agisse seulement de s’en inspirer, avant de pouvoir éventuellement les appliquer au management d’une équipe de recherche ou à l’activité de recherche elle-même, ces cinq disciplines nous conduisent à nous poser de nombreuses questions. La recherche est-elle une activité purement pointue… purement spécifique ? Le chercheur est-il contraint à toujours plus se spécialiser ? Quel que soit son domaine de compétences, a-t-il envie, voire la possibilité, de l’élargir à d’autres champs d’investigation ou de réflexion ? Une activité de recherche, la plus spécifique soit-elle, peut-elle être plus toujours liée à des questions de société ? Qu’en est-il de la responsabilité sociale et sociétale du chercheur ? La recherche est-elle une activité qui se manage ? La cinquième discipline a-t-elle sa place dans l’univers des chercheurs ? Peut-on imaginer qu’une équipe de recherche puisse s’inspirer au quotidien de cette pensée globale et de son apprentissage organisationnel ? Peut-on construire des équipes de recherche avec de telles ambitions ? Est-il utile de sensibiliser les chercheurs et notamment les doctorants à l’univers des organisations « intelligentes » ? Comment une école doctorale impliquée dans la formation des jeunes chercheurs peut-elle apporter sa pierre à l’édifice ?…
Bien sûr, il ne s’agit pas de répondre ici à chacune de ces questions, mais peut-être de commencer à imaginer des pistes de progrès qui soient applicables à l’univers de la recherche. On pourrait réfléchir à ce qui permettrait aux chercheurs évoluant dans des univers bien souvent cloisonnés et donc peu enclin à la transdisciplinarité et au raisonnement systémique de s’approprier quelques idées, hypothèses et démonstrations, comme le propose l’ouvrage de Peter SENGE. Il s’agirait de voir si certaines d’entre elles ne pourraient pas proposer une autre vision de la recherche et de ses modes d’organisation ? Faire évoluer son activité de recherche et son mode de management de manière à réinventer de nouvelles formes d’équipes apprenantes et « intelligentes », au-delà des thématiques scientifiques, voilà qui pourrait conduire à transformer le monde la recherche. Quant au rôle que pourraient jouer les institutions et organismes participant à la formation des jeunes chercheurs, telles les universités et leurs écoles doctorales, on pourrait attendre d’elles qu’elles sensibilisent les doctorants et leurs encadrants les plus proches aux cinq disciplines, tout au moins qu’elles leur en parlent. La question est posée…, reste à en évaluer l’intérêt !
A noter qu’il existe depuis 2010 sur « LinkedIn » un groupe de discussion pour pratiquants de la cinquième discipline et intitulé : « Fifth-Discipline-Practitioners as per Dr Peter Senge’s Landmark Publication ». Il vous est ouvert en cliquant sur le lien ci-dessus.
La maîtrise personnelle.
La première des cinq disciplines est la « maîtrise personnelle ». Cette aptitude est étroitement liée à notre niveau de compétences personnelles, en d’autres termes à notre savoir-faire. Elle peut aussi se définir comme notre capacité à se dominer. C’est par la connaissance et la maîtrise de soi que nous pouvons atteindre nos objectifs. Par cette discipline, on apprend à approfondir notre approche des choses et à concentrer toute notre énergie sur la réalisation de nos projets.
L’ouvrage de Peter SENGE présente une série d’exemples nous permettant d’acquérir, voire de perfectionner, notre maîtrise personnelle. Il stipule notamment que les organisations n’apprennent que si leurs membres apprennent eux-mêmes. A noter qu’il ne s’agit pas d’apprendre dans le sens d’enrichir son répertoire de connaissances, mais plutôt d’être capable de développer ses capacités à atteindre ses objectifs. Cette piste de réflexion peut se transcrire au monde de la recherche et au quotidien des chercheurs. Qu’apprennent-ils en dehors de leur champ de compétences scientifiques ? Ont-ils toujours la possibilité en interagissant avec leurs collègues, notamment ceux d’autres domaines scientifiques, de faire évoluer leurs compétences hors-recherche ? Comment se font les échanges entre chercheurs de domaines complètement différents ? Sont-ils recherchés ou évités ? Quelques questions qui mériteraient d’être abordées dans les univers de recherche ignorant malheureusement le travail collectif et les réflexions pluridisciplinaires. Il en existe un certain nombre.
