Avant de nous laisser emporter une nouvelle fois par le tourbillon créé par l’annonce, une fois encore d’un nouveau projet de renouvellement du bac, d’une autre réforme du lycée, il serait bon de nous demander ce qu’est réellement le bac et d’examiner les approximations et les contradictions dont est faite la réponse.
Le bac est (devenu) une très grosse machine dont les chiffres « donnent le tournis » ….. ainsi, pour 2017, le bac a représenté 4 millions de copies, 170 000 correcteurs mobilisés, 1.250.000 candidats, (718 890 aux épreuves terminales et 537.565 aux épreuves anticipées, passées en première)
http://www.letudiant.fr/bac/le-bac-2017-en-chiffres-cela-donne-le-tournis.html
http://www.letudiant.fr/educpros/actualite/bac-2017-des-chiffres-qui-donnent-le-tournis.html
Ces chiffres sont directement corrélés à la centralisation du système et donc à l’organisation nationale de l’examen et des épreuves. La différence est fort significative avec l’Abitur allemand, organisé selon les Länder, sachant en outre qu’une grande partie des élèves partent en apprentissage après la dixième classe, et ne passent donc pas d’Abitur, ou au GCE britannique encore plus essaimé, à la fois en raison de la forte décentralisation pratiquée outre-Manche, et de la nature même d’un examen qui ne porte que sur un nombre réduit de matières (3 le plus souvent, s’agissant des A- levels).
L’ampleur de la machine encourage d’autant plus l’immobilisme que « le bac » porte la trace d’une hésitation radicale. Il a été créé comme premier degré des études supérieures universitaires, il est (aussi) considéré comme un diplôme national récompensant la fin des études secondaires générales, technologiques ou professionnelles. A ce titre on peut comprendre que Pierre Mathiot souhaite rappeler sa nature de « diplôme de fin d’études secondaires » dont on attend qu’il valide « l’acquisition d’une culture commune » et retrouve une « valeur certificative ». http://www.letudiant.fr/educpros/actualite/pierre-mathiot-je-suis-partage-sur-la-place-du-controle-continu-au-bac.html
Encore faudrait-il que tous les signes aillent dans le même sens ! Le site du MEN continue d’expliquer que, « créé en 1808, le baccalauréat est un diplôme du système éducatif français qui a la double particularité de sanctionner la fin des études secondaires et d’ouvrir l’accès à l’enseignement supérieur. Il constitue le premier grade universitaire. » http://www.education.gouv.fr/cid143/le-baccalaureat-premier-grade-universitaire.html
L’enjeu est bien dans cette « double particularité » intégrant une notion de « premier grade universitaire » qui accrédite l’idée que puisque ce grade est universitaire, alors il ne saurait y avoir de limite à l’accès à l’université pour les titulaires de ce grade. Ceci « permet » en même temps de négliger le fait que « enseignement supérieur », en France, n’est pas équivalent à « université » tant s’en faut … et cet autre que même nommées « post-bac » la seule obtention du bac ne donne pas accès à bon nombre de ces formations
Ainsi, parce que l’ambiguïté initiale n’a jamais été résolue, pas plus que la coexistence d’un deux fois double système privé/public, écoles/universités, la situation s’est bloquée, chaque pas dans l’un ou l’autre sens est lu comme un renoncement et la plus part des responsables se complaisent dans la confusion, y compris s’agissant de la récente « mission Mathiot ».
Ces interrogations sont familières aux lecteurs de ce blog, et à bien d’autres : Pourquoi ne pas dire les choses comme elles sont ? Pourquoi ne pas permettre aux citoyens de comprendre l’irréaliste inanité d’un slogan comme « j’ai mon bac, je choisis ma fac » ? Plus encore sans doute pourquoi ne pas mettre à l’esprit de chacun la réalité de la sélection déjà largement en place à l’entrée dans l’enseignement supérieur ?
Il y a là plus que l’illustration de la complaisance française envers ces tabous qui avec le statut de la fonction publique ou les régimes particuliers de retraite à la SNCF, font le « charme » de notre société et les délices des discussions aux cafés du commerce.
Et si au lieu de réformer les cadres, notamment le bac, un constat préalable prenait en compte les taux d’échecs en première année d’université ? Cela suffirait à rappeler que l’obtention du diplôme n’est pas synonyme de réussite et que sauf à (re)jouer dans les premiers cycles des universités la farce qui se joue dans les lycées, avec l’impressionnante chute des savoirs comme des compétences, il y quelque chose à faire, et vite !!
