Aucun acteur de l’éducation, et au-delà, aucun citoyen, ne peut être insensible aux enjeux de la mixité sociale dans l’enseignement supérieur. Par-delà les clivages, parfois artificiellement entretenus, entre Université et Grandes Ecoles, les questions du renouvellement des élites et des plafonds de verre méritent un débat dépassionné. Avec l’ambition de trouver des bribes de réponses pragmatiques. L’Ecole d’économie de Toulouse pousse ses pions sur ce terrain.
La non-mixité dans l’enseignement supérieur atteint des proportions alarmantes, comme le montrent les chiffres froids et cruels des statistiques officielles. Et la forte sous-représentation des enfants d’ouvriers et la surreprésentation des enfants de cadres constatées sont encore renforcées dans les formations sélectives ou longues (CPGE, grandes écoles, Masters universitaires) : selon les données MENESR-DGESIP 2014-2015 sur l’enseignement supérieur, les enfants d’ouvriers représentent moins de 11% des effectifs (alors qu’ils pèsent plus de 29% de la population des 18/23 ans) et les enfants de cadres plus de 30% (pour 17,5% dans la population). En CPGE, la proportion est de 50% de fils de Cadres et 6,4% de fils d’ouvriers et dans les ENS c’est 53% de fils de cadres pour moins de 3% de fils d’ouvriers. Et des inégalités fortes au sein même de l’Université : les fils d’ouvriers sont 12,7% en Licence et seulement 7,8% en Master,, là où les fils de Cadres pèsent 28% en Licence et 33,5% en master.
L’Université française a manqué un certain nombre de rendez-vous. Dès 1986, Antoine Prost, le célèbre historien de l’éducation, constatait que l’allongement de la durée des études ne faisait que déplacer les inégalités, sans les résoudre, constat renforcé par les travaux du sociologue Stéphane Beaud (2002) ou ceux de M.Selz (CNRS-EHESS) et L-A.Vallet (CNRS-INSEE) en 2006 : massification ratée, inégalités en hausse au niveau du Bac, etc. Au final, un fossé abyssal illustré par une étude de l’INSEE de 2014: le différentiel « enfants de cadres » / « enfants d’ouvriers » dans la réussite en études longues est de l’ordre de 1 à 7 voire 1 à 10 ! Une étude INSEE de janvier 2014 baptisée «Scolarisation et origines sociales depuis les années 1980 : progrès et limites » (in «30 ans de vie économique et sociale ») analyse les données pour une cohorte d’élèves entrés en 6ème en 1995: 41% des enfants de cadres et 38 % des enfants d’enseignants ont terminé leurs études avec un Master, un doctorat ou un diplôme de grande école ; seulement 9% pour les enfants d’employés, 7% pour ceux d’ouvriers qualifiés et 4% pour ceux dont le père est ouvrier non qualifié.
Il faut toutefois se méfier des liens de causalité trop évidents. « Causality is in the mind » comme a dit Jim Heckman, Nobel d’économie 2000. Ces inégalités en effet ne naissent pas aux portes de nos Universités. Comme le dénonce sévèrement le think-tank Terranova dans un rapport de 2014, le système français est inefficient et inégalitaire et est devenu une « école oligarchique de masse » : « Dans les comparaisons internationales, l’école française se caractérise (…) par des résultats d’ensemble moyens, une efficience médiocre, de fortes disparités entre les meilleurs et les moins bons élèves, une élite scolaire moins fournie, une dégradation générale des performances depuis 10 ans et par la plus forte influence du milieu social des élèves sur leurs résultats : une école obligatoire peu efficace qui confirme les inégalités sociales plus qu’elle ne les corrige. »
Au niveau du Bac déjà, le différentiel de réussite entre « riches » et « pauvres » est de 1 à 2 pour le bac et de 1 à 3,5 pour le bac général, comme le montre Olivier Lefebvre dans «Les inégalités dans l’accès aux hauts diplômes se jouent surtout avant le bac» in Portrait de la France, Insee, 2012 : sur 100 jeunes entrés en 6e en 1995, 90% des enfants d’enseignants ou de cadres ont obtenu le baccalauréat, contre seulement 40 % des enfants d’ouvriers non qualifiés ; sur le bac général : 70 % des enfants d’enseignants ou de cadres l’obtiennent, contre moins de 20 % des enfants d’ouvriers ou d’inactifs.
Ce qui conduit le think-tank L’Institut Montaigne à dire dans son récent rapport (avril 2015) sur l’Université : « La réduction des inégalités sociales par la réussite dans le supérieur est impossible sans de profonds changements dans l’enseignement primaire et secondaire. Charger les universités d’en réparer les dysfonctionnements n’est vraiment pas sérieux ». Il dénonce même l’hypocrisie qui fait croire que tout lycéen pourrait réussir dans le supérieur de la même façon, quel que soit son parcours scolaire. Une ségrégation dans le secondaire qui favorise un certain repli « de classe », comme le souligne une récente étude du CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire) de juin 2015 : à partir de l’étude de la cohorte entrée en 6ème en 2007, l’étude montre qu’un élève d’origine très favorisée (CSP+) a presque deux fois plus de camarades aisés dans son établissement qu’un élève des classes moyenne ou populaire ; au collège, un « bon élève » a 50% de camarades de niveau scolaire similaire de plus qu’un autre élève, et au lycée, c’est le double. Autrement dit, les riches avec les riches, les pauvres avec les pauvres, les bons élèves avec les bons élèves, etc. !
