« islamo-gauchisme » … comment en est-on arrivé là ?

Depuis quelque temps, les anathèmes volent en escadrilles …

« Radicalisation », « islamophobie » et maintenant « islamo-gauchisme », les mots-écrans du prêt à penser encombrent les discours et, avec eux, les esprits. Au point que soit réclamé « un état des lieux sur ce qui se fait en recherche en France, sur ces questions », tandis qu’en retour, sont dénoncées la mise en place d’une « police de la pensée» et une mise en péril des libertés académiques.

Commençons par un constat : l’islamo-gauchisme n’est pas une notion. C’est l’occasion d’un hold-up sur les problématiques de déchiffrement du réel.
En dépit de l’apparente référence à l’islam, la formule « islamo-gauchisme » ne correspond pas à une catégorie transcendante mais à une construction de l’esprit qui relève des « cultural studies ».
L’« islamo- gauchisme » est un amalgame hétéroclite qui se veut péjoratif. Son emploi réactive des choix, voire des rivalités, à base religieuse, et un usage politique de ces choix. La question n’est pas celle d’un simple retour de l’intolérance mais bien d’une guerre des modèles qui parcourt un itinéraire idéologique qui mérite d’être retracé.

Au commencement, on trouve sur la sellette les « cultural studies ». Il s’agit de travaux en langue anglaise (notamment ceux de Raymond Williams, Richard Hoggart ou Stuart Hall et non, comme souvent colporté, de propositions issues des universités américaines) qui visent à élaborer, sur base transdisciplinaire, les relations entre cultures et pouvoirs. A cet effet, sont mobilisées conjointement une démarche théorique qui mêle l’analyse sociologique des sociétés de masse, une réflexion philosophique sur la domination sociale et l’étude des productions culturelles, notamment quant à la manière dont sont façonnés les imaginaires.
Cette perspective n’envisage plus la culture comme une superstructure liée aux rapports de force socio-économiques, mais comme le produit des relations entre les groupes sociaux sur base de conditions historiques données. On rejoint alors la notion d’hégémonie (Gramsci) et avec elle la tension entre la culture dominante et, d’autre part, ces formes et activités qui plongent leurs racines dans les conditions sociales et matérielles des classes populaires comme de groupes sociaux qui se sentent dominés.
Une telle étude des cultures a d’abord été appelée à envisager plusieurs enjeux : pourquoi et comment le « spectre qui hante l’Europe », ce communisme qu’évoquent les premiers mots du Manifeste du Parti Communiste (1878) n’a pas su triompher, comment et pourquoi la classe ouvrière a été détournée du destin qui lui était scientifiquement assigné par le marxisme, comment le capitalisme s’est-il installé pour durer, fût-ce, comme en Chine, sous la forme d’un capitalisme d’Etat, modèle hybride associant les mécanismes de marché à une économie restant contrôlée par l’Etat.
Pour dépasser ce défi, les « cultural studies » se sont alors tournées vers la recherche d’autres forces qui pourraient s’avérer être le (nouveau) moteur de l’histoire. Elles rejoignent alors une nouvelle série de questions : comment dépasser le hiatus entre la « pensée sauvage » et la tradition herméneutique européenne (adossée à l’exégèse biblique), illustré en son temps par le débat entre Ricoeur et Lévi-Strauss ? comment les femmes peuvent-elles être des hommes comme les autres ? comment peut-on contourner la spiritualisation de sa propre culture par l’Occident, cette « entreprise impériale d’une confiance sans faille en sa propre légitimité » qu’Edward Saïd tenait pour une arme redoutable ? comment était-on passé de « comment peut-on être persan ? » à « comment peut-on récuser le libéralisme et la démocratie représentative au point de décider de tuer et de mourir » ? C’est toute la représentation d’un monde occidental qui se voit émancipateur qui est déboulonnée.

