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Les bleus 2023 de l’ESR

Les « bleus » de l’ESR viennent d’être publiés. C’est un pur outil de techno-bureaucratie, dans lequel on trouve toutes les informations budgétaires (incompréhensibles), mais aussi tous les objectifs de performance.S’il est toujours impossible de savoir à quoi servent exactement ces documents dans les prises de décision, ils permettent en tous cas de percevoir la stratégie nationale d’ESR au delà des discours politiciens. On y découvre la fin de la massification, et l’absence d’ambition pour l’enseignement et la recherche, mais aussi l’ouverture sociale et la transition énergétique.

« Cette annexe au projet de loi de finances est prévue par l’article 51-5° de la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF). Conformément aux dispositions de la loi organique, ce document développe l’ensemble des moyens alloués à une politique publique et regroupés au sein d’une mission. Il comprend les projets annuels de performances (PAP) des programmes qui lui sont associés.

Cette annexe par mission récapitule les crédits (y compris les fonds de concours et attributions de produits attendus) et les emplois demandés pour 2023 en les détaillant par destination (programme et action) et par nature de dépense (titre et catégorie). »

Conformément aux normes technos, tout est catégorisé, chiffré et numéroté. Les programmes sont ainsi : 231 – Vie étudiante, 193 – Recherche spatiale, 192 – Recherche et enseignement supérieur en matière économique et industrielle, 191 – Recherche duale (civile et militaire), 190 – Recherche dans les domaines de l’énergie, du développement et de la mobilité durables, 172 – Recherches scientifiques et technologiques pluridisciplinaires, 150 – Formations supérieures et recherche universitaire et 142 – Enseignement supérieur et recherche agricoles.

Faisons un tour rapide.

Côté formation

Le programme principal pour les universités est le 150 – Formations supérieures et recherche universitaire. On y perçoit la stratégie de l’État, qui se décline ensuite en pressions jusque dans les salles de cours.Voici ses indicateurs de performance :

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Massification

Regardons l’indicateur « 1.1 – Pourcentage d’une classe d’âge obtenant un diplôme de l’enseignement supérieur en formation » :
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On peut y voir qu’en 2020, 56,2% d’une classe d’âge sortait diplômé de l’enseignement supérieur, mais que l’objectif pour 2023 est de 53%, et n’atteindra 56,5% qu’en 2025.

Une lecture premier degré pourrait donc être qu’il faut diminuer le pourcentage de diplômés pendant 2 ans, avant de revenir au taux actuel. Il faut regarder les Bleus de l’an dernier pour y voir plus clair :

En 2019 nous étions à 53,3%, et les cibles étaient ensuite fixées à 53%. Traduction : « On ne touche plus à rien, c’est bon comme ça ».

Cocasse ! Alors que Mme Frédérique Vidal, Ministre à l’époque, vantait sur tous les plateaux sa loi « Orientation et Réussite des Étudiants », la nation se fixait en réalité un objectif de stabilité, voire de résistance à d’éventuels progrès.

Le sursaut à 56,2% observé en 2020 n’est pas expliqué dans le document, et la justification des cibles n’a pas changé pour autant. Il est possible que ce soit une conséquence de la crise Covid, survenue début 2020, et qui a conduit à une baisse des exigences pour la diplomation. Dans ce cas, nous devrions l’ambition nationale de passer de 53% à 56% à une crise sanitaire et une baisse des exigences.

Plus certainement, il faut comprendre que l’ESR a dépassé les objectifs de la nation, et que la nation ne se fixe pas d’objectif plus ambitieux. Il s’agit donc plus de ralentir que d’accélérer la massification.

Cela se confirme avec l’indicateur « 2.1 – La cible des Jeunes sortant de l’enseignement supérieur sans diplôme post-bac » :Image

Son l’objectif reste fixé à 20% dans la durée. Traduction : Nous n’avons aucune ambition de poursuivre la massification en diplômant encore plus de jeunes.

