Emmanuel Macron, lors de la cérémonie des 80 ans du CNRS, a déclaré : « quand on évalue et que l’évaluation est pas au rendez-vous, on peut pivoter les choses. Tous les, je sais pas, 3 ans, 4 ans » et « l’idée, en effet, c’est de développer des CDI de projet, qui permettent d’avoir cette flexibilité ». La conjonction de ces deux mesures crée un contexte propice à la pressurisation des jeunes chercheurs, qui conduit mécaniquement aux inconduites scientifiques. Mais peut-être est-ce une décision rationnelle ?
Ainsi, dans le nouveau système de recherche envisagé par la LPPR, l’évaluation des projets, par ricochet, conditionne la durée des contrats des jeunes chercheurs. En clair, une mauvaise évaluation du projet, ou un changement de priorité politique, peut conduire à la fin prématurée du CDI de projet.
Pour le jeune chercheur, cela signifie la perte de ses revenus, donc de sa capacité à se loger et ne nourrir. Il s’agit d’une augmentation sans précédent de la pression à la réussite sur ses épaules.
Pour éviter d’en arriver là, dans une contexte de forte concurrence, le jeune chercheur aura objectivement et mécaniquement intérêt à exagérer la porté de ses travaux, à prendre des raccourcis, à ne pas perdre trop de temps à mettre en ligne ses données et vérifier ses résultats, voire intérêt à les embellir. Ces inconduites scientifiques sont souvent faites sans intention maline, simplement par négligence ou nécessité.
Or, les plus grands facteurs de nécessité dans la recherche sont les échéances et les évaluations, qui sont précisément les deux piliers de ces mesures. Cet encouragement structurel à l’inconduite scientifique est afférant donc à ce système de carrière et d’organisation du travail de recherche, mais peut-on lui trouver une justification rationnelle ?
L’hypothèse de la programmation de l’inconduite scientifique
Lorsqu’un élève dans une classe décroche et s’effondre dans le classement, il fait face à un choix :
- soit ignorer le classement, et se trouver d’autres motivations et mesures de son activité, ce qui nécessite maturité, conscience, assurance et courage pour expliquer et assumer sa démarche ;
- soit faire en sorte de remonter dans le classement, ou du moins de limiter la chute, ce qui nécessite soit d’augmenter substantiellement ses efforts, soit de tricher aux évaluations.
Or, si l’on en croit les rapports, la France s’écroule dans les classements scientifiques internationaux, mais il n’existe aucune trace d’un effort pour développer d’autres motivations et outils de mesures. Il est donc clair que la LPPR n’a pas le courage de s’inscrire en dehors des cadres des classements. Il est également clair que l’état de fatigue des chercheurs allié à l’austérité budgétaire ne permettra pas d’augmenter substantiellement l’effort de recherche.
Reste donc la triche aux évaluations.
Sous cet angle, la proposition évaluation + CDI de projet fait tout à fait sens : l’idée est d’encourager les jeunes chercheurs à considérer que la performance est prioritaire sur l’étique scientifique, afin de limiter la chute dans les classements internationaux.
Un peu de cynisme
Ce « pour manger, il faut trouver », version scientifique du « no free lunch », est déjà en œuvre dans les pays étrangers, sans réelle conséquences négatives, sinon la destruction de plusieurs pans scientifiques, ce qui n’est de toutes façons jamais évalué.
Et puis, nous restons assez raisonnables, nous n’allons pas non plus complètement jusqu’à mettre en place un programme de co-signatures obligatoires ou assumer publiquement un programme de primes à la publication. Ça n’est tout de même pas de notre faute si certains individus se comportent mal. C’est même inévitable, ça a toujours existé. Ceux qui se font prendre, c’est qu’ils n’étaient pas si bons que ça. On a mis en place des comité d’étiques et formations doctorales, que voulez-vous qu’on fasse de plus ?
Finalement, nous ne faisons qu’améliorer un peu les performances en affaiblissant un peu le niveau de protection des chercheurs, qui sont, en France, vraiment très protégés. Et ce n’est certainement pas en attendant qu’il trouvent ce qu’ils ont bien envie de chercher qu’on va créer de la croissance dans les deux prochaines années.
Surtout cela fera plaisir aux présidents d’université qui réclament depuis si longtemps de récupérer le contrôle de leur masse salariale ! Un peu d’ordre dans ces grands établissements ne fera pas de mal.