Au delà de ces contradictions et du choc du 11 septembre, la notion de « radicalisation » s’est installée au point où convergent une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient, porteuse d’une rupture avec les valeurs des sociétés occidentales, et les effets des multiples interrogations quant aux légitimités des cultures et des identités, culminant en un refus d’une culture masculine, blanche, et néocoloniale dans son rapport à l’autre.
Ces rejets et cette quête d’une (nouvelle) identité rejoignent alors une récupération de la critique marxiste de l’universalité coupable d’oublier les « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx, Manifeste du Parti communiste), là où la production a renoncé à l’utilité (la valeur d’usage) en faveur de l’échange, de la marchandisation et de la création de profit (la valeur d’échange). Marx dénonçait une universalité qui se réclame d’une ontologie de tradition grecque où les existences individuelles sont de simples phénomènes de l’Idée absolue, au lieu d’une ontologie des sujets incarnés vivant en communauté et donc soumis aux rapports de production et aux luttes de classe. Cette incarnation des sujets est aussi marquée par les tensions entre les cultures qui les façonnent de fait, que les « cultural studies » énumèrent en classe, genre, race, et dont elles étudient les intersections pour aboutir à une double dénonciation des universalités et des « droits de l’homme » (même ripolinés en « droits de l’humain »). Cette « logique » a finalement mené à cette proposition que pour « avoir le droit » de parler de ces droits de l’humain, il faut, préalablement, prendre en compte le niveau de développement des divers milieux et de préserver la liberté de choix du régime politique. En d’autres termes, il s’agit d’une « logique » qui, parce qu’elle porte une renonciation aux universaux, mène à un étrange relativisme ; ce qui est bon pour l’un, ici, maintenant, ne le serait pas pour l’autre, là et alors, in illo tempore donc.
Les fautes dans la gestion des droits de l’homme hérités des Lumières et marqués comme « occidentaux » sont alors soulignées, méfaits historiques du colonialisme ou du racisme, réponses à la pandémie ressenties comme menaçant les libertés. La conclusion « logique » apparaît alors avec cette proposition que les « vrais » droits de l’homme, ceux qu’il faut protéger, ne sont pas ceux dont l’Occident se vante et dont il fait l’instrument sa domination néo-coloniale. L’accent est donc mis sur un droit d’être réellement libres, un droit de vivre, un droit d’avoir des réponses aux attentes pratiques en matière de santé et de protection. Ce sont ces « vrais droits » que les pays de démocratie tocquevillienne se montreraient incapables d’assurer.

Les questionnements autour des légitimités, des relations de pouvoir et particulièrement des influences culturelles, de l’usage et la manipulation du « temps de cerveau humain disponible » ne sont pas récents. La propagande, les embrigadements, la servitude volontaire, cet « art d’asservir les sujets, les uns par le moyens des autres » que montra La Boétie, les guerres de religion, les batailles de cultures (à l’instar du Kulturkampf qu’en son temps Bismarck mena contre l ‘église catholique -on oublie trop facilement que l’exigence de laïcité n’est pas une obsession purement française-) en sont autant d’illustrations possibles.
Ce qui est aujourd’hui singulier, différent, c’est la conjonction de l’interdit et de la rapidité, comme de l’étendue, de sa diffusion. Une stratégie de l’intimidation, véhiculée par les réseaux sociaux, s’est mise en place, notamment sous forme d’une intimidation morale et intellectuelle qui établit un droit à l’attribution ou au retrait d’une parole dont il est proclamé qu’elle est, ou non, licite (« halal »).

Une culture du bannissement (cancel-culture), de la dénonciation (call-out culture) se répand alors. Les dénonciations dépassent la volonté de récuser des opinions ou des comportements. Il s’agit de livrer des performances publiques que, naturellement, le biais des réseaux sociaux amplifie considérablement. Transmutée en mouvement de masse, et sans qu’il semble y avoir besoin d’autres arguments, l’opération de mobilisation appelle à dénoncer ce qui est évalué comme un abus et à le supprimer … opérations de déboulonnage des statues « offensantes » ou condamnation de la 5ième symphonie de Beethoven, érigée par les hommes blancs et riches en « symbole de leur supériorité et de leur importance », renvoyant à un sentiment d’exclusion les autres communautés raciales et sexuelles » (voir https://www.diapasonmag.fr/a-la-une/aux-etats-unis-beethoven-victime-de-la-cancel-culture-31216 )

Cet arrière-plan assure la prospérité de ce qui est désigné comme « islamo-gauchisme » et participe à une guerre des modèles qui, au delà de l’occident et de son histoire (y compris les zones d’ombre), affronte directement la raison et l’émancipation, bref, « l’esprit des Lumières ». La conjonction « islam » et « gauchiste » élargit un front du refus de façon à y amalgamer sous double couvert du religieux (et de sa pureté) et de la « lutte des classes » (et de sa destinée historique), un éventail de revendications de race, de classe et de choix de vie, notamment de sexualité, feignant de subsumer leur hétérogénéité sous couvert d’un alliance contre un ennemi commun.

L’époque n’est plus celle où Nizan dénonçait comme autant de « chiens de garde », les « caissiers soigneux de la pensée bourgeoise qui rangeaient de concepts dociles » et en appelait à un surcroit de lucidité, ni même celle d’un débat sur l’idéologie dominante. A l’heure où l’ordre géopolitique qui découlait des traités qui mirent fin à la première guerre mondiale, s’efface au profit de nouvelles dominations, volonté de ressusciter l’empire ottoman, affirmation de la Chine, pays du milieu, en « centre du monde », contestations des démocraties pour « rupture » de leurs promesses, il demeure plus que jamais essentiel de mesurer combien en matière de droits humains comme de démocratie, il ne faut pas attendre qu’ils soient hors de notre atteinte pour y veiller. C’est exactement cela que les tenants de l’islamo-gauchisme, masqués ou non, veulent empêcher.

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