Un système, nous dit l’étude, où « les élèves évoluent dans des environnements différents en fonction de leur origine sociale, une situation qui est susceptible d’aggraver les inégalités scolaires. Au-delà de la question de la réussite scolaire, cette situation d’« entre soi » est regrettable à l’âge de l’apprentissage de la citoyenneté et du vivre-ensemble ».
Autre effet néfaste qui amplifie les inégalités constatées dans le supérieur : les stratégies d’évitement. Une bonne partie des meilleurs bacheliers se détournent de l’Université, ce qui est un cas probablement unique dans le monde : l’université non sélective attire à peine plus de la moitié des bacheliers généraux et seulement 20% des bacheliers avec mention B ou TB (chiffres 2008). Un évitement renforcé en filière S, où seulement 6% des mentions TB sont venus sur les bancs universitaires (hors médecine), contre 54% en CPGE, sachant de plus que 36% de ceux qui choisissent l’Université le font de façon transitoire, en attendant l’accès à une filière sélective avant la fin du cycle Licence. En plus de 30 ans, le nombre d’étudiants a doublé (passant de 1 180 000 à 2 380 000) mais le nombre d’étudiants en STS a été multiplié par 4 (de 45 000 à 265 000), tandis que dans les filières sélectives non-universitaires (écoles d’ingénieurs ou de commerce) il a été multiplié par 6 ! (données MESR)
A cette situation préoccupante et très largement hexagonale, s’ajoutent pour l’Université française deux handicaps spécifiques, bien décrits dans le rapport de l’Institut Montaigne d’avril 2015 : les dualités sclérosantes Université / Grandes Ecoles (« Cette fracture constitue une spécificité française directement héritée de son histoire ; depuis l’Ancien Régime, l’université fait l’objet d’une méfiance de la part du pouvoir ») et Université / Organismes de recherche (« Cette séparation historique condamne l’effort consenti par la collectivité pour la recherche publique à rester largement stérile puisque la courroie de transmission, que constitue la formation des étudiants, est défectueuse. »).
En créant en 2011 l’Ecole d’économie de Toulouse, l’Université Toulouse 1 Capitole et la communauté scientifique de la Toulouse School of Economics ont imaginé une offre pédagogique originale, dont l’ambition répondait à un certain nombre des enjeux détaillés plus haut : attractivité, ouverture, hybridation.
Pour attirer les meilleurs élèves, l’Ecole a pu bien sûr s’appuyer sur la notoriété grandissante de l’équipe de recherche TSE, mais aussi tisser patiemment des liens forts avec les lycées et les bacheliers : moyens mis sur l’orientation active avant APB et en 1ère année, originalité de l’offre régulièrement présentée aux acteurs éducatifs (proviseurs et professeurs), projets communs avec des Lycées, comme la filière ES « revisitée » mise en œuvre avec le Lycée Pierre-Paul Riquet près de Toulouse.
Pour permettre au plus grand nombre de faire ses preuves, des passerelles Lycée/Université en cours de développement (comme le dispositif ARTE coproduit avec le Lycée Rive Gauche de Toulouse-Le Mirail ), une 1ère année de Licence largement ouverte (plus de 1.000 étudiants en filière non sélective sur 1.200), un encadrement de proximité permettant un meilleur suivi de chacun, des méthodes innovantes comme l’apprentissage par projet (APP) qui valorise l’initiative et développe l’autonomie des étudiants, etc.
Pour dépasser le clivage Université / Grandes Ecoles et remettre la recherche au cœur de la pédagogie, un modèle d’excellence qui bannit la sélection couperet sur dossier ou sur concours, une professionnalisation des filières qui favorise l’insertion, des coûts de scolarité qui restent « universitaires » et une forte implication des équipes de recherche qui partagent leurs réseaux internationaux et leur passion pour l’économie. Comme le dit l’Institut Montaigne, « il importe de réaffirmer que le rôle croissant des universités dans une économie de l’innovation tient autant à la transmission de connaissances de pointe qu’à la familiarisation massive avec une culture et des pratiques de recherche grâce à des enseignants, et des enseignements, y étant confrontés. »
En refusant la sélection par l’échec, tellement « populaire » en France, en donnant envie au plus grand nombre de tenter l’aventure de l’enseignement supérieur de qualité au sein de l’Université, en offrant des services dignes de certaines grandes écoles, en retissant les liens historiques entre enseignement et recherche, l’Ecole d’économie de Toulouse s’engage contre le déclinisme et le fatalisme qui ont parfois la vie dure dans la communauté universitaire. Et lutte ainsi contre les bons sentiments qui prévalent souvent dans le débat sur la mixité sociale à l’Université et qui masquent mal une posture conservatrice visant à figer une situation qui profite aux « sachants » et à leurs enfants, …