¯\_(ツ)_/¯
Pour aller plus loin…
(00:38) « Donc ce qu’il faut réussir à faire, c’est dégager plus de marges de manœuvre sur des projets où on se donne un peu plus de temps et de la visibilité pluriannuelle, qui sont plus différenciants, mais où on assume aussi que, quand on évalue et que l’évaluation est pas au rendez-vous, on peut pivoter les choses. Tous les, je sais pas, 3 ans, 4 ans, en fonction de la structure du projet. »
(00:46) « Et au fond, comme sur beaucoup d’autres sujets, le système français, il est ou statutaire ou précaire. Mais il n’y a pas de continuum. Et parce qu’il est statutaire pour certains, on l’a ajusté à la marge avec de l’hyper-précarité. Et donc ça crée de la désincitation parce que les gens ne veulent plus d’hyper-précarité et puis il y a pas de passerelle entre les deux.
Et donc ce qu’il faut qu’on arrive à créer, c’est un continuum, c’est-à-dire un parcours pour les gens, pour qu’ils passent de l’un à l’autre. Et donc, l’idée, en effet, c’est de développer des CDI de projet, qui permettent d’avoir cette flexibilité.
Alors, « flexibilité », c’est souvent vu comme un gros mot. Mais quand on passe d’un CDD d’un an, et que, comme vous le dites, c’est pas possible de faire du concours, avoir des contrats, 3 ans, 6 ans, 9 ans ou plus, ou du vrai CDI, le temps que le projet vit, est une avancée. »
– Emmanuel Macron, Cérémonie des 80 ans du CNRS, 26/11/2019
Un argument de déprécarisation peu solide
Il est fort étonnant d’entendre que le CDI de projet serait une forme de déprécarisation. En effet, les contrats précaires actuels (ATER et post-doc) ne sont pas conçus pour réaliser des projets, mais pour faire un joint entre la fin de la thèse et l’éventuel poste. Ils sont orientés carrière, et non réalisation. En réalité, leur temps court protège les jeunes docteurs, qui, en cas de pénurie de poste, sont conduits à trouver un emploi ailleurs que dans la recherche à un âge où c’est encore possible.
Entre la thèse et le poste de professeur des universités, la durée de 9 ans correspond beaucoup plus à l’étage maître de conférences qu’à l’étage ATER/post-doc, du moins dans l’idée actuelle du système.
Enfin, l’argument de déprécarisation est d’autant plus étonnant que la durée du CDI de projet est conditionnée à la durée projet, qui est -dans la même démonstration- peut être révisée avant sa fin selon les évaluations.
L’argument de déprécarisation est donc très peu solide, et il faut chercher ailleurs la raison de ce CDI de projet.
La voix des dauphins
(00:37) « Ce qui est sûr, c’est que c’est pas à moi de l’évaluer. C’est à des gens compétents […] c’est-à-dire, sans doute, avec les meilleurs de la discipline, sans doute en mobilisant aussi les meilleurs scientifiques sur le plan international »
– Emmanuel Macron, Cérémonie des 80 ans du CNRS, 26/11/2019.
Ce passage fait étrangement écho à cette citation :
« Enlevez à leurs laboratoires les savants les plus actifs et nommez-les membres de ces comités. Prenez les plus grands savants du moment et faites-en des présidents aux honoraires de 50 mille dollars par an. »
– Léo Szilard, « La voix des dauphins », 1962.
Et voici l’explication que donnait l’auteur à cette mesure :
« – Il me semble que vous devriez expliquer à Mr. Gable comment cette fondation retarderait le progrès de la science, fit un jeune homme portant lunettes assis à l’autre bout de la table, et dont je n’avais pas saisi le nom quand on me l’avait présenté.
– Cela me paraît évident, dis-je. D’abord les meilleurs savants seraient enlevés à leurs laboratoires, et passeraient leur temps dans les comités à transmettre les demandes de subvention. Ensuite, les travailleurs scientifiques impécunieux s’appliqueraient à résoudre des problèmes fructueux qui leur permettraient presque certainement d’arriver à des résultats publiables. Il est possible que la production scientifique s’accroisse énormément pendant quelques années. Mais en ne recherchant que l’évident, la science serait bientôt tarie. Elle deviendrait quelque chose comme un jeu de société. Certains sujets seraient considérés comme intéressants, d’autres non. Il y aurait des modes. Ceux qui suivraient la mode recevraient des subventions, les autres, non. Et ils apprendraient tous bien vite à suivre la mode. »