Quelques éléments de contexte :
En France, le système éducatif est en réforme permanente, quand il n’est pas en « refondation » (Hollande/Peillon ) ou à la recherche de la « confiance » (Macron/Blanquer/Vidal). La version actuellement en place mêle la centralisation et la délocalisation, l’autonomie des universités et les arrêtés définissant des pratiques identiques pour tous et des diplômes nationaux.
Des lignes de force émergent très vite des arrêtés promulgués en juin 2018 : la formation dispense un ensemble de connaissances et compétences, ces dernières sont décrites en vue de l’inscription au RNCP, l’enseignement est adossé à la recherche, les formations et les enseignements sont évalués au sein de l’établissement, notamment à l’aune de la réussite des étudiants. Rien de bien nouveau jusque là. S’y ajoute l’annonce de « dispositifs pédagogiques permettant de prendre en compte les profils diversifiés des étudiants »
A cet égard il faut être très clairs, il n’y a là rien d’autre que la reconnaissance du prix à payer pour l’absence de sélection à l’entrée des universités. Puisque tout titulaire du baccalauréat a un droit d’accès à l’enseignement supérieur, que, pratiquement il n’y a que pour l’entrée à l’université que l’accès n’est pas sélectif et puisque, parallèlement, tous les bacs, généraux, techniques, professionnels, ne sont pas équivalents (ils n’ont d’ailleurs pas été conçus en ce sens) il est banal de constater que les étudiants admis à l’université présentent des « profils » qui sont nommés « diversifiés » pour ne pas dire hétérogènes et pour certains dépourvus de maîtrise des pré-requis.
On aurait aimé que cette « nouvelle mouture » de la licence intègre d’abord une réflexion sur cette notion de « diversités des profils », corrélée à la réalité de l’enseignement supérieur français et de son double clivage, privé/public – universités/écoles.
Parler de « profils diversifiés » sans évoquer cette diversification initiale, c’est naturellement un abus de langage, plus insidieusement, un travestissement de la réalité ou un refus de la regarder en face, ce qui n’est guère mieux.
La gestion de cette diversité est confiée aux universités quand « ailleurs » la sélection s’est chargée de l’homogénéisation.
Il appartient ainsi aux universités, selon le texte même de l’arrêté, de fixer « les règles permettant la personnalisation des parcours, lesquelles doivent garantir, quel que soit le parcours personnel suivi, que les titulaires d’un même diplôme ont acquis un même niveau de connaissances et de compétences. »
Un même niveau à la sortie sachant qu’à l’entrée les diversités sont réelles … le pari est considérable, l’ambiguïté grande, la tentation de les contourner forte.
Un application pratique
Pour mesurer (une part de) l’enjeu, je m’intéresserai à un cas particulier, l’université de Lille, nouvellement fusionnée. Les démarches pour décliner une nouvelle offre de formation suivent leurs cours.
Lors de la CFVU du 28 juin 2018 a été adopté un document intitulé « stratégie de formation de l’université de Lille ». Au delà de l’habituel salmigondis lié à la rage du cadrage, à l’occasion de la création d’une « stratégie » de formation, se met en place un « processus de transformation progressive de l’offre de formation » qui inclut une démarche identitaire. Forte résolution !
Le document annonce que « les contenus de chaque formation s’inscrivent dans le cadre du programme défini par l’équipe pédagogique », rien là que de bien normal … sauf à lire la note de bas de page qui accompagne la proposition et introduit un glissement insidieux de l’habituelle notion de « programme défini par l’équipe pédagogique » à celle d’ « approche programme ». Voici ce qu’annonce cette note : « L’approche programme consiste à organiser les enseignements d’un cursus autour d’un projet global de formation, par opposition à l’approche disciplinaire caractérisée par une spécialisation et un cloisonnement des cours. Elle offre une vision globale des enseignements, permet de construire des programmes d’études associés à des compétences sur la base d’un projet de formation. Dans une telle démarche, l’étudiant est au centre des préoccupations … ».
Depuis, une plaquette intitulée « organiser ses formations à partir des compétences » a été diffusée. Un slogan qui sonne comme une mise en ordre de bataille !
Cette plaquette propose de faire passer d’une approche dite « cours » (présentée sur un mode critique) à une approche qui est dite « programme » puis à une approche par compétences qui apparaît en troisième partie de l’exposé, partie à vocation conclusive selon les règles habituelles de l’exercice, et qui d’ailleurs deviendra la seule présentée dans les huit pages suivantes de la plaquette, notamment les pages 9 et 10 qui décrivent « les plus values attendues », laissant au lecteur le soin de compléter … « suite à l’adoption (miraculeuse!) de l’approche par compétences ».
