Automatisation ou approfondissement ? Une piste de structuration de l’enseignement pour développer les deux

En mathématiques, le processus que nous avons mis en place au S1 à l’Institut Villebon – Georges Charpak aide assez bien les étudiants à acquérir des automatismes de calcul. Reste à savoir s’il marcherait pour acquérir des raisonnements abstraits. Je ne peux m’empêcher, pour les tâches de haut niveau, d’être plus attirée par d’autres formats : débat scientifique, classe inversée en groupe, résolution de problèmes ouverts type “maths en jeans”…. J’aimerais explorer un enseignement où on distinguerait des cours spécifiques “techniques et bases” et des cours spécifiques “raisonnements et problèmes ouverts”. Ces cours pourraient traiter des mêmes concepts, et avoir des formats pédagogiques assez différents.

Plus généralement, quand je regarde les problématiques d’enseignement que nous rencontrons et les solutions pédagogiques que nous expérimentons, j’ai l’impression qu’on pourrait adopter une classification issue de la taxonomie de Bloom : on veut que les étudiants aient des bases qu’ils connaissent comme des gammes, sans doute ni erreur, pour pouvoir ensuite avoir accès à des tâches plus subtiles, créatives et intéressantes. Les pratiques pédagogiques qui correspondent à l’automatisation des bases sont nombreuses, mais répétitives et assez différentes de celles que l’on va choisir pour les tâches de haut niveau, dans lesquelles on attend de la part des étudiants d’analyser des problèmes, de produire des synthèses, d’être créatifs et d’explorer au delà des exercices de base attendus.

J’en viens à me demander : pourquoi ne pas repenser l’enseignement supérieur en structurant l’enseignement, non pas sur les thèmes enseignés, mais sur le niveau des compétences qu’on souhaite développer chez les étudiants ?

A terme, nous pourrions imaginer d’une part un entraînement à l’automatisation des connaissances de base reposant sur de l’enseignement mutuel entre étudiants plus avancés dans leur scolarité, de l’apprentissage par les pairs et du numérique, sous la direction d’une poignée d’enseignants chevronnés. Sur de grands effectifs, plutôt que d’avoir des enseignants chercheurs qui assurent plusieurs TDs en parallèles, les enseignants qui assurent aujourd’hui les TDs et répètent en boucle les mêmes explications de base pourraient en partie libérés par des étudiants, pour investir des projets d’enseignement ouverts, probablement plus efficaces pour former les étudiants à attaquer des problèmes difficiles et incertains.

Dans le schéma décrit, il ne s’agit pas de réserver l’automatisation en licence et de garder les projets ouverts pour le master. On a encore des savoirs de base à découvrir et automatiser en master, et on peut faire des projets complexes en licence !

Faciliter l’automatisation

Dans un cas, on va laisser les étudiants s’entraîner sur des exercices classiques, en leur proposant régulièrement  des contenus semblables pour maximiser la mémorisation à long terme (voir [1], [2], [3] ou [4]). Cette pratique soutient la mémorisation à long terme mais peut démotiver les étudiants. Cette démotivation n’est cependant pas une fatalité. Il me semble, au vu de ce que l’on observe à l’Institut, que l’aspect rébarbatif de l’entraînement peut être réduit si après avoir permis aux étudiants de faire un diagnostic pour identifier leurs besoins, on leur donne de l’autonomie et la possibilité de s’entraider dans leur apprentissage.

Dans ces dispositifs, je trouve que l’expertise de l’enseignant est centrale dans la conception du dispositif : structuration des objectifs, choix des ressources et du déroulement des activités. Mais pour ce qui est de l’animation des séances, sur des connaissances de bases, avec des supports leur permettant d’avoir un retour direct sur leur compréhension et l’aide de leurs camarades, l’expertise de l’enseignant n’est critique que dans des cas particuliers (étudiants très démotivés, avec beaucoup de trous dans leur socle de connaissance, ou ayant besoin d’être canalisés). C’est pourquoi je pense qu’on pourrait tester un dispositif reposant sur une collaboration entre enseignants chevronnés et étudiants plus avancés (en master ou grandes écoles pour la licence par exemple), les premiers dirigeant les activités d’apprentissage et de consolidation des concepts de base avec l’aide des seconds. Il faudrait libérer des étudiants plus avancés dans leur scolarité pour cela, mais cela permettrait de tenir un faible taux d’encadrement fait par des enseignants chercheurs, libérant ainsi des heures d’enseignement pour les autres tâches d’enseignement (projets…) de haut niveau, qui nécessite souvent un fort taux d’encadrement. Pour les étudiants plus avancés, prendre (et être formés à…) ce rôle de tuteurs les feraient gagner en compétences disciplinaires (les séances leur serviront de révision) et en compétences transversales : ils devront motiver et guider les étudiants plus jeunes sans faire le travail à leur place : une compétence utile dans la vie professionnelle !

