De la créativité à l'innovation

Ma classe n’est pas un champ de carottes !

Quel rapport peut-il y avoir entre la permaculture et l’innovation pédagogique ? Une illustration est donnée ici avec la « classe renversée », telle qu’elle est pratiquée à l’Université Catholique de Lille depuis 4 ans dans mon cours de génétique moléculaire.

J’ai été contacté récemment par une jeune ingénieure agronome, Louise Browaeys, qui prépare un livre sur la façon dont la permaculture peut gagner le terrain de l’entreprise et de l’éducation. Elle désirait m’interviewer pour recueillir mon avis sur la question et compléter ainsi l’un des chapitres de son futur ouvrage. Etant biologiste de formation, j’ai d’abord cru qu’elle s’adressait à mes connaissances en la matière. En effet, la permaculture est une conception de la culture biologique durable et responsable qui prend en considération de manière prioritaire la biodiversité des écosystèmes vivants. Cette pratique agricole qui a été théorisée au siècle dernier et que l’on présente aujourd’hui comme un nouveau mode de production écologique de fruits et légumes, signifie littéralement « agriculture permanente » ou plus explicitement « culture de la permanence ». Elle invite à cultiver ce que la terre peut donner de manière durable et responsable au sens écologique, en étant libéré des systèmes de production et de distribution industrialisés.

Dès le début de notre échange, mon interlocutrice m’a dit qu’elle ne me sollicitait pas pour avoir mon avis de biologiste, mais plutôt celui de l’innovateur pédagogique que j’étais devenu avec mon expérience de « classe renversée ». Son idée était de faire un parallèle entre les nouvelles façons de travailler en agriculture, en entreprise et dans l’éducation, frappée qu’elle était par les similitudes que l’on peut observer entre ces domaines. Elle souhaitait mettre en évidence que ces nouvelles formes d’agir, quels que soient les domaines concernés, sont écologiques, non pas uniquement dans le sens de la préservation de la planète, mais aussi dans celui du développement et de l’épanouissement des êtres vivants, soit-dit en passant des plantes à l’espèce humaine.

Des similitudes au départ un peu surprenantes, mais qui au fur et à mesure de notre entretien ne m’ont pas semblé si étranges que cela. En répondant à ses premières questions, je me suis rendu compte que je pratiquais aussi la permaculture avec ma « classe renversée », mais sans le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain. Je me suis dit que cette pratique permacole, si on la rapportait au « champ » de l’éducation, consistait finalement à « cultiver » différemment les apprenants et de façon plus écologique. Un raisonnement loin d’être absurde…

carottes

Je lui ai alors fait remarquer, l’image me venant en tête, que les carottes alignées  dans un potager me faisaient penser aux élèves alignés eux-aussi lors d’un cours magistral, organisation dans l’espace que je m’efforçais aujourd’hui de réduire au minimum, pour ne pas dire exclure de ma pédagogie. Dans mes cours en « classe renversée » qui sont inspirés de méthodes en do it yourself, les étudiants sont regroupés en fonction de leur diversité, notamment par équipes mélangeant des participants de niveaux académiques différents. Ils se disposent d’une façon qui n’a plus rien à voir avec celle de la salle de classe ou de l’amphithéâtre, c’est-à-dire en îlots avec la possibilité de se déplacer comme ils l’entendent tout au long de la séance, ce qui les invite à interagir les uns avec les autres, comme cela est décrit dans les principes de la permaculture. Ce niveau d’interactions, voire même l’interaction elle-même, n’existe pas quand je leur dispense un cours de manière « normale », c’est-à-dire « magistrale », face à eux du haut de l’estrade. En faisant travailler mes élèves en équipes et par îlots, j’essaye de créer de nouveaux petits écosystèmes dans lesquels se trouve le bon équilibre entre les différents profils. Dans la « classe renversée », contrairement à la « classe inversée », qui fournit quant à elle le contenu du cours aux étudiants, ceux-ci doivent le construire eux-mêmes et tester leur production sur le professeur, devenu pour l’occasion le seul « élève » de la classe (d’où le nom de « classe renversée »). C’est assez réussi, si je les interroge car ils apprennent à rechercher par eux-mêmes les informations nécessaires à la construction du cours, à les trier avec discernement, à interagir entre eux,… donc à apprendre différemment ! De la même façon qu’en permaculture agricole, nous favorisons et préservons ici la biodiversité ! Nous donnons une place à chaque apprenant en mixant leurs niveaux de connaissances et de compétences. C’est une forme de lutte contre la standardisation, telle qu’elle est soutenue par les biologistes qui savent depuis longtemps que la biodiversité garantit la vie durable d’une communauté vivante.

