De la créativité à l'innovation

Je déteste l’innovation !

Innover, innover… il faut innover ! Toujours le même discours, la même injonction, comme s’il fallait absolument innover quelle que soit la situation, comme s’il était urgent de s’y mettre rapidement pour ne pas disparaître, comme s’il était évident que l’on n’ait plus le choix ! Nombreux sont ceux qui nous poussent à franchir ce pas, sous peine de nous plonger irrémédiablement dans la catégorie des « has been », des dépassés, de ceux qui n’ont pas encore compris que le monde avait changé et qu’il fallait absolument ne plus se comporter comme avant. Refuser d’innover nous stigmatiserait comme ceux qui, non seulement ne veulent rien changer, mais s’emploieraient de plus à mobiliser leurs forces pour organiser la résistance au changement.

La bonne question serait peut-être de se demander pourquoi innover si l’on n’en perçoit pas la nécessité ou simplement si l’on n’en a pas envie ? Pour quelles raisons céder alors à l’injonction ? Est-ce suffisant de s’entendre dire qu’il faut absolument le faire et… point barre ? Qui plus est, quand cette « invitation » provient d’experts ou de sachants qui s’évertuent à vous faire comprendre, avec très peu d’humilité, qu’ils ont perçu la complexité du monde, et qu’après vous l’avoir expliquée, vous allez avoir immédiatement envie de les rejoindre dans la quête du graal… de leur graal, peut-être ?

L’innovation sonne comme le leitmotiv du XXIème siècle, dans la bouche de ceux qui nous la « vendent » comme la recette miracle à la réussite de nos projets ou la résolution de nos problèmes. Le monde a changé de manière fulgurante, irrémédiablement, aussi nous ne pouvons plus réfléchir et fonctionner avec les mêmes règles. Le changement c’est maintenant ! Charge à nous d’être plus créatif et de toujours inventer, ou réinventer, de nouvelles façons de faire. Comment résister à ce genre de prosélytisme, parfois si convaincant ?

Une autre injonction à innover peut corser l’affaire : il faut être disruptif ! Autrement dit, ne pas se contenter de changer la façon de faire les choses, mais bien d’en faire d’autres, complètement différentes. L’innovation incrémentale, celle qui « transforme », doit laisser la place à l’innovation de rupture, celle qui « disrupte ». Le nouveau credo est lancé… Vive la disruption ! Que penser de cette nouvelle tendance comme si cela ne suffisait pas d’avancer dans ses projets, mais qu’il fallait aussi se démarquer des autres et radicalement ? Ce n’est pas toujours dit ainsi, mais très souvent sous-entendu car « être disruptif » signifie littéralement « briser, faire éclater et rompre… conduire à une rupture ». En d’autres termes, innover de manière disruptive doit nous conduire à faire table rase du passé, éliminer le présent pour tout reconstruire. Mais est-ce bien raisonnable ? Les entreprises, même parmi les plus innovantes, ont-elles envoyé aux oubliettes 100% de leur cœur de métier ou ont-elles, au contraire, utilisé leurs expériences et savoir-faire pour réinventer leur offre tout en créant de la valeur ?

Quand on entend dire par certains « je déteste l’innovation », peut-être devrait-on comprendre « je déteste l’innovation… telle qu’on me la propose ! ». En effet, la façon de présenter les choses est importante, surtout si l’on veut déclencher une réelle envie. N’est-il pas plus raisonnable de commencer par se demander ce que l’on entend par « innover » ? Y-a-t-il seulement consensus sur ce qu’est innover ? Certainement pas. Comment faire alors ? Peut-être prendre le problème dans l’autre sens et se mettre d’accord sur ce qu’innover n’est pas. Essayons. Tout d’abord, l’innovation n’est pas un but en soi, mais un chemin à suivre… différent. C’est une piste nouvelle qui permet de continuer à avancer dans ses projets, à en créer d’autres, mais de manière plus efficace. Il s’agit de répondre à de nouvelles attentes, souvent liées à l’évolution de son environnement, en essayant de résoudre de nouvelles problématiques… bref, d’avancer en tenant compte de la variabilité de son écosystème, lui-même évolutif. L’innovation n’est ni le but, ni la méthode, mais plutôt un état d’esprit qu’il faut cultiver pour oser explorer de nouveaux chemins, de nouveaux territoires. Innover ne se limite pas non plus à produire de nouvelles idées, celles dont on se dit qu’elles pourront immédiatement être mises en œuvre dans son projet. Ce processus créatif est nécessaire, mais pas suffisant. Pour innover, il faut expérimenter ! C’est la condition sine qua none. L’innovateur n’est pas celui qui propose de bonnes idées, mais bien celui qui les met en œuvre. Innover ne se limite pas à être créatif en mobilisant ses petits cellules grises. Cela consiste à remonter ses manches et à mettre la main à la pâte. Une idée génialissime, source d’innovation, peut très bien être abandonnée d’entrée, faute d’avoir su convaincre de l’expérimenter, alors qu’une autre, bien moins créative se transforme progressivement au cours de son déploiement, profite des améliorations qui lui sont apportées lors de l’expérimentation, et permet d’aboutir à une véritable innovation.

