C’est ainsi donc en ce dimanche de Pâques que le gouvernement aura décidé de publier l’Arrêté du 19 avril 2019 relatifs aux droits d’inscription dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministre chargé de l’enseignement supérieur et le Décret n° 2019-344 du 19 avril 2019 relatif aux modalités d’exonération des droits d’inscription des étudiants étrangers suivant une formation dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministre chargé de l’enseignement supérieur.
Cette disposition est perçues par beaucoup comme seulement accessoire. Elle est même parfois justifiée par des arguments dénués de sens, tels que l’attractivité par le prix ou le fait qu’il serait « normal » que ceux qui ne payent pas d’impôts payent leurs services publics, ce qui est la négation même de la notion de service public.
En réalité, cette disposition est une graine, et une graine qui pourrait fort s’avérer fertile et conduire à la transformation radicale de notre système universitaire.
L’investissement dans éducation : un choix de société
Au sein d’une société, il y a plusieurs manières de concevoir un système éducatif. Très schématiquement, on peut identifier deux grandes conceptions :
- l’éducation comme investissement collectif : il nous parait par exemple naturel de considérer qu’avoir des concitoyens sachants lire et écrire est au bénéfice de toute la société ;
- l’éducation comme investissement individuel : on pourra en revanche considérer qu’un diplôme supérieur ouvrant l’accès à des postes mieux rémunérés est avant tout un investissement individuel.
Il s’agit donc d’un choix de société, qui conduit naturellement à des décisions politiques radicalement différentes : l’investissement collectif sera ouvert au plus grand nombre et financé par la collectivité, donc l’impôt ; l’investissement individuel au contraire sera plus facilement réservé à certaines catégories de personnes et financés d’abord par l’individu ou un tiers directement intéressé, comme une entreprise ayant besoin de main d’œuvre. En ce sens, le premier correspond mieux à l’étatisme, et le second mieux au marché.
Bien sûr, tout le système d’éducation n’a pas à être homogène. On peut par exemple considérer que l’éducation primaire est un investissement collectif, mais que l’éducation secondaire doit être mixte et le supérieur entièrement individuel. Ceci explique, par exemple en France, que les écoles supérieures de commerces sont payantes mais pas les Masters de physique : nous considérons qu’un MBA est un investissement individuel, alors que la formation d’un physicien est un investissement collectif.
Ainsi, l’Université, et notamment les cursus de Licence/Master, était jusqu’à présent considérés comme un investissement collectif. L’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers nous sort de cette conception. C’est ce que Mme. Vidal exprime par cette justification devant le sénat : « Parce qu’elles n’auront pas mis en place un dispositif d’accueil, parce qu’elles n’auront pas travaillé suffisamment leur stratégie internationale, parce qu’elles n’auront pas passé les accords que nous souhaitons qu’elles passent, elles pourront décider d’exonérer ces étudiants ».
La conception de l’enseignement supérieur universitaire est donc maintenant un marché, dans lequel il convient de faire évoluer l’offre pour la rendre attractive. Ce n’est ainsi plus un investissement collectif… Et même si c’est seulement pour une partie des étudiants seulement, cela change tout.
Voilà comment ça pourrait tout changer.
L’avis de Cassandre
Dans un premier temps, conformément à la « fiche pratique » de la DGESIP du 15/04/2019, « le flux de nouveaux étudiants à la rentrée 2019 devrait permettre à tous les établissements de procéder à des exonérations globales sans dépasser [le plafond de 10%] ». La plupart des universités vont donc adopter cette « disposition transitoire », comme les y encourage la fiche pratique.
Dès la rentrée 2020, le plafond de 10% sera atteint dans les universités les plus attractives sur le plan international. Elles seront donc contraintes d’établir des critères stratégiques d’exonération. Nul doute qu’on parlera beaucoup de « mérite » dans les conseils, en se gardant bien de définir ce terme. En réalité, ces universités entreront dans une culture de la commercialisation, et répondront à ces questions : Qui peut payer quel produit ? Quels clients doivent-être gardés malgré leur insolvabilité ?
Dans le même temps, les universités ayant structurellement moins de 10% d’étudiants étrangers pourront décider de rester des universités locales, encore sous le régime de l’investissement collectif. Elles pourront rester gratuites. Mais, conformément à la stratégie gouvernementale, elles n’auront de moyens ni pour améliorer leurs conditions d’étude ni pour développer leur stratégie de formation.
Au sein même des universités, les formations maintenues sous pression budgétaire auront tout intérêt à développer les publics payants. Une dizaine d’étudiants en Masters permet en effet de doubler le budget de certaines composantes. Il sera difficile de le faire au sein des formations existantes, il faudra donc développer des formations spéciales. Pour que cela fonctionne, et suivant un sentiment de « justice », une priorité dans l’accès aux ressources sera attribuée à ces formations spéciales : meilleures salles, priorité dans les emplois du temps, etc.
Bénéficiant de moyens supplémentaires, les universités et les formations jouant les frais d’inscription deviendront donc également attractives au plan national. La conception d’investissement individuel prendra progressivement le dessus dans l’esprit de la population. De plus en plus de familles feront l’investissement pour se permettre une mobilité devenue rentable, notamment grâce à l’arrêté Licence qui dérégule ce diplôme national, et à Parcoursup qui donne une visibilité nationale à toutes les formations.
