Ouvrir ou fermer les lieux d’enseignement ?

Depuis que la République l’a instaurée, l’Ecole publique est considérée comme moralement et socialement émancipatrice, « ouvrir une école c’est fermer une prison ».

Aujourd’hui, après avoir décidé de fermer les écoles, il est question de les ré-ouvrir, « progressivement », « sur la base du volontariat ». L’ouverture des lycées reste décalée, il n’y aura pas d’enseignement en présentiel dans les universités, jusqu’à l’automne. La prudence affichée par ceux qui ont la charge de la décision n’a d’égale que les jugements péremptoires et la délectation morose de ceux qui érigent leur opposition en responsabilité.

Il ne suffit pourtant pas d’évoquer le trop réel caractère inédit de la situation. L’incertitude, l’absence de perspective brouillent les possibles. Si personne n’imagine que les écoles restent fermées sine die, personne ne peut garantir que le risque va se diluer dans le passage du temps et que, en Septembre, par exemple, ou à Noël ou à la Trinité… la situation sera(it) redevenue normale . Les faits ont montré que la vision d’un « beau moment » où les églises seraient remplies pour Pâques manquait cruellement de clairvoyance !

Lorsqu’il la lança, Émile de Girardin ne pensait pas que sa formule, devenue célèbre et si souvent répétée, « gouverner c’est prévoir », se heurterait un jour sinon à l’imprévisible absolu, du moins à un imprévu qui résiste. Même en laissant de côté la possible polémique autour d’une pandémie qui était, aurait été, serait … prévisible, il n’en reste pas moins que, même si tout le monde s’accorde à penser qu’un jour viendra où elle cessera, ce jour, cette date de sortie ne sont pas prévisibles. Il faut se contenter de probabilités, comme autant d’approximations difficiles à délimiter.
Or, alors que décroit la tolérance à la frustration, à mesure que reculaient (semblaient reculer) les limites de la science et des savoirs, notre époque a développé un biais cognitif dont la dangerosité se révèle aujourd’hui, quant à la capacité à réduire les incertitudes (1). Alors, de plus en plus vivement et de tous côtés, il est exigé que des réponses soient fournies à propos de tout et à tout propos : Quand pourrons nous partir en vacances, quand pourrais-je aller au restaurant, au théâtre, au cinéma, à l’opéra, au musée ? Plus encore, pourquoi m’interdirait-on de « vivre comme avant » ? Aux Etats-Unis, on voit des hommes en armes, se joindre aux cortèges défilant derrière des banderoles réclamant la « liberté » c’est à dire la levée des contraintes qui ont été imposées au nom de la lutte contre la pandémie.

Parmi toutes ces interrogations il en est une qui est particulière en dépit de la fâcheuse assimilation à laquelle procèdent des propos qui relèveraient du café du commerce s’il était ouvert, qui aujourd’hui envahissent les plateaux des télévisions et les réseaux sociaux.
Pourquoi voudrait-on envoyer les enfants à l’école alors qu’il est interdit de se rendre librement chez le coiffeur, le tatoueur, l’esthéticienne, ou au café ? Le 14 avril, Franck Dubosc se « demandait » sur twitter, pourquoi il ne serait pas possible d’ « installer des petites tables avec des parts de pizza et des verres de rosé sous le préau des écoles puisque c’est plus safe ». D’autres experts en santé publique expliquent alors que « les écoles doivent servir de garderie et pas les restaurants et les cafés »

