Il faut lutter contre la résistance au changement ! Combien de fois a-t-on entendu ce leitmotiv dans la bouche de celles et ceux qui nous encouragent à innover ? Très souvent, bien sûr. Mais de quelle résistance et de quels résistants parle-t-on ? S’agit-il de perturbateurs de l’innovation, d’immobilistes radicaux, de frileux du changement dont on s’accorde à dire qu’ils représentent au moins les deux-tiers d’entre nous, pour ne pas dire plus ? Parle-t-on d’une majorité, souvent écrasante, qui aurait forcément tort face à une minorité de créatifs et d’innovateurs qui, de leur côté, auraient raison de vouloir transformer le système de manière radicale ? La question se pose notamment dans le domaine de l’éducation quand on aborde le sujet de l’innovation pédagogique, comme s’il y avait des enseignants créatifs, souvent incompris par le système, voire combattus par les collègues, plus classiques, fervents défenseurs des méthodes académiques. Cette opposition entre deux comportements distincts est-elle normale ou pourrions-nous l’éviter car tout simplement stérile ? La résistance au changement peut se comprendre. Pour expliquer ce qui nous pousse à lutter contre toute forme de changement, il convient d’en lister les causes principales[1]. Cela commence souvent par une mauvaise compréhension des raisons de ce changement, celui qu’on nous impose très souvent. Quel est son sens ? A-t-il bien été expliqué à ceux qui pensent avec conviction que ce qu’ils font depuis si longtemps est la meilleure façon de procéder ? D’où vient cette décision ? Les a-t-on impliqués ou seulement consultés en amont dans la réflexion ? Cela est pourtant important quand on se trouve dans une situation où le changement « proposé » va impacter lourdement nos activités quotidiennes. On constate, par exemple, que les personnes qui résistent le moins au changement sont plutôt celles qui ont été invitées à participer aux réflexions et ceci dès le début du processus. Une autre cause à l’origine de cette frilosité à changer est tout simplement la peur de l’inconnu. C’est la plus fréquente, celle que l’on combat généralement en expliquant qu’il est finalement plus dangereux de ne rien faire que d’oser changer. Mais peut-être aussi que la vraie raison, celle qui pousse à ne pas oser changer, est le fait de penser que l’on n’a pas les compétences requises pour cela, que l’on n’est pas suffisamment armés pour sortir de sa cage, d’un certain enfermement ?
Un manque de compétences ou de confiance en soi ? De manière générale, on remarque que les personnes incapables d’évaluer leurs propres compétences sont celles qui osent le moins sortir de leur zone de confiance. Elles préfèrent rester en situation de confort, plutôt sécurisante, pour accomplir leurs missions et exercer leurs responsabilités habituelles. Ce manque de confiance en soi peut s’élargir à celui de son équipe dans son environnement de travail. Ainsi, les personnes qui résistent au changement ne croient pas vraiment que leur institution soit capable de changer les méthodes de travail ou le cœur de l’activité. Un autre effet est que cette invitation à changer, quand il ne s’agit pas d’une injonction, est souvent perçue comme un effet de mode. Cela finira bien par passer ! Alors pourquoi se faire du mal à essayer de suivre une tendance que l’on n’a pas choisie, puisqu’il y a de fortes chances que tout redevienne rapidement comme avant. Une autre question que se posent aussi les mêmes récalcitrants est qu’a-t-on à y gagner ? Quels bénéfices va-t-on tirer de ce changement ? Si la situation dans laquelle on se retrouvera après avoir changé est dégradée par rapport au présent, alors on a tous les arguments pour renforcer notre intime conviction, celle qu’il ne faut surtout rien changer.
Hybrider plutôt qu’opposer ! La résistance au changement révèle des avis différents défendus par des profils différents de ceux des créatifs, des partisans de l’innovation. Mais pour autant, elle ne conduit pas à la conclusion qu’il y aurait le camp de ceux qui ont raison contre celui de ceux qui ont tort. En protégeant un état initial et des méthodes de travail classiques, les « résistants » n’ont pas obligatoirement l’envie de nuire au changement, mais plutôt celui de continuer à travailler avec leurs propres méthodes, celles basées sur leurs expériences et expertises confirmées. Aussi, plutôt que de les « combattre » vainement, une attitude intelligente consisterait à les associer au changement, mais sans les obliger à changer eux-mêmes, ni à corriger leur avis. Il s’agit alors d’utiliser leurs compétences en les hybridant à celles de ceux qui conduisent le changement. Cette complémentarité dans l’action n’est pas seulement une voie pour calmer le jeu, éviter des affrontements inutiles, mais bien la meilleure façon de mener un projet innovant et de manière beaucoup plus efficace qu’en mobilisant uniquement celles et ceux qui veulent changer. Une illustration à cela peut être prise dans le domaine de l’éducation. On remarque ainsi que les enseignants qui se lancent dans des expériences d’innovation pédagogique et qui communiquent sur leurs « expérimentations » ou qui échangent entre eux à ce sujet, sans stigmatiser leurs collègues préférant rester sur des modes d’enseignement classique, peuvent donner envie à ces derniers de les aider à enrichir leurs pratiques. Pour innover en pédagogie, il est vraiment nécessaire de tenir compte de l’avis de deux types de profils très différents. D’une part les apprenants, nos élèves ou étudiants, car ils sont les principaux usagers de nos pratiques pédagogiques, d’autre part de l’ensemble de ses collègues, dont une grande majorité sont plutôt des résistants au changement. Ainsi lorsqu’un enseignant qui innove se retrouve en difficulté, c’est très souvent l’un de ses collègues « résistant au changement » qui détient la clé pour l’aider à sortir de la panade. Voilà qui donne à réfléchir et à nous inviter finalement à ne jamais tenter de lutter contre les résistants au changement sans lesquels on ne peut innover efficacement !
Des approches complémentaires. Une autre piste de réflexion en éducation est la suivante. L’innovation pédagogique ne s’oppose pas à l’enseignement académique, bien au contraire. Elle le renforce ! En effet, la pratique d’approches innovantes comme les classes, inversées, renversées, mutuelles, puzzle et autres toutes collaboratives, celles des apprentissages par problème ou de la ludification (gamification) font que bon nombre d’apprenants peuvent reprendre goût aux méthodes de transmission de la connaissance plus classiques. Un élève qui sort d’une classe inversée va poser des questions en cours magistral, alors qu’il ne l’aurait pas forcément fait si on l’avait laissé dans la monotonie d’une seule méthode de transmission et de partage des connaissances. Comme le disent Nicole REGE COLET et Denis BERTHIAUME[2] dans la conclusion de leur ouvrage sur la pédagogie de l’enseignement supérieur, l’innovation pédagogique ne demande pas de jeter aux orties l’enseignement magistral qui, dans certaines circonstances, a toute sa raison d’être. L’innovation pédagogique est complémentaire de l’enseignement académique, ce qui fait que les résistants au changement sont aussi indispensables à la réussite de ces pratiques que les innovateurs. Donc, aucune raison de lutter contre eux… bien au contraire !
[1] Pauline THEVENIN-LEMOINE. Les 12 raisons de la résistance au changement. Blog Beashake 2018 : https://beeshake.com/12-raisons-resistance-au-changement
[2] Nicole REGE COLET et Denis BERTHIAUME, Conclusion : Fin d’un itinéraire ou début d’une nouvelle aventure ? Denis BERTHAUME et Nicole REGE COLET, La pédagogie de l’enseignement supérieur : repères théoriques et applications pratiques ; Tome 1 : Enseigner au Supérieur, Editions Peter LANG, Exploration. Recherches en sciences de l’éducation, 2013.