Vivre de l’intérieur et en direct le tsunami « Nobel d’économie» est une expérience unique. Le sentiment pour toute une équipe d’être tombé depuis quelques jours dans le tambour d’un lave-linge en position « essorage ».
Il faut dire que la France attendait un Nobel d’économie depuis Maurice Allais, en 1988. Et même si un heureux hasard a permis à la France d’être « primée » deux fois en 2014 (avec Patrick Modiano), l’impact médiatique d’un Nobel d’économie est sans commune mesure.
Un des mérites de tous ces projecteurs braqués sur Jean Tirole est de permettre au lauréat de parler de son métier de chercheur, lui qui était un inconnu du grand public jusqu’à ce lundi 13 octobre 13h.
Car si tous les journalistes sans exception demandent désormais au Nobel 2014 quelles sont ses recettes pour sortir la France ou l’Europe du marasme économique, il répond sans relâche que le temps (et le rôle) du chercheur n’est pas celui du politique. A l’heure où tout va plus vite, où les technologies de l’information abolissent fuseaux horaires et frontières, où l’immédiateté prend le pas sur la prise de recul, le chercheur devient une bête curieuse !
Le temps est en effet la seule richesse du chercheur, son principal capital. Comprendre les enjeux de sa discipline et de son environnement, identifier des problématiques dignes d’intérêt, choisir un angle pour les traiter, trouver les données ou mener les missions de terrain nécessaires, compiler et analyser ces « inputs », découvrir progressivement les modèles mathématiques qui puissent décrire au mieux les observations réalisées, confronter ces travaux aux confrères (via des séminaires, des workshops, des referees), remettre une fois, deux fois, dix fois l’ouvrage sur le métier, et recommencer. Un article dans une prestigieuse revue (Econometrica par ex. pour les Economistes), ce sont des centaines d’heures de travail annuelles, pendant 5, 10 ou 20 ans.
Alors se retrouver ainsi du jour au lendemain, sous les feux de la rampe, à devoir commenter l’actualité chaude, est un exercice délicat et périlleux. Comment relancer la croissance ? Comment diminuer le chômage ? Comment équilibrer les comptes publics ? Que faire face à Google ? Et la santé, vous y pensez à la santé ? Et Stiglitz, hein, il dit quoi Stiglitz sur tout ça ? Vous avez parlé à François Hollande ? Que conseilleriez-vous à Angela Merkel ? Et Zlatan, vous en pensez quoi ? (ça, c’est le journaliste suédois, véridique !).
Et pas le temps de suivre une séance de coaching entre lundi 13 octobre 12h20 et lundi 13 octobre 13h. En 40 minutes, le chercheur en économie, solidement ancré dans son XXIème siècle, se mue en Oracle grec du Vème siècle avant notre ère. On vient le consulter de toutes parts (comprenez : tous les médias) pour obtenir des réponses quant à l’avenir. Installé dans son bureau (où trône un tableau noir à l’ancienne, sur lequel se dessinent des équations et des courbes mathématiques) comme jadis la Pythie de Delphes dans l’Adyton du Temple d’Apollon, la foule se presse et les micros se tendent pour venir l’écouter.
Las. Comme dans la Grèce antique, il y aurait parfois besoin des Prêtres d’Apollon pour traduire et les questions, et les réponses. Car le langage du chercheur n’est pas toujours celui du journaliste. Ou plutôt le journaliste, en recherche d’efficacité et d’impact (« pas plus de 2.000 signes, coco ! »), tente des raccourcis osés qui parfois trahissent l’idée originelle. Traduttore, traditore. Non, Jean Tirole ne travaille pas sur « la puissance du marché » mais sur le « pouvoir de marché » (market power), oui le politique devrait écouter davantage l’économiste, mais les deux métiers n’ont rien à voir, non la science économique n’est pas une science exacte, et d’ailleurs il n’y a pas de sciences exactes en dehors des mathématiques… qu’Alfred Nobel n’a pas non plus couché sur son testament (à cause d’un mathématicien, qui aurait couché, justement… avec sa femme… selon la légende), oui les mathématiques sont utiles à la conception de modèles qui éclairent les mécanismes économiques, non le Prix Nobel d’économie n’est pas vraiment un Prix Nobel (il est délivré par la Banque de Suède en accord avec la Fondation Nobel), mais celui de Tirole est le même que ceux de Allais, Stiglitz et Krugman, oui on peut préférer une salle de cours à un studio télé ou deux heures de calculs à vingt minutes d’interview, etc.
Le plus remarquable durant cette première semaine aura été le calme de Jean Tirole et la bienveillance de la plupart des journalistes. Mais nous aurons aussi l’occasion de parler des contempteurs…
(suite au prochain épisode)