Innover n’est pas un combat non plus, une croisade qu’il faut mener contre les impies. Innover n’oblige personne à lutter contre la résistance au changement, bien au contraire ! C’est faire en sorte que de nouvelles idées rencontrent un usage, qu’elles soient adoptées par celles et ceux dont on pense qu’ils en seront les bénéficiaires. Pour cela, innover revient donc à « faire avec », faire avec les usagers, mais aussi avec les résistants au changement ! Cela n’est pas toujours évident d’associer ces deux profils au processus d’innovation, mais ne pas le faire est très certainement une erreur. En effet, pour innover il est nécessaire de constater au cours d’expérimentations ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas, en l’occurrence de tenir compte du retour des usagers. Ceux-ci sont nos principaux alliés dans le processus d’innovation car leurs avis, positifs et négatifs, permettent d’améliorer l’offre qui leur est faite. A noter d’ailleurs, que ce sont les usagers qui, très souvent, transforment une première idée créative pour la mener vers une innovation, celle-ci ne correspondant pas forcément à ce qui avait été imaginé au départ. Ils ont le pouvoir de transformer radicalement une innovation pour en produire une autre. Innover sans tenir compte de l’avis des usagers est la pire des choses si l’on écarte leur participation au processus. Sans usager… point d’usage, même si l’on s’était convaincu de l’intérêt de son idée de départ. Le second profil, aussi indispensable pour réussir à innover, est celui des « résistants au changement » ! Cela est peut-être surprenant, mais devient évident sur le terrain, d’autant plus quand bon nombre de ces « résistants » sont nos propres collaborateurs. Illustrons ce propos. Lorsqu’une nouvelle idée est expérimentée, c’est-à-dire soumise à l’usage, et qu’elle conduit malheureusement à un premier échec, un résultat qui ne va pas exactement dans le sens de ce que l’on attendait, il est possible de réagir en demandant l’avis des usagers. Ceux-ci pourront alors proposer quelques changements, modifications mineures ou pas, en fonction de ce qu’ils auront ressenti lors de l’usage. Cela peut suffire à faire évoluer le process d’innovation, mais parfois pas, car le problème à résoudre nécessite souvent un apport en connaissances et expertises que n’ont pas les usagers. Les seuls à être capables de proposer des solutions s’avèrent alors être les experts, les spécialistes, les sachants… principalement ceux qui n’étaient pas vos alliés au lancement de l’idée car préférant les démarches académiques aux innovations hasardeuses… les pistes damées aux hors-piste ! Ils sont pourtant les seuls à pouvoir déceler d’où vient le problème (technique, technologique, sociologique…) et à être en mesure de proposer des solutions efficaces. Mais auront-ils envie de le faire s’ils se sentent pointés du doigt par les « innovateurs » comme des réfractaires à tout progrès, tout changement, s’ils se sentent dénigrés par ceux qui pensent qu’innover nécessite de faire table rase des anciennes méthodes ? Certainement pas. Aussi pour bénéficier de leur expertise, la première chose à faire est de ne pas les stigmatiser, au pire les dénigrer, quand on communique sur sa démarche d’innovation. L’erreur serait de scinder ses collaborateurs en différenciant ceux qui innovent de ceux qui « résistent au changement » !

Innover, n’est pas non plus vouloir tout changer, tout éradiquer pour tout reconstruire… Innover dans le management, par exemple, ne consiste pas à détruire toutes sortes d’organisations hiérarchiques, pyramides ou silos, pour les remplacer par 100% de réseaux maillés coopératifs… Innover, c’est bien au contraire faire en tenant compte de ce qui existe, des points d’appui sur lesquels il faut bâtir un nouveau projet tout en le connectant à l’existant. C’est un peu l’image de la canopée d’une forêt, le sommet des arbres qui abrite la plus grande richesse en matière de diversité et de changement continuel. La canopée est sans doute l’écosystème le plus riche en matière de biodiversité, d’adaptation aux changements climatiques, symbole de la complexité la plus aboutie, comparée aux troncs des arbres et à leurs racines. Dans le domaine de l’éducation par exemple, l’image de la canopée est souvent choisie pour comparer la complexité des approches transdisciplinaires innovantes aux sciences plus ou moins exactes qui sont étudiées depuis toujours de manière académique. L’image est parlante en ce sens que l’on peut ainsi considérer que l’enjeu de l’innovation pédagogique n’est pas de se démarquer de l’enseignement académique, mais bien de s’hybrider à lui. Comment imaginer d’étudier la canopée d’une forêt en sciant les troncs d’arbres pour les éliminer et ainsi simplifier le travail, une fois la végétation des cimes tombée à nos pieds, plus accessible et facile à observer. La canopée ne peut vivre sans les troncs et les racines, le socle qui l’ancre à la terre. Il en est de même pour toutes sortes d’innovation. Impossible de les concevoir sans les lier à l’existant d’où elles viennent et qui les alimentent.

Enfin, innover n’est pas du goût de tous. Voici un dernier point qu’il est bon d’avoir en tête. Tout le monde n’aime pas innover ! C’est d’autant plus vrai pour les personnes adaptées aux situations de travail qui sont les leurs et qui leur ont permis d’évoluer régulièrement en leur apportant plus de satisfactions que de déconvenues. Ces personnes peuvent très bien comprendre qu’un changement est nécessaire pour l’organisation dans laquelle ils évoluent, mais ils vont quand même lutter contre elle si cette dernière les oblige à revoir considérablement leur positionnement et leur façon de faire. Et dans ce cas, aucun argument même parmi les plus incontestables pour qu’ils abandonnent leurs pratiques ne les fera changer d’avis.

Référence : « Le cactus à roulettes ». Comment innover par intelligence co-élaborative ? (2021) JC Cailliez & D. Carissimo-Marquizeau. Illustrations de Charles Henin (Editions Ellipses, Paris) 

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