Ainsi, les fondamentaux de la permaculture agricole peuvent aisément être comparées à celle d’un enseignement interactif, voire co-élaboratif, comme celui qui est favorisé dans la « classe renversée ». Jugez-en plutôt…

En permaculture, on cherche d’abord à réorganiser l’espace de la manière la plus fonctionnelle possible. Il n’y a pas de modèle reproductible à l’identique. On ne clone pas de solution miracle. La disposition des espaces cultivés peut changer en fonction des conditions d’expérimentation, de la nature du sol, du climat, des espèces que l’on veut produire. On est à l’écoute du terrain. Le cœur de la méthode pour cela, c’est le design, en d’autres termes la planification de l’espace suite à une étude bien pensée. On va ainsi disposer chaque élément du potager ou du jardin de manière cohérente, en tenant compte de ce dont ont besoin les plantes pour croître et ceci de manière optimale sans apport d’engrais chimique ou de substance désherbante. Dans la « classe renversée », il en est de même. L’espace est organisé en îlots amovibles et non plus en rangées de chaises et de tables. Une classe active n’est pas un champ de carottes ! En fonction des exercices, on peut transformer cet espace pour tout ou partie de sa surface. Cela est laissé à la volonté des élèves qui vont pouvoir réorganiser la disposition du mobilier dans la salle de classe, y compris pendant les séances de cours. Ainsi, pour travailler à la construction d’un chapitre, préparer une présentation, dessiner des schémas sur les murs en Velléda ou sur des tableaux montés sur roulettes, ils ont besoin de se disposer de manière différente et ne s’en privent pas !

La permaculture privilégie les interactions bénéfiques entre les plantes. On placera par exemple, en les juxtaposant sur de petits espaces, des plants de courges, de haricots et de maïs. Cultivés ainsi ensemble, ces espèces végétales vont s’apporter de l’aide pour un bénéfice commun. Elles puiseront par exemple leurs nutriments à des profondeurs de sol différentes, ce qui leur évitera de rentrer en concurrence inutile. Les plantes qui poussent plus haut et plus rapidement que les autres peuvent servir de tuteur aux autres, tandis que celles qui ont de larges feuilles peuvent jouer un rôle de protection en limitant l’évaporation et en retenant l’humidité. On parle de multi-coopération sur un espace restreint. Dans une « classe renversée », on va organiser la biodiversité dans chaque équipe d’étudiants de manière à ce que les tâches puissent être réparties en fonction des compétences. Cela se fait grâce à un casting réfléchi. Les équipes sont composées d’étudiants de niveaux scolaires différents, allant de ceux qui sont parfaitement adaptés aux méthodes d’enseignement académiques, habitués à avoir de très bonnes notes, à ceux qui ont le plus de difficultés à suivre en cours, que ce soit en raison de problèmes de compréhension ou de mauvaise adaptation au système éducatif. Ils vont donc interagir de manière différente en essayant de mettre à profit cette diversité au service du groupe. Les étudiants considérés comme les « meilleurs » peuvent se mettre au service des autres pour les aider à mieux comprendre, les autres devenant à leur tour les « meilleurs », mais différemment, pour aller chercher de l’information sur le net qui devra être digérée par la suite. Dans chaque équipe, les personnalités s’expriment davantage en fonction des missions ou des exercices à réaliser. Certains étudiants prennent quelques ascendants sur les autres ou un peu plus de responsabilités, mais rien ne perturbe vraiment l’organisation de chaque équipe qui se fait sans aucune forme de hiérarchie.

