Un monde universitaire « coupable » ?

Un récent article du Monde évoquait les « propos très durs » tenus par le chef de l’Etat « contre une partie des élites qui se trompe de combat en raisonnant sur le plan des communautés. « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux », estime en privé le chef de l’Etat, qui souligne notamment les ambivalences des discours racisés ou sur l’intersectionnalité ».
https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/06/10/il-ne-faut-pas-perdre-la-jeunesse-l-elysee-craint-un-vent-de-revolte_6042430_823448.html

Il y a quelque chose d’étonnant dans cette manière de rapporter des propos « privés », une sorte de police du quotidien qui ne sera jamais que l’autre face de la xyloglossie, également reprochée aux « politiques » … La seconde veille à ne rien dire, la première a dès l’origine perdu toute prétention à l’authenticité et à la contextualisation.

Cela dit, le message communiqué mérite de retenir l’attention. Les rédacteurs de l’article invitent à la vigilance devant ces propos qui donnent le « monde universitaire » comme ayant été jugé et condamné par le chef de l’Etat. Cette culpabilité se double d’une duplicité marquée par une propension à exploiter un « bon filon » !
Au passage on peut s’étonner du sens de ‘expression « monde universitaire », l’article ne semblant pas s’intéresser à des domaines autres que celui dit des « sciences humaines et sociales ».

Les protestations et même les condamnations des propos du président de la République n’ont pas manqué alors que la ministre chargée des universités (et depuis reconduite dans ses fonctions) se tenait (prudemment?) à l’écart du débat!

Cet article du Monde a été publié dans l’édition datée du 10 juin.
Trois semaines plus tard, paraît un nouvel article avec ce sous-titre : « Trois semaines après, l’indignation reste vive dans les universités ». Il s’agit de montrer (titre de l’article publié dans l’édition du 30 juin) «  comment Emmanuel Macron s’est aliéné le monde des sciences sociales »
https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/30/comment-emmanuel-macron-s-est-aliene-le-monde-des-sciences-sociales_6044632_3224.html
L’article cherche à confirmer le fait que les sciences humaines et sociales sont « dans le viseur du chef de l’Etat » et que sont ainsi mis en cause « ces sociologues, ces historiens, ces politistes, qui travaillent sur une kyrielle de thématiques touchant aux discriminations, en ayant recours à la grille de lecture de la « race » – au sens d’une construction sociale selon laquelle des pratiques et comportements sont assignés à des personnes en fonction de leur couleur de peau ».
Il est alors reproché à Emmanuel Macron de « jouer de l’anti-intellectualisme » et de s’inscrire, de fait, dans une « tradition de pointer la responsabilité des intellectuels se situe plutôt à droite ou à l’extrême droite ».
Les accusations sont graves. Peut-être serait-il judicieux de commencer par en étudier le contexte.

Bien évidemment, en ce qu’elle introduit une forte corrélation entre l’âge et la gravité de la maladie covid 19, la pandémie en cours a imposé aux jeunes, une situation particulièrement injuste. Comme le déplore Emmanuel Macron : « On a fait vivre à la jeunesse quelque chose de terrible à travers le confinement : on a interrompu leurs études, ils ont des angoisses sur leurs examens, leurs diplômes et leur entrée dans l’emploi. » Même si, pour certains, la proposition semblera tactique, voire électoraliste, il n’est pas absurde de s’inquiéter du possible « vent de révolte » qui pourrait souffler depuis la jeunesse et pourrait déboucher sur un conflit de générations. « Il ne faut pas perdre la jeunesse » titrait le Monde.
Dans ce contexte, on pourrait s’étonner de la confusion entretenue par les discours de repentance portés par des commentateurs qui appartiennent clairement à la même « catégorie » que ceux qu’ils dénoncent, mais décrivent pourtant, avec force gourmandise rhétorique, comme des « vieux déjà malades » , ou une « génération prédatrice »
Le non-port du masque deviendrait facilement une sorte d’étendard d’un « droit à vivre pleinement sa jeunesse ».
La rancune diffuse contre ceux qui, « baby-boomers », « génération post68 », sont une fois pour toutes coupables d’avoir connu (et donc profité) des « Trente glorieuses », renforce ainsi ce que, « du côté de l’exécutif », toujours selon Le Monde, on considère comme une « menace sécessionniste », au sein d’un pays qui n’a toujours pas « digéré » son passé colonial et où « la guerre d’Algérie demeure un impensé », Affirmer pour la jeunesse, le droit à un idéal à côté des angoisses induites par la situation, est pourtant un geste fort qui vise à réduire les clivages, entre générations certes, mais aussi ceux d’une époque dont le régime électoral privilégie le duel. Il s’agit alors moins de rassembler que de dénoncer l’autre, le disqualifier, plutôt qu’argumenter un projet, en un mot créer de la détestation envers lui (ou elle !), Boris Johnson, Donald Trump, Jair Bolsonaro ont prospéré sur ce modèle qui n’est pas sans rapport avec la propagande organisée par Poutine ou Xi Jinping.
La dichotomie qui, selon des avatars évolutifs, distingue les élus des réprouvés, mène au risque sécessionniste, celui là même qui comme le craint Emmanuel Macron, toujours « en privé », selon le Monde, risque de « casser la République en deux ».