Quand il évoque la connaissance et la maîtrise de soi, l’auteur élargit son propos à ce qu’il nomme la sollicitude authentique. Il s’agit de la capacité à se concentrer sur un but ultime, pierre angulaire de la maîtrise personnelle, mais qui reste abstraite car c’est juste une orientation. Le but ultime est néanmoins précis. Il incarne la vision, la destination. Celle-ci doit être concrète. La principale qualité de la maîtrise personnelle est de rester fidèle à cette vision. Il s’agit de regarder la réalité en face. La juxtaposition entre la vision recherchée et une analyse lucide de la réalité, c’est à dire là où nous en sommes par rapport à ce que nous désirons, donne lieu de manière surprenante à l’émergence d’une tension créative. Faire preuve de maîtrise personnelle consiste donc aussi à vivre sa vie comme un acte créatif et non trop souvent comme une réaction au contexte environnemental.
Dans l’univers complexe et souvent confiné du chercheur, le questionnement à ce sujet est sans limite. Comment peut se définir la créativité ? Comment peut-elle s’exercer ? Est-elle liée uniquement aux thématiques de recherche auxquelles le chercheur s’intéresse ? Peut-elle s’étendre aussi à la façon dont il utilisera le résultat de ses recherches ? Est-elle aussi présente dans le mode de management de l’équipe de recherche et des projets qui y sont menés ? Quand peut-on parler de tension créative dans une équipe de recherche ?… Vastes interrogations !
Bien en amont, la formation doctorale devrait sensibiliser à cela ses étudiants et dès leur première année de thèse. Elle devrait leur expliquer l’importance de repérer dans un premier temps leurs compétences hors-recherche et de s’employer à les développer progressivement. Elle devrait aussi les aider à s’employer à l’acquisition et au développement de nouvelles compétences, celles dont on explique aux jeunes, lors de leur formation en école d’ingénieurs ou de business et management, qu’elles sont indispensables à la construction de leur projet professionnel.
Autre considération et d’importance,… la pratique de la maîtrise personnelle nécessite d’avoir toujours une attitude positive. Cela est loin d’être évident, notamment quand les événements vont à l’encontre de l’avancée des projets. Ce qui est monnaie courante dans le monde de la recherche. Cette maîtrise de l’attitude positive devrait également s’apprendre dès les premières années d’activités professionnelles, donc dès le travail de thèse pour un doctorant. Il s’agirait pour lui de commencer à cultiver sa vocation de chercheur et de passer chaque étape de la thèse comme une avancée vers l’objectif qu’il s’est donné. Il devrait apprendre dès le début de sa vie professionnelle à utiliser les forces qui s’opposent à lui et non à y résister en s’épuisant. Tout cela doit se faire en restant soi-même, en gardant confiance en soi et en ses collègues. Dans une équipe de recherche, sans doute plus qu’ailleurs, on n’arrive pas sans mal à réaliser ses projets. C’est un long chemin, un apprentissage permanent, celui qui permet véritablement d’apprendre au sens des cinq disciplines.
Enfin, pour introduire la maîtrise de soi, dans une équipe de recherche comme dans toute organisation, il ne faut absolument rien imposer. Chacun doit se sentir libre d’apprendre à se connaître et à évoluer. Le développement personnel des chercheurs, doctorants compris, n’est possible que dans un environnement propice, celui qui laisse à chacun un minimum de liberté. L’expression des avis personnels, comme ailleurs, doit être sans cesse encouragée. Il convient d’accepter d’écouter les autres et de favoriser par son comportement le dialogue et les échanges. Cela doit pouvoir se faire lors de discussions sur des sujets scientifiques, bien sûr, mais aussi sur des problématiques de vie au quotidien. Cela sous-entend bien évidemment que les cadres les plus expérimentés, du directeur au maître de thèse, se rangent au côté du doctorant et qu’ils travaillent chaque jour à devenir pour lui des modèles, sinon des exemples, de maîtrise personnelle. Challenge ambitieux, mais qui nous conduit dans la bonne direction.
La remise en question des modèles mentaux.