La crise de la formation en France renvoie d’abord à une crise de la transmission, crise dont les fondements sont d’abord idéologiques et l’application large, je veux dire y compris hors de la sphère de l’Ecole. Transmettre des savoirs c’est poser cette idée que quelqu’un (par exemple un enseignant) communique des données à quelqu’un d’autre, des pensées dont celui-ci ne disposait pas jusqu’alors.
La définition semble simple, elle est vite pourtant prise dans un système de dérives. Evoquer une logique de « transmission » ce serait poser l’élève comme enfermé dans une attitude passive telle qu’il n’est pas en mesure de construire son savoir, est ainsi empêché de construire sa propre vie. Je suis tenté de reprendre la célèbre formule invitant ceux qui trouvent que l’éducation coûte (trop) cher, à essayer l’ignorance. Que ceux qui se méfient de la transmission des connaissances s’interrogent donc sur les conséquences de la non-transmission et de la perte de contenu dans l’enseignement. En fait c’est l’existence d’une relation a-symétrique qui rebute les adversaires de la transmission, érigée en icône de la négation de l’égalité !
Le sujet ne serait pas si critique, il donnerait à sourire … cette Ecole qui se réclame de son obsession de l’égalité, au point de nier sa mission de transmission, est pourtant une immense fabrique d’inégalité et de reproduction des inégalités sociales. Qui a dit absurde ?
Nos valeurs actuelles se veulent héritières de celles des Lumières, soulignant cette conviction que la connaissance et sa transmission libèrent les hommes, développant le projet d’une Encyclopédie pour lutter contre les dogmatismes, la superstition et les fanatismes qui enferment les hommes.
Le procès de la transmission, explicite ou implicite, présente cette caractéristique forte d’être aussi celui de l’autorité, on ne s’étonnera pas que le refus de la transmission (avec son passage vers une figure d’autorité) aille de pair avec les problèmes de comportement constatés dans les classes.
Une telle crise de la transmission a coïncidé avec une modification radicale du dispositif scolaire marquée par la décision de renforcer une évolution déjà inaugurée avec le collège unique (1975), et menant à la mise en place d’une démocratisation qui n’a jamais été autre chose qu’une massification
Cette pernicieuse évolution de l’Ecole de la République exigerait une analyse attentive du choix qui apparaît aujourd’hui comme irréfléchi, de mener 80% d’unc classe d’âge au baccalauréat, à moyens constants (annonce de cette volonté : 1985, taux atteint en 2012 http://www.lemonde.fr/orientation-scolaire/article/2012/07/13/plus-de-80-d-une-generation-au-niveau-du-bac_1733491_1473696.html ). Le pas à franchir est sans doute honorable, il eût pourtant fallu mesurer combien il était, et est, illusoire de croire qu’un tel objectif puisse être atteint sans évolutions fortes des conditions d’enseignement.
Il aurait aussi fallu faire évoluer le modèle dans sa totalité. (sur cette crise de lécole, les analyses de manquent pas, voici, en plus de celles déjà évoquées au fil de ce blog, une (autre) intéressante référence http://www.institutdiderot.fr/wp-content/uploads/2017/05/Crise-de-l%C3%A9cole-fran%C3%A7aise.pdf )
Une démocratisation de l’École aussi radicale que celle qu’aurait du présupposer l’objectif 80% d’une classe d’âge à un niveau bac maintenu (le dernier adjectif ne faisait pas partie de la définition initiale, c’est bien l’enjeu), aurait requis, si l’on souhaitait maintenir la qualité des apprentissages, une importante révision à la baisse, des effectifs par classe. En même temps, le maintien qualitatif eut exigé un réaménagement, pédagogie individualisée, participation active en groupes à effectif restreint…
Peut-être faut-il espérer qu’une réelle évolution pourra être déclenchée depuis les réunions du Conseil Scientifique de l’éducation nationale qui vient d’être mis en place, et de sa vocation à s’intéresser à l’expérimentation dans le domaine éducatif.
Se donner les moyens de mieux recruter des enseignants est indispensable mais non suffisant, il faut encore mettre en place une formation efficace et acceptée, et sur ces bases poser autrement la sempiternelle question du « bac ».
En 1961, déjà, Hannah Arendt écrivait dans la « crise de l’éducation » in La crise de la culture, trad. franç. 1972):
« l’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut signifier qu’une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants » .
On prolongera cette interrogation par le questionnement que formula Jorge Semprun, même s’il ne portait pas d’abord sur la question de la transmission du savoir :
Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? », il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante :
« À quels enfants allons-nous laisser le monde ? »