Haro sur le baudet ?

Nous nous étions habitués à une école, obligatoire, assurant une offre de formation partagée par tous, un fonctionnement qui allait de soi, comme une tâche d’arrière plan de nos sociétés.
Brusquement, il est apparu que l’école a (aussi) une fonction de garderie qui « libère » les parents pour qu’ils puissent occuper leur place dans les activités de production, que les lieux de formation, écoles, collèges, lycées, universités sont (aussi) des lieux de socialisation, que nombreux sont les étudiants qui sont assignés à survivre, vaille que vaille, grâce à toutes sortes de « petits-boulots ». En rendant impossible ce qui pouvait passer pour des à côtés, ce qui semblait de l’ordre naturel des choses, la crise actuelle a mis en valeur de trop réels facteurs de désespoir des jeunes, comme le montrent nombre des témoignages, souvent poignants. Il y a surement quelque chose à analyser de ce côté, ainsi de la gestion des résidences universitaires en France et de la stratégie du maillage universitaire qui, avec la massification et en complicité avec les élus locaux, a concouru à une volonté de l’établissement universitaire « au pied du HLM ». Sans doute faudrait-il, même si la chose est ô combien paradoxale, s’interroger aussi sur la situation de ces étudiants que, par souci de limiter la diffusion du virus, on empêche de travailler. Naturellement ce serait là une manière de valider « en creux » la notion d’allocation d’études !
Il y a également quelque chose à dire des limites du « tout numérique » comme l’a démontré l’expérience imposée des cours en distanciel. Au départ l’idée semblait généreuse, voire, par certains côtés, flatteuse. On pouvait faire confiance aux étudiants, plus avancés, plus autonomes que les lycéens et a fortiori les collégiens. Ils pouvaient se placer au centre de leurs apprentissages, ils savaient le faire. Voilà qu’il apparaît que non. Non qu’ils n’en soient pas capables dans l’absolu mais parce que, comme si on l’ignorait, outre l’obligation de passer de l’autre côté de la fracture numérique, apprendre fait appel à une large part d’interaction, avec les enseignants comme entre élèves/étudiants. Cette question pourrait aussi être une occasion de revenir sur l’inéquité entre les étudiants acceptés au compte goutte dans leurs établissements et les élèves des CPGE qui continuent d’être accueillis dans leurs lycées (et leurs internats !), aussi, par la même occasion, la part prise dans les dispositifs de formation, par les écoles de commerce, leur modèle économique comme leur système propre de bachelors.

Parce qu’elle déstabilise les pratiques d’enseignement, la pandémie met en valeur la nature paradoxale de l’égalité scolaire telle qu’elle est traitée en France. La République se doit respecter l’exigence morale inscrite dans sa devise et donc d’assurer l’égalité à tous ses citoyens. De nombreux dispositifs ont été d’ailleurs été fabriqués pour assurer l’effectivité de cette exigence, sauf que le compte n’y est pas et que du « collège unique » aux 80% d’une classe d’âge au niveau baccalauréat et à la massification de l’accès à l’enseignement supérieur, les inégalités se poursuivent à l’abri de tout un sytème en trompe l’oeil qui en outre n’est pas sans conséquences politiques – je vais y revenir.
D’abord pour le constat, on lira avec profit, dans The Conversation, le récent texte de Marie Duru-Bellat https://theconversation.com/democratiser-les-grandes-ecoles-pourquoi-ca-coince-154247 , la présentation de « l’égalité scolaire » qu’elle dresse en collaboration , avec François Dubet, voir https://theconversation.com/legalite-scolaire-un-enjeu-de-survie-pour-la-democratie-150254 et (surtout) leur livre « L’Ecole peut-elle sauver la démocratie » (Seuil 2020).
Les faits sont têtus ! Les deux tiers des étudiants des Ecoles, presque 80 % dans les 10 % des écoles les plus sélectives, sont d’origine sociale très favorisée (cadres, chefs d’entreprise, professions libérales et intellectuelles). En prenant comme population de référence, les classes de troisièmes, on constate que les « chances » d’accès à une grande école sont ainsi de 9 à 10 fois inférieures, pour les élèves de milieu défavorisé. On ne le dira jamais assez, l’accès au bac n’a pas réellement été démocratisé, on a « simplement » diversifié « le » bac sans que les chances d’accéder à un bac général, condition sine qua non pour entrer dans une grande école, n’augmentent pour les enfants des milieux les plus défavorisés. A ceci s’ajoutent les données qui montrent que les grandes écoles sont très parisiennes : 30 % des étudiants de grande école ont passé leur bac à Paris ou en Île-de-France (contre 19 % des bacheliers), et même 41 % dans les 10 écoles les plus sélectives, ou que la sélectivité sociale des écoles de commerce est assurée par un coût des études loin d’être négligeable.