La deuxième discipline est la capacité à « remettre en question ses modèles mentaux », c’est-à-dire ses idées préconçues. Elle nous permet d’échapper à nos fixations culturelles, celles-ci étant surtout d’ordre éducationnel. Il s’agit de sortir des aprioris et des préjugés. Dans le domaine scientifique, on pensera aux paradigmes et aux modèles établis… Au niveau managérial, il s’agira des modes d’organisation réplicatifs choisis par de nombreuses équipes de recherche. Dans les deux cas, le renoncement aux modèles mentaux nécessite d’accepter de se diriger vers les autres, leurs idées, et par conséquent de s’autoriser à explorer de nouveaux champs d’interprétation,… donc de liberté.
Les modèles mentaux nous empêchent de prendre des initiatives en dehors de celles que l’on a testées plus de cent fois. Ils peuvent même nous conforter dans la résistance au changement. Alors comment y échapper ? Pour les chercheurs, la gageure est à double niveau. Sur le plan de la recherche, des questions se posent. Comment choisit-on nos thématiques de recherche ? Qui dicte nos projets ? Comment développer un projet en dehors d’axes prédéterminés ? Comment interpréter un résultat ou une observation avec un angle différent de celui de ses pairs ? Comment repérer un paradigme scientifique pour éventuellement lui échapper ? Comment organiser des débats et discussions qui sortent de cadres conventionnels ?… En ce qui concerne le management de la recherche, la question reste celle d’être en mesure d’imaginer d’autres modes de fonctionnement, d’échanges d’informations, de discussions, de confrontation avec les autres et finalement de prise de décision. Les innovations en matière de management de la recherche sont plutôt rares, surtout dans les équipes les plus anciennes, les mieux établies. Elles le sont aussi dans le domaine de la recherche lui-même. Bien que les chercheurs fassent preuve d’imagination pour explorer de nouveaux territoires, beaucoup trop sont encore tentés de répliquer des modèles préexistants, ceux qui ont fait leur preuve par le passé et dont on pense qu’ils puissent être immortels. Les innovations sont malheureusement limitées par l’image habituelle que l’on se fait du monde, par des fixations profondément ancrées en nous, celles qui limitent nos pensées et influencent nos actes. Ce sont nos modèles mentaux qu’il convient de remettre en cause pour retrouver un esprit critique et davantage de liberté d’action.
Dans son ouvrage, Peter SENGE nous explique qu’il existe des organisations « hiérarchiques », plutôt classiques et habituelles, dont les maîtres mots sont diriger, organiser et contrôler et d’autres, plus innovantes, qu’il qualifie d’organisations « intelligentes » et qui privilégient la vision, la valeur et les modèles mentaux. Dans une équipe de recherche, ne serait-ce que par l’éducation académique des chercheurs qui la composent, il est particulièrement difficile de passer d’un mode de management à l’autre. Le management habituel, dans le meilleur des cas, s’organise de façon plutôt « hiérarchique ». Les rôles sont généralement bien établis entre la direction de recherche, son administration et les opérationnels, des chercheurs les plus confirmés aux doctorants. Il est alors assez aisé de se retrouver emprisonné dans la routine de son activité de recherche et de l’organisation dans laquelle elle se fait. Au pire des situations, notamment quand elles deviennent défensives, on peut se laisser entrainer dans ce que Peter SENGE nomme le talent d’incompétence.
Pour lutter contre cela, des règles de « savoir-faire » et de « savoir-vivre » existent dont il faut pouvoir s’inspirer. La formation doctorale devrait prendre cela en compte et proposer à ses jeunes chercheurs de s’exercer à les utiliser. C’est autant de capitalisation pour leur permettre de contribuer plus tard à la constitution d’une véritable équipe de recherche. Il s’agit de développer les capacités de chacun à réfléchir et à examiner chaque situation. Dans le premier cas, il est important de différencier ce que l’on observe, c’est à dire les faits, de ce que l’on croit voir, soient les généralités ou les idées préconçues. Il s’agit de différencier le non-dit de ce qui est effectivement exprimé. Dans le deuxième cas, le savoir-faire est celui d’apprendre à rester objectif en menant de réelles investigations. Il faut pour cela s’habituer à expliciter son raisonnement et argumenter par rapport aux faits sur lesquels il repose. Il faut aussi s’inspirer des autres en écoutant attentivement ce qu’ils disent, comme par exemple leurs propositions de solutions à un problème, surtout quand elles sont différentes des siennes. Bref, il faut inviter les membres de son équipe à une nouvelle façon d’interagir au quotidien, aussi bien au niveau du travail qu’à celui de ses interactions avec les autres, tout cela pouvant devenir source d’un apprentissage créatif.
