Le monde de demain, comme on a dit un temps, devra s’accommoder des précarités qu’engendre la crise actuelle, sanitaire mais aussi sociale et économique. Il faudra aussi intégrer les évolutions qui se sont prolongées pendant que la pandémie s’était arrogé la maîtrise des horloges … mais pas de toutes.
Si la poussière est désormais retombée sur les projets que portait la loi « Libertés et responsabilités des universités » promulguée le 10 août 2007 (14 ans déjà!) l’idée d’une nouvelle organisation des universités se poursuit. Il y avait eu des pôles universitaires européens, il y eut des COMUEs, les EPE d’aujourd’hui ont ce mérite singulier que tout y soit expérimental, que personne n’est réellement engagé. Il s’agit explicitement d’expérimenter « de nouveaux modes d’organisation et de fonctionnement » ; l’annonce est d’une période de 10 ans. Les universités ont fusionné, plus exactement elles ont retrouvé ce que la loi Faure post 1968 avait séparé en faisant des « universités » avec les anciennes facultés disciplinaires, selon une logique alors largement menée par les situations locales. La structure en lasagne d’aujourd’hui ne touche ni aux clivages universités/écoles, ni à ceux entre organismes et universités, pas plus qu’elle ne prévoit des relations institutionnelles avec les décideurs d’autres domaines, disons, pour faire vite, politiques et économiques. En revanche, le pouvoir de décision s’éloigne encore plus des acteurs de l’enseignement supérieur, enseignants, enseignants-chercheurs, chercheurs, personnels non-enseignants, étudiants. Les EPE sont en fait aux mains d’un nombre réduit de « sachants », les uns dans les instances nationales, MESRI et agences qui en émanent, de type ANR, les autres dans les équipes de direction des EPE avec des représentations variables entre des élus réputés représenter les « acteurs » de la structure, des personnalités dites extérieures et des pondérations (à proportions variables) entre les divers « établissements-composantes » de l’établissement public expérimental.
Il ne faut pas se méprendre sur ce bricolage. Il a pour effet déjà visible d’inventer un « travail empêché » différent de celui qu’a imposé la pandémie, différent mais surtout plus redoutable. En éloignant les décideurs de leur base, on obtient assurément plus d’agilité (notion devenue clef) mais au prix de faire régner la résilience (autre notion devenue clef) c’est à dire de fonctionner comme si se déployait une obligation non de résultat mais de consentement aux difficultés du moment au motif qu’elles annonce(raie)nt l’émergence d’un monde meilleur. Le grand bond en avant que marque l’EPE mérite(rait) bien quelques entorses à une forme de « démocratie » devenue tellement représentative qu’il est difficile de mesurer qui, quoi, ou comment est représenté et quelle retour reste possible sur cette représentation. La volonté de mettre en place une organisation nouvelle a conduit à oublier que l’implication organisationnelle ne peut se manifester que dans la confiance interpersonnelle; plus grave, personne n’a veillé à la mise en place de dispositifs permettant à chacun de se sentir représenté, respecté, responsabilisé et entendu, si ce n’est dans les effets d’annonce !.
La loi « libertés et responsabilités des universités » était bel et bien une loi, une fois votée au parlement elle s’appliquait, en dépit de toutes les oppositions qui se déchainèrent contre elles. A l’inverse, la marche vers les EPE n’a mis personne dans la rue … parce qu’il n’en est nul besoin, le mécanisme est infiniment plus pervers. Personne n’est contraint à construire un EPE et même chacun est libre de ne pas le faire … mais, et la (pseudo) pédagogie du changement qui l’a accompagné l’a bien montré, le dispositif fonctionne sous le double signe de la menace/promesse d’un accès à l’excellence (Idex, I-site …) et de la possibilité d’aller décrocher une « timbale ». Le triple handicap d’une telle manœuvre, naturellement, consiste en ce que le succès ne garantit rien (ni l’étendue de la soulte attachée à la « timbale », ni d’éventuels avantages organisationnels), que l’échec ne pourra(it) qu’entrainer une amertume qui mettra(it) du temps à disparaître, que les équilibres construits pour plaire au jury (et qui ne sont pas nécessairement en harmonie avec le projet que l’établissement, laissé à ses propres logiques, aurait pu mûrir) ne présentent de garanties ni dans la durée (rappelons le, l’EPE comporte une clause de possible renoncement -y compris singulièrement pour chacun des partenaires-) ni quant au progrès effectif qu’apporte(rait) une telle nouvelle organisation qui, très largement, ne sert qu’à intégrer des contraintes qui lui sont imposées !