C’est sans doute du côté de ce dernier risque qu’il faut voir l’enjeu majeur d’un épisode qui vise à prolonger ce que certains nomment la détestation de Macron et qui se joue, pour une part dans les universités, autour des ambivalences des discours racisés et de l’intersectionnalité, sur fond, sinon d’une crise, du moins, d’une forte évolution des valeurs. Le travail a cessé de porter une valeur socialisante ou valorisante, l’accoutumance au chômage, la précarité et maintenant la diffusion du télétravail, sont passées par là, tandis que la notion de « devoir » s’est largement vidée de sens et que la responsabilité individuelle perd sa place, entrainant la défaite de l’éthique de la responsabilité.
Cette évolution, et c’est peut-être le plus troublant, coïncide avec une évolution d’un « monde universitaire » appelé à accueillir de plus en plus de jeunes, dont Emmanuel Macron n’est pas le seul à s’émouvoir. Ainsi, pour Marcel Gauchet https://www.causeur.fr/marcel-gauchet-universites-zad-liberte-d-expression-169163 , « l’université est en train de devenir autre chose que ce qu’elle était historiquement. Sans que cela ne préoccupe grand monde, les facultés deviennent un lieu où toute une génération est invitée à se présenter, alors que le chômage est endémique. Même si l’on a conscience de ne pas avoir un niveau très solide, on y va pour se cultiver. Ainsi, la question de fond de l’université n’a jamais été posée et discutée en France. Cela peut s’expliquer, car l’hexagone a un système qui met la formation des élites à l’abri de la fréquentation de cette masse indiscriminée qui afflue à la faculté ».

Dans ces contextes, exaspération des oppositions entre générations, dilution des repères dans la crise du sens particulière qu’apporte une pandémie qui marque aussi une perte de contrôle des savoirs sur le réel, prospèrent aujourd’hui dans les universités françaises, des théories « décoloniales », nées aux Etats-Unis, qui installent la sectionnalité, ce récit qui raconte le clivage comme élément structurant des analyses. La convergence des luttes que, naguère, les thuriféraires du grand soir appelaient de leurs voeux, a cédé le pas à un mécanisme de surdétermination des situations individuelles par le genre ou la race, notamment au nom des « croisements des dominations », de classe, de « race », de genre, mais aussi d’ordre religieux ou d’options de sexualités.

On rappellera cette distinction : «Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire, le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir.»
Faute de garder présents à l’esprit les mécanismes d’aveuglement auxquels peut conduire l’éthique de la conviction, et à force de considérer toutes les luttes comme connectées ou connectables, le risque n’est pas nul de voir ainsi un soutien de fait être apporté au communautarisme islamiste, d’oublier qu’il n’est qu’une et unique « race » humaine, de renoncer à l’ambition d’une déclaration universelle des droits de l’homme, au nom de laquelle toutes les vies comptent et doivent être « servies et protégées » pour reprendre la devise du Los Angeles Police Department (LAPD) (To Protect and to Serve), voire de se laisser aller à la volonté de terreur.

Alors, finalement, atteinte à la liberté scientifique ou mise en garde  ?

PS1 : une illustration de mon propos est apportée par une situation que connait l’université de Lille, commentée dans un billet du « blog des invités de mediapart », à vocation de pétition, publié le 8 juin, sous le titre : « Silence, on discrimine: quand l’Université de Lille interdit l’accès à des étudiantes voilées »
https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/080620/silence-discrimine-quand-l-universite-de-lille-interdit-l-acces-des-etudiantes-voilees
Ce blog n’a pas vocation à entretenir la polémique, je suggère donc simplement, en complément d’information, la lecture de cet autre texte, publié, comme une réponse, dans l’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/voile-a-l-universite-le-droit-rien-que-le-droit-mais-tout-le-droit_2129102.html
PS2 : on lira en complément ce point de vue paru dans un quotidien belge :
https://www.lecho.be/opinions/carte-blanche/soyons-attentifs-a-la-mise-en-garde-d-emmanuel-macron/10233815.html

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