Former à travailler sur tâches complexes

Les activités de haut niveau que je connais et qui m’enthousiasment le plus impliquent souvent une réflexion en groupe, mélangeant parfois le niveau des étudiants voire des encadrants. Ils attaquent souvent des problèmes ouverts qui laissent place au doute et à la créativité, parfois en lien direct avec des problématiques de recherche. Je pense par exemple aux apprentissages par projet, aux compétitions du type Igem ou IPT, aux activités de type « Maths en Jeans » ou encore aux projets mélangeant étudiants et chercheurs comme les « research cluster » de l’université Tufts. Contrairement aux tâches d’automatisation, ces activités d’enseignement nécessitent un encadrement d’expert disciplinaire. Dans ces cas, l’expertise scientifique et humaine de l’encadrant me semble pleinement exploitée et ne peut pas être remplacée par un simple accompagnement par les pairs ou un entraînement informatique, fut-il personalisé.

De l’apprendre à apprendre comme troisième axe structurant

Ces deux axes pourraient être soutenus par un troisième, autour de l’apprendre à apprendre, et donnerait des outils spécifiques, théoriques et pratiques, pour être plus efficaces dans les apprentissages : comment gérer son attention, comment organiser son travail pour faciliter la mémorisation à long terme [1], comment favoriser sa créativité … Dans mes rêves les plus fous, ce programme serait développé en collaboration avec des laboratoires de recherche…

Notre expérience à l’Institut montre que ce sont souvent des clés qui manquent aux étudiants en difficulté, et que les accompagner de manière explicite sur ces points permet parfois d’agir directement sur les inégalités scolaires voire sociales. Cet axe semble d’autant plus important dans cette réflexion que les étudiants devront faire preuve d’autonomie, que ce soit dans l’automatisation où peu d’enseignants experts seront disponibles, ou dans les projets qui sont par nature des tâches complexes. Pour être justes, il faut donc développer un cadre dans lequel tous les étudiants reçoivent des clés pour développer leur autonomie et leur efficacité.

Pour l’avoir vécu dans mon enseignement du calcul en L1, enseigner des concepts d’intérêt scientifique très faible peut devenir passionnant une fois le bon format d’enseignement trouvé. Les projets, lorsqu’ils sont ouverts et permettent d’explorer des pistes, sont aussi très stimulants à suivre, car l’enseignant ne sait jamais à quoi s’attendre, et ne tombe pas dans la lassitude de devoir corriger à l’infini des copies. A l’heure où beaucoup d’enseignants chercheurs sont à la limite de la rupture, il me semble crucial de chercher à construire un modèle qui soit meilleur pour les étudiants, mais aussi pour les enseignants.

N’hésitez pas à prolonger la réflexion en partageant vos références (peut-être cette séparation existe déjà ailleurs?), en commentant, si possible avec bienveillance ;), ou en m’envoyant vos idées !

[1] “Mets toi ça dans la tête”, Brown et Roedinger

[2] Cours Stanislas Dehaene sur la mémorisation et son optimisation, collège de France, 2015

[3]  Fiches de synthèses faites par les chercheurs en psychologie cognitive du site www.learningscientists.org

[4]  https://en.wikipedia.org/wiki/Spacing_effect

Ce billet a été relu et/ou amélioré grâce à l’aide d’Emmanuel Ahr, Julien Bobroff et Bénédicte Humbert. L’illustration a été réalisée à l’aide de pictogrammes d’Océane Juvin réalisés pour l’Institut. Merci à eux et à elles !

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