L’immobilisme maintenu de la base sociale des recrutements, pourtant éminemment contraire à l’idéal méritocratique affiché par l’école, est noyé dans l’affichage, par les « Grandes Ecoles » elles-mêmes de leur (sans doute réelle) bonne volonté de se « démocratiser ». L’exclusion sociale est pourtant alors plus cruellement signifiée sur fond de fable de l’égalité d’accès, voire de l’aide spécifique aux élèves issus de milieux défavorisés. Si tant d’efforts sont déployés et que pourtant la « vérité des chiffres » demeure … que conclure ? On voudrait stigmatiser ceux-là que l’on prétend aider, on ne s’y prendrait pas autrement. Le sort de l’outil français de sélection et de formation des élites recoupe un sentiment plus global de frustration. Lorsque, à tous les niveaux de la formation, l’égalité des chances tarde à se prouver dans les faits, la rancoeur contre les « élites » ne peut que monter d’autant qu’elle se nourrit des inégalités des parcours d’insertion professionnelle entre les plus diplômés et ceux qui le sont moins, que l’échec scolaire est vécu comme une humiliation et que les opportunités d’emploi ne correspondent plus aux aspirations des jeunes.
On sait que la composition des électorats a basculé autour de la question des diplômes (la structuration de l’électorat de Trump est exemplaire à ce sujet). S’avise-t-on suffisamment de ce que pour ceux qui souffrent de la faillite de la promesse de l’école d’être la clef d’accès à tous les possibles, la reconquête de leur dignité passe par un rejet des valeurs de l’école, et pour certains leur remplacement par d’autres valeurs précisément opposées à l’école ? Il y a là une piste, pourtant trop négligée, lorsqu’il faut penser l’attrait pour le salafisme qui prône une lecture littérale et non interprétée des textes, ou comprendre ce qui forgea le nom même du mouvement sectaire Boko Haram où « boko » désigne l’alphabet latin créé par les autorités coloniales pour transcrire la langue orale, par extension l’école laïque, tandis que « haram » signifie interdit/illicite. Bref l’éducation occidentale, justement parce qu’elle est adossée à une grande tradition herméneutique, « c’est le mal »..

L’enjeu d’une formation pour l’avenir est face à plusieurs défis. Le premier relève du conflit de lecture du monde entre ceux qui estiment que l’eau de pluie ne résulte pas de l’évaporation, puisqu’elle a été créée par un dieu et ceux qui n’ont pas la sensation de blasphémer lorsqu’ils enseignent l’origine réelle de la pluie. La ligne de partage reste à établir entre ce qui relève de la croyance, de la sphère privée donc et ce qui est de l’ordre de l’éducation, de ce qui offre à chaque élève, fille ou garçon, la possibilité d’une pensée libre, d’une insertion sociale et d’une capacité à déchiffrer le monde.

Un second est politique et correspond à la survenue de ce temps où les perdants de la compétition scolaire, ceux qui ont le sentiment qu’il leur est perpétuellement manqué de respect, ceux qui ont perdu confiance dans une démocratie qui leur paraît avoir été confisquée par des élites, des experts, des mobiles, des « intelligents », viennent demander des comptes ! La carte politique s’en trouve alors partagée entre d’une part les électorats sociaux-libéraux, démocrates et verts, diplômés, et de l’autre les absentéistes, les populistes, les électeurs d’extrême droite.

Enfin, c’est le troisième enjeu, avec sa part de contradiction, on ne saurait proscrire toute forme d’ambition, interdire de réussir et dénoncer tout distinction comme le signe d’un élitisme insupportable ! Il faut aussi constater l’état des lieux, par exemple les résultats présentés dans une récente tribune parue dans le monde et cosignée par Martin Andler, mathématicien, et la sociologue Vanessa Wisnia-Weill qui soulignent l’urgence d’ « inclure la question des bons niveaux en mathématiques dans la réforme systémique de notre école » voir https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/21/il-y-a-urgence-a-inclure-la-question-des-bons-niveaux-en-mathematiques-dans-la-reforme-systemique-de-notre-ecole_6064078_3232.html
En voici un extrait significatif : « La dernière enquête Timss [Trends in International Mathematics and Science Study] montre que seulement 3 % de nos CM1 sont très bons. En 4e, 2 % sont très bons contre 11 % des Anglais, 14 % des Américains (et 51 % des Singapouriens) », les deux auteurs concluent que « à cet étiage, il ne s’agit plus de médiocrité mais de déclassement général des jeunes Français, et pas seulement de sous-investissements dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (même s’ils sont évidemment plus que jamais nécessaires) ou d’une insuffisante mixité sociale. La réalité statistique est impitoyable : même les 50 % d’écoles sur les territoires les plus favorisés, n’arrivent pas à former 5 % d’élèves de bon niveau ! ».

A l’occasion des « politiques d’excellence » voulues après le premier choc des classements de Shanghai un certain nombre de dysfonctionnements se sont en fait renforcés via l’accumulation d’instances de gouvernance encourageant les évaluations aisément quantifiables par appels à projets, listes de mots clés, souci de se situer dans un courant dominant admis, valorisation du nombre des publications sans que soit dénoncée la triple insuffisance du système, insuffisance du budget global public de la recherche (2 % du PIB contre 3 % en Allemagne), insuffisance de la coopération entre universités et entreprises, insuffisance du marché du capital-risque.
L’urgence du moment est de savoir renoncer à crier haro sur le baudet, résister aux facilités des raccourcis abusifs et aux effets de manche à l’Assemblée nationale, ne pas développer encore plus le concert de la défiance. La recherche scientifique est indépendante du temps court des alternances politiques, encore faut-il au quotidien favoriser les conditions d’émergence de ses découvertes, encore faut-il aussi mesurer le fait que la formation des élèves et des étudiants qui seront les chercheurs mais aussi les décideurs, mais encore les citoyens, les électeurs de demain se joue aujourd’hui, ainsi dans la facilitation des réponses que l’école apporte.
La pandémie a imposé un autre rapport au temps, un temps ralenti des relations sociales et un temps formidablement raccourci pour gagner la bataille des vaccins puis celle de la vaccination. Les réponses aux défis se trouveront dans la maîtrise de cette double temporalité et la prise de conscience des adaptations nécessaires pour dominer le monde qui vient.

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