La vision partagée.
La troisième discipline est celle de la « vision partagée » qui est liée à la définition d’un projet collectif. Comme son nom l’indique, elle propose de partager une même vision de l’avenir, de ce que nous désirons créer ensemble. Ce projet commun doit susciter l’enthousiasme en dynamisant et en poussant le collectif à s’élever au-dessus du quotidien. Comme le dit Peter SENGE, cela fait que l’équipe devient « notre équipe » ! La vision partagée implique nécessairement un engagement de chacun basé sur le dynamisme et l’envie et non sur le fait de suivre simplement ce qui est dicté par les appréhensions du quotidien ou les craintes du futur. Pour réussir dans cette discipline, l’auteur nous invite à encourager les visions personnelles et à favoriser leur transition vers la vision partagée. Une organisation dite « intelligente » doit d’abord aider chacun de ses membres à définir, puis adopter sa vision personnelle. Pour un chercheur, cela correspond évidemment à ses projets de recherche et son projet professionnel, ce dernier étant lié à son évolution de carrière. C’est le niveau scientifique, le niveau d’excellence et le positionnement dans la hiérarchie de l’équipe, particulièrement celui permettant la prise de responsabilités et la part aux décisions. La définition de son projet personnel est la meilleure façon pour un chercheur de combattre la routine, l’attentisme et le suivisme au profit de l’engagement, du dynamisme et de la créativité. Ensuite, pour passer de cette vision personnelle à la vision partagée, il faut que cette dernière soit construite en équipe,… on devrait dire co-construite. On préfèrera pour cela des méthodes ascendantes (bottom-up) aux descendantes (top-down), même si une approche mixée puisse être finalement plus proche de la meilleure solution.
La construction d’une vision partagée, qui plus est dans la recherche, est un travail long et fastidieux. Il ne finit jamais car le projet ainsi défini devra sans cesse être réinterrogé. Cela nécessite que le groupe tienne constamment compte de la vision de chacun de ses membres, de l’ensemble des visions personnelles, qu’il sache réagir face à cinq attitudes qui sont dans l’ordre décroissant pour Peter SENGE : l’engagement, l’adhésion, la collaboration sincère, l’obéissance rétive, l’apathie et la rébellion. Une fois construite la vision partagée, équivalente au « quoi », il faut y ajouter sa vocation, sa raison d’être qui correspond au « pourquoi » et ses valeurs, synonymes du « comment ». Ces notions directrices sont indispensables pour mobiliser l’engagement et les énergies de tous dans une même direction et en esprit d’équipe. Elles permettent surtout la réalisation d’un projet collectif que l’on qualifiera d’abouti.
La formation doctorale devrait prendre sa part dans cette troisième discipline. En effet, parmi les questions qui devraient se poser aux doctorants, mais qui malheureusement ne leur viennent que très rarement au début de la thèse, on notera : Quel est mon projet professionnel au-delà de faire uniquement de la recherche ? Comment commencer à le définir clairement ? Avec qui ? Quel type de recherche (plutôt fondamentale, académique, appliquée, expérimentale, spécifique, pluridisciplinaire, transdisciplinaire, en lien avec le développement, innovante,…) aimerait-on faire ? Quels environnements ou domaines d’application pourraient nous intéresser à l’avenir ? Comment se construire un réseau hors-recherche pour envisager d’explorer ces pistes professionnelles ?… Sans doute qu’avec le temps, les missions d’une école ou d’un collège doctoral(e) se positionneront davantage sur l’accompagnement du doctorant dans la réflexion autour de ces questions. Cela permettrait au jeune chercheur de commencer à anticiper sur l’avancée de son projet professionnel et de profiter de toutes les bonnes occasions pendant la thèse pour accumuler des « points » hors-recherche, ceux qui permettent de se mettre dans une position favorable au moment de la recherche d’emploi, une fois le doctorat obtenu. Dans bon nombre de contextes de recherche, les doctorants ne sont pas invités à adopter cette posture, bien au contraire. Ils se retrouvent plus ou moins isolés dans leur sujet de thèse sur lequel on leur demande de se concentrer et de travailler à 200%. Ces années de travail se transforment ainsi pour certains en une « mauvaise prépa » au métier de chercheur pendant laquelle personne ne les aide vraiment à se construire une vision personnelle pour les années postdoctorales, maintenant leur illusion de devenir chercheur juste par leur niveau de publications. La construction d’une vision personnelle nécessite de s’affranchir d’œillères en la matière. Bien sûr, elle n’empêche pas de passer des concours et de postuler à un poste de chercheur à plein temps, bien au contraire. Elle aide juste le doctorant à élargir son champ de compétences pendant la thèse et à mettre de son côté toutes les chances d’exercer à l’avenir un métier en lien avec une activité de recherche.