Face à l’augmentation des candidatures, les universités attractives, forte de leur culture de la commercialisation, déclineront leur offre de formation interne afin de continuer à augmenter leurs ressources propres. L’effort est minime : les critères d’exonération « au mérite » prévus pour les étudiants étrangers s’appliquent tout aussi bien aux étudiants français.
Les prêts étudiants se porteront à merveille, occasionnant une hausse ponctuelle de la croissance.
Désormais, chaque euro gagné directement par les universités sera automatiquement retiré des dotations d’Etat.
Toujours dans le cadre de l’arrêté Licence, l’offre de formation « de base » sera réduite à la portion congrue, faute de moyens dédiés. Aucun bachelier ne sera privé d’une place gratuite s’il le souhaite, les chiffres du chômage et la stabilité sociale ne s’en remettrait pas.
En revanche, l’offre de formation « à la carte » continuera à se développer grâce aux frais payés par les étudiants prêts à un investissement individuel. Ils bénéficieront de cursus accélérés (Licence en 2 ans) ou améliorés (cursus « renforcés », master-ingénierie, etc.). Auparavant financés collectivement, tous les cursus et services qui pourront faire l’objet d’une commercialisation le seront.
Sous la pression budgétaire constante, cette culture de la différenciation interne apparaîtra comme la seule issue possible aux établissement ayant fait le choix de rester dans une conception d’investissement collectif. Ils adopteront donc également cette approche, et pour rattraper leur retard le feront parfois même plus brutalement que les établissements ayant misé sur l’attractivité dès le début.
En quelques années, la conception d’une éducation supérieure étant un investissement collectif aura totalement disparu, et il existera une offre de formation adaptée à chaque bourse. On ne se rappellera même plus que la question s’était posée, que nous aurions pu, face à la crise démocratique, citoyenne et écologique, faire un choix de société différent.
Ceci est la bonne version. La mauvaise version est beaucoup moins optimiste.
L’avis pessimiste de Cassandre
Malheureusement, nous sommes en France et en 2019. Le scénario idéal présenté ci-avant est en réalité sérieusement menacé par le contexte.
Dans une premier temps, les universités décidant de développer leur attractivité vont devoir faire un investissement massif en publicité. Pour se faire, elles devront réduire leurs budgets pédagogique et scientifiques. L’inertie naturelle du système lui permettra de faire illusion quelques années, et tout le monde ignorera les alertes.
Malheureusement, face à l’investissement massif qui est fait dans l’enseignement supérieur et la recherche dans les pays orientaux, notre stratégie commerciale ne fera pas le poids. Précarisés pour des raisons budgétaires, les équipes pédagogiques et scientifiques décrocheront sur la scène internationale, comme dans la qualité du service rendu en local.
Le recrutement de quelques stars ne permettra jamais ni de continuer à former le plus grand nombre, ni d’avoir une réelle renommée scientifique. Le réservoir de scientifiques ayant débuté leur carrière avec le système de financement du XXème siècle se tarira et le nombre de prix obtenu par un chercheur français s’écroulera naturellement.
Les établissements ayant fait le choix de la visibilité s’écrouleront sous le poids de leurs propres ambitions, noyés dans une communication sans plus aucun rapport avec la réalité.
Dans le même temps, tous les secteurs de formation rentables seront occupés par des acteurs privés. Grace à la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, les grands groupes disposeront directement de leur propre centre de formation des apprentis et de leurs propres écoles. Dans ces écoles, il ne sera jamais question de citoyenneté ou d’émancipation, mais seulement de former une main d’oeuvre adaptée aux besoins immédiats de l’entreprise.
La cohésion citoyenne et sociale s’en ressentira.
Privé de tous les secteurs rentables, contrôlé par les quotas et déstabilisé par d’incessantes réformes, les universités seront contraintes de recevoir tous les étudiants non solvables. Ces derniers ayant fait leur cursus primaire et secondaire dans un système ruiné, précarisé et grévé par les inégalités, le service sera plus proche de l’assistance sociale que de la formation supérieure.
Seuls resteront publics et efficaces les secteurs de formation professionnelle présentant un mauvais retour sur investissement, tels que le BTP ou la chimie, qui nécessitent des équipements lourds et des fluides, et que l’Etat, sous la pression des grands groupes, continuera de financer.
La recherche sera concentrée dans des centres spécialisés, dont l’expertise principale sera la réponse aux appels à projets européens et internationaux. Les thématiques seront extrêmement restreintes et changeront dans un temps plus court qu’il n’est nécessaire pour obtenir des résultats.
L’Université française aura totalement disparu et aura laissé place à une forme de formation professionnelle et une forme de production d’articles scientifiques, totalement indépendante l’une de l’autre.
Les indicateurs des établissements, tous conçus dans les années 1990, seront au beau fixe.
Un constat bien amer que je partage néanmoins complètement.
Quel avenir bien triste qui se dessine (pour moi universitaire qui ai crut dans les valeurs que portait notre système universitaire, mais aussi pour mes enfants). Je pleure car je ne me reconnais dans le système français. Je pleure car je n’y crois plus. Je pleure car je n’ai plus l’énergie pour lutter contre ce qui semble une irréversible privatisation de notre belle université et au-delà de la France.
Un jour, il faudra qu’on décrive cette mécanique de désengagement que nous ressentons toutes et tous… Et qu’on évalue ses conséquences, tellement plus néfastes que les maigres avantages que ces réformes pourraient amener.