En permaculture, chaque fonction qui bénéficie à l’exploitation doit être remplie par plusieurs intervenants. Les fertilisants pour amender le sol peuvent être fournis par les animaux, le compost végétal, ainsi que des sources originales de terreau comme la lombriculture, par exemple. La limitation de la propagation des parasites ou d’espèces de ravageurs peut être limitée par des insectes auxiliaires. Ces intervenants complètent les apports mutuels des plantes qui croissent les unes à proximité des autres et non plus dans des parcelles séparées et débarrassées de tout ce qui n’appartient pas à la même espèce et qui est considéré soit comme une mauvaise herbe, soit comme un compétiteur potentiel. Dans la « classe renversée », chacun s’efforce de travailler pour que le chapitre du cours soit construit le plus efficacement possible et de manière à être compris par les autres. On remarque que les étudiants les plus effacés se concentrent mieux dans la recherche de documents ou d’informations que ceux qui parfois prennent plus souvent la parole. Leur travail de chacun enrichit celui du groupe sans qu’il n’ait besoin de se faire une place de leader ou de responsable. En fonction des activités de recherche, de rédaction, d’explications, de présentation, ce ne sont pas toujours les mêmes qui se montrent les plus actifs. Il n’est donc pas nécessaire de réguler le niveau des personnalités dans chaque équipe. Cela se fait tout seul !

En permaculture, on cherche à densifier et intensifier la production sur de petites surfaces qui peuvent conduire à des productions différentes. On est à l’opposé de la production industrielle qui joue sur les volumes pour réduire les coûts. Dans la « classe renversée », on s’éloigne aussi d’une production exhaustive du savoir. Cette méthode ne permet pas en effet de couvrir 100% du contenu qui est transmis aux étudiants de manière magistrale et dont on sait par ailleurs qu’ils n’en assimilent pas la totalité… loin de là pour la majorité d’entre eux. Elle consiste à leur faire produire les deux-tiers ou trois-quarts qu’ils comprennent habituellement par les méthodes d’enseignement classiques, mais qu’ils assimileront mieux et retiendront de manière plus durable. Les enseignants qui pratiquent les pédagogies actives doivent lutter contre la « programmite », sorte de syndrome qui leur fait croire qu’ils n’ont pas fait leur travail correctement si la totalité du programme n’a pas été bouclée avec l’exhaustivité des connaissances à transmettre, jusqu’aux plus pointues et très souvent survolées. Dans la « classe renversée », on privilégie la qualité de ce qui est produit en petites équipes et assimilé par l’ensemble des étudiants au détriment de ce qui n’est perçu habituellement que par les majeurs de promotion.

Rien ne se jette en permaculture. Il s’agit de récupérer, faire circuler et utiliser des éléments nutritifs, ainsi que l’eau qui peut venir de barils de récupération, de gouttières ou de réserves ayant servi à d’autres usages. Le maximum d’eau et de matière organique doit être recyclé. Dans la « classe renversée », les étudiants recherchent des informations sur le web, dans les bibliothèques numériques en réseaux, dans les ouvrages sous toutes leurs formes. Ils peuvent s’échanger entre équipes ce qu’ils trouvent et même recycler de bons schémas ou de très explicites illustrations. Rien ne se jette non plus qui contribue à la bonne compréhension du cours. Même les questions de contrôle continu ou d’examen peuvent être récupérées avec pour chacune d’entre elles, les différentes façons d’y répondre. Tout est bon à analyser puisque le professeur ne fournit plus le cours avec ses illustrations. La diversité des sources s’en trouve élargie qui permet d’année en année et par esprit de recyclage de compléter et d’actualiser ce qui constituera le contenu des chapitres construits par les promotions successives d’étudiants.