Cette question du développement et de l’efficacité des EPE a, il faut le dire, permis à la France de monter dans les classements internationaux, objectif assigné au remue-ménage dans l’enseignement supérieur qui a suivi le « choc » du classement de Shanghaï. Reste à démontrer que les résultats ne sont pas le seul effet d’additions des performances déjà réalisées par les établissements !
L’université n’est pas prioritairement une affaire de comptabilisations ! On pourrait plutôt se demander quelle politique de postes, quels avantages concurrentiels en matière de recrutement sont apportés par les EPE ? Une carte des emplois « gelés » dans les établissements pour parvenir à l’équilibre budgétaire (de fait artificiel) serait fort éclairante ! Elle pourrait avantageusement être accompagnée par l’affirmation d’une politique pour les emplois, notamment par les arbitrages entre les divers établissements composantes !
Plus généralement encore, notamment parce que la gestion du provisoire ou de l’expérimentation ne fait pas une politique, on pourrait se demander quel projet pour l’enseignement supérieur est actuellement en cours (ou même en préparation) en France. La question se pose, notamment lorsqu’il faut bien constater les entorses actuelles au monopole de la collation des grades, les difficultés à penser une réforme de l’ENA, plus généralement de la formation des élites où les écoles de commerce prennent une importance croissante ou des failles grandissantes de la formation en mathématique (sur ce point on lira, notamment, la description de la catastrophe annoncée dans cet article du journal Le Monde et on réfléchira aux effets de la réforme des filières dans les lycées : https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/mathematiques-une-generation-qui-ne-sait-plus-compter-1294464#utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_lec_longformats&utm_content=20210307&xtor=EPR-5060-[20210307].)
L’ensemble de ces hésitations, l’absence de vision et le souci de ne pas fâcher, ne construisent pas une image d’un pays qui serait capable de produire les dispositifs qui sont devenus indispensables aujourd’hui. La question n’est pas de savoir pourquoi Sanofi n’a pas créé « son » vaccin mais d’identifier ce qui, dans les méandres de l’administration de la France, a bloqué les dispositifs qui feront émerger les start-ups capables de les produire comme c’est le cas ailleurs (et de ce point de vue l’organisation de l’université d’Oxford mériterait d’être examinée).
Si l’urgence stratégique du moment est dans la capacité à réagir vite et bien, avec « agilité » donc, les gros porte-containers que sont en fait les EPE sont-ils véritablement adaptés ? S’il ne le sont pas pourquoi persister à en faire l’indispensable contrainte à l’éventuel accès à une misère financière moindre en devenant idex ou i-site ? Les directions d’université sont-elles tellement dans le relais des oukases ministériels qu’elles ne peuvent, ni ne veulent s’interroger sur un (futur) projet ? Ou faut-il penser que toute idée d’un projet reste bloquée entre les deux mâchoires d’une tenaille réunissant deux groupes d’intérêt frappés d’une même connivence, mobilisée afin d’assurer leur perpétuation, les directions des universités et les hautes sphère du MESRI ?
La sortie de la pandémie c’est la vaccination … c’est aussi, à son côté, la projection dans l’avenir, une clarification des enjeux et la construction de projets, pour l’enseignement supérieur aussi !