L’apprentissage en équipe.
La quatrième discipline est « l’apprentissage en équipe ». Elle encourage à l’écoute active et le dialogue constructif. Elle stimule les interactions dans un groupe en générant une réelle capacité à apprendre de chacun. Elle peut aussi transformer un groupe d’individus, c’est à dire une somme de talents, en une véritable équipe composée de collègues ayant envie d’apprendre ensemble. Cela nécessite forcément un esprit d’équipe et de la cohésion. Alors comment faire pour que l’intelligence d’une équipe se développe ? Comment transformer cette équipe en organisation « intelligente », un système qui permette à chacun de ses membres de se développer ? Selon Peter SENGE, « apprendre en équipe signifie apprendre à… apprendre ensemble ! ». C’est une discipline basée sur la pratique et en des lieux d’expérimentation souvent bien déterminés. L’apprentissage en équipe est la discipline qui produit l’unité d’action. Elle permet au potentiel d’intelligence de chacun de ses membres de diffuser à travers le groupe et plus largement dans son environnement de travail. Le talent de l’équipe devient alors supérieur à la somme des talents individuels. Pour ce faire, il convient de pratiquer de manière équilibrée le dialogue, c’est-à-dire des échanges libres et ouverts avec une grande capacité d’écoute, puis la discussion, c’est-à-dire la présentation et la défense d’une série d’opinions. Pour un dialogue de qualité, il faudra freiner ses aprioris, ses postulats (lutter contre ses modèles mentaux), voire les remettre en cause le cas échéant et considérer les autres comme des alliés dans la quête de solutions. L’idéal est d’avoir une méthode d’animation qui fasse respecter des règles de bonne conduite et qui permette que ce dialogue perdure et progresse. C’est uniquement lors de la discussion, dernière phase du processus, que l’on pourra déboucher sur des décisions raisonnées et donc plus souvent efficaces. Ces méthodes d’apprentissage sont applicables bien sûr dans une équipe de recherche, pourvu qu’elle s’en donne les moyens. Pour Peter SENGE, les sept obstacles à ce type d’apprentissage sont : je suis à mon poste – l’ennemi est au-dehors – l’illusion de la proactivité – la fixation sur les événements – la parabole de la grenouille ébouillantée – l’illusoire apprentissage par l’expérience – le mythe de l’équipe de direction. A lire dans l’ouvrage, si vous voulez en savoir plus.
La pensée systémique.
La cinquième discipline est à la fois la dernière et les cinq toutes à la fois. C’est « la pensée systémique », soit la pratique au minimum des quatre disciplines. Mais ce n’est pas tout. C’est elle qui permet de les combiner afin d’aboutir à un mode de management global. Elle agit en sorte que le résultat obtenu par des méthodologies qui permettent d’apprendre aussi bien de soi que des autres représente bien plus que la somme de quatre disciplines, aussi efficaces soient-elles chacune. La cinquième discipline est donc la plus complexe car elle suppose de commencer à maitriser les quatre premières.
La pensée systémique est la discipline qui nous pousse à concevoir les choses dans leur intégrité, c’est-à-dire de manière globale. Elle privilégie le raisonnement systémique, celui qui s’intéresse aux interactions et aux changements plutôt qu’aux faits eux-mêmes ou aux simples relations de cause à effet. Elle obéit à onze lois aux intitulés évocateurs : les problèmes d’aujourd’hui viennent des solutions d’hier – plus vous poussez dans un sens, plus le système pousse dans l’autre – un peu de progrès précède beaucoup d’inconvénients – la solution de facilité vous ramène au problème de départ – le remède peut être pire que le mal – qui va lentement va plus vite – les rapports lointains des effets et de leurs causes – de petits changements peuvent provoquer de grands résultats – on peut avoir le beurre et l’argent du beurre, mais pas en même temps – un éléphant coupé en deux ne fait pas deux petits éléphants – les reproches ne sont pas de mise. Pour chacune d’entre elles, il est possible de trouver une application dans le mode de management d’un groupe de recherche et des pistes d’amélioration permettant d’obtenir une meilleure cohésion d’équipe vers un projet commun tout en tenant compte des contraintes environnementales.