Entre ces deux moments, on lit une présentation des « étapes de la démarche », voici le verbatim des intitulés des chapitres qui la rythment ; ils apportent un éclairage probant: « (1) Définir la vision du diplômé et les compétences à développer au fil du parcours (2) Définir les situations professionnelles qui rendent compte de l’étendue de la compétence (3) Définir les niveaux de développement de la compétence (4) Définir les apprentissages critiques à maîtriser pour atteindre un niveau donné de développement de cette compétence (5) Définir certaines ressources (savoir, savoir-faire, attitudes professionnelles) qui seront utiles au développement de la compétence. »
Le « savoir » comme ressource, la formule serait plaisante si les conséquences n’en étaient pas graves … Faut-il par ailleurs rappeler que l’approche par compétences ne va pas de soi (lire par exemple https://eduveille.hypotheses.org/2531 ) et que l’enjeu majeur d’une formation n’est pas dans la définition mais dans la capacité à assurer les transferts (y compris de compétences d’ailleurs!). On soulignera que, dans un sursaut de bon sens, le décret ne parle jamais des seules « compétences » mais bien de « blocs de connaissances et compétences ».
N’aurait-on pas lu le texte ministériel à l’université de Lille ? De fait un mode d’enseigner (pardon « une stratégie ») est réputé adopté et appliqué par tous, sans que soit même envisagé ce (léger?) point de débat que privilégier l’approche par compétences éloigne sensiblement de ce qui, dans le monde, est d’abord attendu d’une université, la production, la conservation, et la transmission de différents champs choisis d’études et de connaissances. On peut se poser la question de savoir s’il s’agit vraiment d’une ambition raisonnable pour une université qui se veut d’excellence ou si l’urgence des « dispositifs diversifiés » et l’envie de satisfaire aux critères du moment l’ont emporté.
des perspectives ?
Un récent rapport de l’OCDE (voir ici, en anglais, https://voxeu.org/article/france-inequality-and-social-elevator et là, en français, https://oecdecoscope.blog/2019/02/25/la-france-les-inegalites-et-lascenseur-social/ ) revient notamment sur la situation de la France et de la panne prolongée de l’ascenseur social qui la caractérise.
Ce constat, fort et particulièrement éclairant, mérite lecture attentive et consultation des nombreux tableaux comparatifs des situations diverses au sein de l’OCDE qu’il propose.
Il pointe notamment le déclassement vécu par les classes moyennes tant financier que par perte des perspectives, la diffusion de plus en plus affirmée que les enfants ne vivront pas mieux que leurs parents. On rejoint là l’aspect désespéré et désespérant des blocages que connait une France où, tour à tour, les (auto-)routes, les commerces, les raffineries, les universités sont bloqués. L’actuel épisode « gilet jaune » n’est jamais qu’une cristallisation de ces dérives (auto-)destructrices. Il ne s’agit pas « simplement » d’une crise et des moyens d’en sortir, mais d’un phénomène structurel lié à un sentiment massif de déclassement.
Je citerai la conclusion de ce rapport : « la redistribution par les impôts et transferts sociaux est un puissant outil de réduction des inégalités de revenu mais les inégalités d’opportunité sont importantes, largement liées au système éducatif. La redistribution soutient le niveau de vie des ménages les plus pauvres, mais ne corrige pas les disparités au sein du milieu de la distribution. Et surtout, elle ne suffit pas à contrer les inégalités des chances liées au milieu socio-économique ni les inégalités territoriales. L’urgence de redonner la possibilité à chacun de réussir passera d’abord par une réforme du système éducatif, pour assurer que chaque enfant aura la chance de progresser grâce à l’enseignement, la formation, dès le plus jeune âge et tout au long de la vie ; que chaque adulte qui a manqué une marche peut se rattraper.
Cette étude s’achève sur l’annonce de « recommandations » qui figureront dans la prochaine étude, attendue pour Avril.
L’impatience sera de relativement courte durée puisque nous voilà déjà en Avril …
Le temps disponible devrait permettre aux responsables des universités (de Lille notamment !) en leurs divers niveaux et compétences (pour le coup l’expression convient t!) de (se) demander si la stratégie du « tout compétences » correspond effectivement à l’urgence du moment, aussi de s’interroger sur la soutenabilité financière réelle de la stratégie annoncée.
Sur tout cela il faudra revenir, l’enjeu qu’à l’université, la formation soit universitaire n’est pas anodin, la bataille pour s’opposer aux « stratégies » (là encore l’expression convient bien) de renoncement doit être menée et gagnée.
Un slogan connu pose que le savoir n’est pas une marchandise, ajoutons cet autre que l’université n’est pas une école professionnelle !
L’université de Lille mérite mieux !