La permaculture privilégie l’autonomie à la rentabilité. Elle invite à produire les ressources propres, nécessaires et suffisantes pour assurer l’essentiel de ses besoins. Inutile de surproduire. On se contente de ce qui est vital et qui peut être consommé directement ou stocké, voire transformé pour un autre usage. De même, le but de la « classe renversée » n’est pas de produire le plus de connaissances possibles à travers des kilomètres de chapitres rédigés les uns à la suite des autres. Il s’agit de produire ce qui est juste nécessaire et suffisant à la bonne compréhension des notions correspondant au programme de l’année. En cela, elle s’avère rentable car le temps passé en cours est focalisé sur ce qui sera compris par les étudiants et uniquement. Au sujet de l’autonomie, c’est dans la méthode de production des connaissances que la « classe renversée » se distingue des pédagogies classiques. L’organisation du travail peut être différente d’une équipe à l’autre, selon la décision de ses membres. Le travail de chacun est distribué en fonction des envies. Une très grande autonomie est laissée à chaque équipe dans la façon d’organiser le temps de recherche des informations, la rédaction des chapitres, la construction des questions pour l’examen. Il s’agit juste de respecter les livrables pour le bon fonctionnement de l’ensemble du travail de la promotion et la cohérence dans l’avancée du cours. A titre individuel, l’autonomie est aussi la règle du jeu dans la mesure où chaque étudiant peut choisir la manière qui lui convient le mieux pour contribuer au travail collectif, que ce soit en faisant des recherches bibliographiques, en rédigeant, en expliquant aux autres ou en participant aux présentations orales. Dans chacune de ces tâches, il progressera en compétences d’une manière différente de ses camarades de classe.

Enfin, la permaculture ne se limite pas à un mode de production, aussi écologique soit-il, mais aussi à un art de vivre, un état d’esprit basé sur les échanges, le partage, le respect des autres aussi bien que celui de son environnement. C’est avant tout une démarche philosophique dont les trois piliers qui sont le « soin à la terre », le « partage équitable » et le « soin aux gens » présentent le même niveau d’importance. Cette démarche aide à faire évoluer sa façon de faire, à passer d’une approche cartésienne à une approche systémique et holistique. Dans les méthodes de travail collaboratives, comme la « classe renversée », on insiste aussi fortement sur les règles à respecter comme l’écoute, la bienveillance, la tolérance et le respect des autres pour réussir dans la réalisation de ses objectifs. On remarque en pratiquant ces approches innovantes les effets bénéfiques sur la dynamique de groupe, l’interaction entre les participants, le potentiel de création collective,… en d’autres termes la résurgence du lien social. On est alors vraiment très loin d’une classe dite « normale » dans laquelle les « carottes » alignés en rangées régulières écoutent sagement le « jardinier » leur transmettre le savoir en les arrosant du contenu de ses connaissances.

Jean-Charles Cailliez, 31 octobre 2017

Commentaires (2)

  1. Raquel CORRÊA

    Très enrichissant cet article! C’est impressionnant que l’on insiste toujours sur les anciennes méthodes pédagogiques, encore que soit flagrant le combien elle rend malheureux les jeunes chercheurs (je me refuse à les appeler d' »élèves »). Issue du métier de l’innovation technologique, j’essaie de me tourner vers l’éducation, notamment les lycées, pour essayer de travailler les projets autrement avec les jeunes, surtout les moins favorisés, car pendant 16 ans au sein d’instituts technologiques, auprès de chercheurs du doctorat et du pos doctorat, je remarquais qu’ils avaient beaucoup du mal à travailler collaborativement et à partager des informations, des connaissances, moins encore les résultats de leurs expériences. J’ai laissé tomber et décidé d’aller plus en amont.

    Ce qui pose problème dans cette approche de « permaculture », où je trouve heureusement des points communs avec mon projet « atelier collaboratif de projets », c’est qu’elle enlève le protagonisme des enseignantes et ils ne l’acceptent pas. Ici, dans un village où je me trouve au Brésil, je fais clairement ce constat. C’est une espèce de zone de confort, personne ne veut la perturber. J’en suis convaincue. J’espère qu’en France j’aie un peu plus de chance… L’éducation ne figure pas parmi les priorités de ce pays-là. Le peuple semble y être violemment allergique. Hélas!

    Bravo pour votre article et pour l’initiative de la jeune ingénieure agronome.

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  2. JC2

    Merci pour votre message. Je suis à votre disposition si vous voulez en savoir plus sur nos activités en innovation pédagogique. N’hésitez pas à nous solliciter. Cordialement, JC2

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