Deux redoutables confusions nous affrontent. L’opposition si souvent manipulée entre le souci de « la vie » et les inquiétudes pour « l’économie » relève du slogan, la vie a partie liée avec l’économie. La perte de présence à l’école n’a pas le même sens que la perte d’une part de pizza ou d’un verre de rosé. Penser que les écoles doivent être ouvertes pour que les parents puissent aller travailler est un effroyable indicateur de mépris pour l’école et pour l’enseignement. Celui-ci ne consiste pas à simplement à mettre en présence un émetteur (le maître) et un récepteur (l’élève), pas plus qu’un lecteur et un livre. On retrouve ici toute la problématique de l’interrelation.Quiconque en a fait l’expérience a très vite compris qu’on ne s’adresse pas de la même manière à l’oeil d’une caméra et à des personnes réelles qui communiquent en retour, a minima par le langage corporel, plus directement par l’intermédiaire de questions posées en mode plus ou moins ritualisé.
Au delà des choix quant à la forme de l’enseignement donné en présentiel ou assuré à distance, au delà même des réelles inégalités sociales selon que la réception se fait au sein d’un environnement qui dispose ou non de moyens informatiques, qui en dispose de manière suffisante pour que le télétravail de maman et/ou de papa, comme l’accès éducatif et/ou ludique de tous les membres du foyer puissent être compatibles, il convient d’observer qu’à la notable différence d’une coupure d’énergie, la fermeture de l’école n’est pas celle d’un robinet qui distribue du savoir et des pratiques cognitives.
Les lieux d’éducation sont des lieux d’interaction et de socialisation, le rôle de l’école se joue à la fois dans la transmission et dans l’invention du lien social, sinon il suffirait de diffuser des livres. L’avenir de l’éducation n’est pas dans la distribution de cartables électroniques. Même si ceux-ci peuvent offrir, comme on dit, « une valeur ajoutée », comme le font, différemment, les livres, ils ne remplacent pas les rapports humains entre élèves, entre enseignants et élèves.
La double exigence de non ré-ouverture des écoles et de maintien des (longues) vacances d’été, l’idée du « à quoi bon reprendre si c’est pour un mois » institue une préjudiciable absence d’enseignement socialisé, renforçant de fait la « perte d’apprentissage estivale » . L’expression équivalente en anglais -summer learning slide- , plus imagée, met en valeur l’idée d’une dépossession qui croit avec la durée. Les experts ne tombent pas tous d’accord sur l’ampleur de la perte, il n’empêche que l’éducation intègre une part de répétition, d’entrainement et, encore une fois, d’interaction, c’est au moins cela qui disparaît et qui pourtant n’est pas anodin, notamment parmi les élèves les plus défavorisés, notamment ceux qui n’ont pas des « parents hélicoptères ».
Nos sociétés valorisent la coprésence corporelle, les échanges interpersonnels intègrent de plus en plus une dimension tactile, il se dit déjà que maintenir un mètre de distance va demander un effort considérable et provoquer une perturbation silencieuse. Faire comme si les enfants/élèves/étudiants n’y étaient pas sensibles est une évidente aberration. Ne pas en débattre sereinement au profit de pétitions de principe est une faute.

L’effroyable complexité du réel ne peut se satisfaire ni d’une logique coûts/bénéfice, ni de cet eugénisme où « chacun doit s’attendre à la perte précoce d’êtres aimés » comme le disait encore Boris Johnson le 12 mars, idée exprimée plus brutalement encore par un slogan vu sur certaines pancartes brandies Outre-Atlantique, invitant à laisser mourir les personnes vulnérables, « let the weak die ».

La période de grandes incertitudes où nous sommes plongés pourrait peut-être éviter de remplacer la peur du virus par le virus de la peur en admettant que l’incertitude n’est pas une marque de faiblesse, ni un autre mot pour dire indécision. La rupture avec les diverses formes d’arrogance (y compris jupitérienne) pourrait encourager à un renouvellement où l’objectif ne serait plus la domination (fût-elle prométhéenne) du réel mais la prise en compte de ses contraintes.

L’éducation a beaucoup à gagner en affichant le dialogue comme voie d’accès à la connaissance et à intégrer des modes hybrides de transmission intergénérationnelle des savoirs. Alors la mise en place d’un monde d’après ne peut se résumer à l’attente d’un couple vaccin/médicament. La sortie de la crise du coronavirus risquerait alors de n’être que le prélude à un autre cycle pandémie / confinement / sortie de la pandémie et du confinement. Ce moment est celui où penser autrement notre rapport au monde et à ses incertitudes.

(1) Sur ce point consulter : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/30/coronavirus-le-capitalisme-s-est-convaincu-qu-il-pouvait-reduire-l-incertitude-radicale-du-monde_6038277_3232.html

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