Pour Peter SENGE, la pensée systémique nécessite surtout « l’ouverture d’esprit ». Une ouverture vers les autres en acceptant de parler sincèrement des problèmes importants et une ouverture vers soi en acceptant de remettre ses propres idées en cause. Cela se fait en luttant contre les certitudes, celles engendrées par nos fixations. La pensée systémique liée à l’ouverture d’esprit nous ouvre les yeux en nous montrant qu’une solution n’est jamais unique. Elle nécessite d’apprendre en équipe. Pour cela, il existe des outils qui évitent au manager (au directeur de l’équipe de recherche, par exemple) de trouver de petites solutions et à court terme. Dix séquences de bases, décrites avec détails et illustrations dans l’ouvrage, sous la forme de schémas dynamiques, peuvent jouer ce rôle. Il s’agit de : la croissance limitée – la solution anti-symptôme – s’en remettre à l’intervention d’un tiers – le processus de régulation avec un effet retard – les remèdes qui échouent – l’érosion des objectifs – l’escalade – le succès va au succès – la tragédie du bien commun – la croissance et le sous-investissement. A lire avec grand intérêt !
La pensée systémique n’est pas abstraite. Elle donne réellement « le pouvoir au terrain ». Elle suppose par exemple d’accepter la décentralisation du pouvoir en donnant des responsabilités aux collègues, acteurs sur le terrain. L’évaluation de la qualité du travail doit alors se faire en mensurant leur aptitude à la réflexion et à l’apprentissage en équipe. Elle doit aussi et surtout permettre la prise de risque si elle veut être efficace. Elle ne néglige pour autant pas le manager, bien au contraire. Elle lui demande par exemple de trouver du temps pour apprendre, du temps pour s’engager dans des réflexions plus approfondies, et même de bien choisir entre ce qui fait partie de sa vie professionnelle ou de sa vie privée. Il faut choisir ce qui est important pour soi et faire des choix. Elle définit le nouveau rôle du manager responsable, celui qui consiste à bâtir une organisation dans laquelle les collègues de travail comprennent la vision et travaillent à l’amélioration de leurs modèles mentaux.
La cinquième discipline à portée des doctorants.
Depuis leur création à l’aube des années 2000, les écoles doctorales se sont spécialisées dans l’accompagnement des doctorants tout au long de leur travail de thèse. L’une de leurs missions, sinon la principale, est de favoriser leur insertion professionnelle, une fois le doctorat obtenu. Certaines d’entre elles se sont organisées en collège doctoral à l’échelle régionale pour mener des actions plus transversales. On peut citer par exemple l’organisation d’événementiels comme les Doctoriales, Doc’Emploi, le Nouveau Chapitre de la Thèse, l’accueil de doctorants étrangers,… Aujourd’hui, la question se pose d’aller un peu plus loin avec notamment la sensibilisation à l’entreprise et pourquoi pas aussi à l’entrepreneuriat ? On pense plus particulièrement à des entreprises ou des institutions engagées dans la recherche et le développement ou dans l’innovation. Dans ce cadre, on pourrait imaginer que des pratiques de management comme celles inspirées par les cinq disciplines de Peter SENGE puissent s’avérer utiles aux doctorants désireux de mener leur thèse dans un environnement plus apprenant et plus proche de ce que seront les organisations « intelligentes » de demain, celles dans lesquelles ils aimeraient faire carrière.
La pratique des cinq disciplines peut commencer pendant la thèse, même si l’environnement de travail ne s’y prête pas. Elle permet au minimum au doctorant de prendre de bonnes habitudes et au mieux qu’il puisse contribuer à faire évoluer la cohésion d’équipe dans le bon sens. On parle ici des doctorants, mais cela concerne aussi tous les membres de l’équipe de recherche, des plus confirmés aux plus novices en incluant les fonctions supports. Une école doctorale, ou un collège doctoral, devrait proposer des formations ou des initiations à quelques pratiques de management, au sein desquelles trouveraient leurs place les cinq disciplines de Peter SENGE.
Qui peut imaginer meilleur chercheur… ?
Bien évidemment, le monde de la recherche s’organise différemment d’un domaine scientifique à l’autre, d’une équipe à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre… Il ne s’agit pas à travers ces quelques pages de vouloir le révolutionner. Il est seulement question de lui proposer quelques pistes d’évolution de manière à le sortir un peu des sentiers battus. Nous sommes tous d’accord, l’excellence de la recherche doit rester basée sur le niveau des publications et la reconnaissance par les pairs, mais se limiter à cela peut faire oublier que les chercheurs sont aussi capables d’apporter des solutions à des questions sociétales, de répondre à des questions complexes ou d’apporter des éclairages éclairés à des problématiques diverses et variées et ceci dans un temps relativement court. Ce sont des acteurs sociétaux essentiels, pour ne pas dire indispensables. Aussi, et pour qu’ils soient plus ouverts aux complexités de ces questionnements, pourquoi ne pas les inciter à adopter des réflexions plus transversales, une ouverture plus grande aux disciplines dans lesquelles ils ne publient pas, des pratiques de recherche pluri- à trans-disciplinaires, voire des modes de management de leurs équipes un peu moins « hiérarchiques » et donc plus « intelligents ». C’est le sens de cet article, inspiré par la lecture d’un ouvrage qui ne leur était pas forcément destiné, mais qui devrait les inspirer. Bien plus qu’une méthode de management, la cinquième discipline s’apparente à une façon de vivre et à celle de mener sa vie professionnelle en équipe et avec du sens. Après tout, qui peut imaginer meilleur chercheur que celui qui se connait mieux, qui est capable de se maîtriser, qui ne se laisse pas dominer par ses aprioris, qui partage un projet commun avec ses collègues, qui apprend en équipe bien au-delà de son domaine de recherche et qui pense et agit de manière globale, pour ne pas dire systémique ? A vous de juger !
A Lille, le 7 janvier 2014
Merci pour ce billet très stimulant.
Je serai ravi de vous inviter à un séminaire pour nos doctorants au CRI à Paris:
http://www.fdv-paris.org/en/ecole-doctorale-fdv/
Par ailleurs, il me semble que cette réflexion sur les organsiations apprenantes pourraient être aussi étendus aux écoles et aux universités…
Peut-être l’occasion d’un prochain billet et/ou d’une discussion que j’iamgine passionante.
A bientôt j’espère
François
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ce qui est fou c’est de ne pas voir qu’un élève qui cherche la solution d’un exercice, ou a rédiger un texte, ou à faire quoique ce soit qu’i n’a pas déjà appris à faire est exactement dans la même situation qu’un chercheur scientifique et qu’un bébé qui fait ses premières expérience pour découvrir le monde qui l’entoure
et l’on n’apprend pas à rechercher: on dit cherche aux enfants mais on ne leur dit jamais comment
On retrouve ce que vous développez dans ce qu’un pédagogue (Bernard Collot) a mis en pratique et théorisé pour au moins l’école primaire et le collège dans ce qu’il a appelé « une école du 3ème type » ou encore « l’école de la simplexité » en allant plus loin que les pédagogies actives ou Freinet. Ses bouquins mériteraient d’être lus.
Chaque entreprise peut etre consideree comme un systeme vivant operant au sein d’un ecosysteme . A l’interieur de l’entreprise, comme dans un organisme multicellulaire, chaque membre est lui-meme attentif a cet ecosysteme. Dans l’entreprise apprenante, chaque membre apprend les uns des autres. Cette communication transversale permet l’emergence du vivant qu’il soit innovation , intelligence collective ou adaptation permanente a l’ environnement . C’est ce qui assure le developpement durable de l’organisation.
Ces recherches sur l’organisation apprenante ont ensuite largement inspire les etudes sur la gouvernance des organisations et l’importance de la transversalite et du dialogue dans les techniques de management.
Ces recherches sur l’organisation apprenante ont ensuite largement inspire les etudes sur la gouvernance des organisations et l’importance de la transversalite et du dialogue dans les techniques de management.