Cette non ambition confirmée par l’indicateur « 2.4 – Part des néo-bacheliers ayant obtenu au moins une proposition à la fermeture de Parcoursup », qu’on laisse à 94,2 %, soit la valeur actuelle (dont on peut admirer la précision). Image

« Réussite étudiante »

En revanche, l’indicateur « 2.2 – Mesures de la réussite étudiante » montre que nous avons l’ambition d’améliorer légèrement la « réussite étudiante », qui n’est en fait que la diplomation à l’heure. Traduction : On ne veut pas former plus, mais seulement diplômer plus vite. Image

Un des moyens pour y arriver est la chasse à l’absentéisme, comme le montre l’indicateur « 2.3 – Assiduité ». Comment être contre ? Sauf qu’un bon moyen d’améliorer l’assiduité est d’exclure les étudiants qui sont contraints d’avoir un emploi pour vivre, ou ceux qui ont des problèmes de santé, par exemple. C’est l’ennui de la techno-bureaucratie : son aveuglement aux réalités humaines. Image

Insertion professionnelle

L’indicateur 1.2 montre une certaine ambition, réelle pour les BTS, marginale pour le reste. C’est un objectif pour la formation, pour lequel la formation ne peut pas grand chose. S’il y a une crise économique ou sanitaire, la formation n’y peut rien par exemple, alors que l’insertion pro est lourdement impactée.

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Mais là encore, cela peut conduire à des politiques perverses : si votre formation diplôme 100 personnes, dont 80 trouvent un emploi, cela signifie sans doute qu’il n’existe que 80 emplois-débouchés ; diminuer les effectifs à 80 est alors un très bon moyen de vous rapprocher des 100% d’insertion pro. Est-ce que notre ambition est de diplômer moins pour insérer plus ?

Programme 231 – Vie étudiante

Dans la formation, on trouve également le programme 231 – Vie étudiante.Image

L’indicateur « 1.1 – Accès à l’enseignement supérieur des jeunes de 20/21 ans selon leur origine sociale » nous montrent que l’on vise +1 point pour les enfants de Employés, Ouvriers, mais +2 points pour les enfants de Employeurs, cadres, professions intermédiaires.
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A contrario, l’indicateur « 1.2 – Évolution de la représentation des origines socio-professionnelles des étudiants selon le
niveau de formation » montre un volontarisme mou en terme d’ouverture sociale.Image

On a donc à la fois une priorité molle et sans doute réaliste donnée aux classes aisée, et un objectif d’ouverture sociale toute aussi mou mais sans doute de principe. Si on se plongeait dans les chiffres, il n’y aurait peut-être pas contradiction… Mais difficile d’y trouver une véritable stratégie d’ouverture sociale, sinon une forme de stabilité avec des arrangements marginaux.

En résumé de la formation

En plus des indicateurs présents dans ces documents, il est intéressant de voir ceux qui en sont absents, notamment : la transmission des connaissances et l’émancipation. L’objectif qui nous est fixé est de diplômer le bon nombre de personnes par rapport à l’emploi, en investissant le moins possible. Point barre.

Tous ces indicateurs auraient pu être établis il y a un demi-siècle, et il sont donc très loin des enjeux contemporains.

Côté recherche

Regardons l’indicateur « Production scientifique des opérateur du programme » du programme 150 : à horizon 2025, nous voulons 7,3% et 1,2% de « Part des publications de référence internationale ». Or, nous étions en 2020 à 9,1% et 2%. Traduction : nous avons pour objectif de baisser substantiellement le poids de nos universités dans la production scientifique européenne.Image

Cela s’explique dans le texte, qui note qu’on est plutôt sur une « résistance » dans la chute que dans une conquête. Cette baisse prévue est officiellement une « ambition de consolider ainsi que d’améliorer leur positionnement ». C’est comique. On imagine plutôt une forme de réalisme face à la trajectoire scientifique française, qui en dit plus long sur la Loi de programmation de la recherche que les discours politiciens.

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Programme 172 – Recherches scientifiques et technologiques pluridisciplinaires

Cette politique réaliste de baisse des performances recherche est confirmée dans les indicateurs du programme 172 Recherches scientifiques et technologiques pluridisciplinaires.

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Deux choses intéressantes. D’abord on garde une certaine ambition face à l’Allemagne et au Royaume-Uni. Ensuite, notre ambition baisse beaucoup moins pour le programme 172 (auquel sont rattachés les EPIC et EPST : CNRS, Inserm, Inria, INED, Inrae, IRD, CEA, CIRAD, Ifremer, BRGM) que pour le programme 150 (auquel sont rattachées les universités).

En résumé de la recherche

Tout comme pour la formation, notre stratégie nationale est marquée par un manque d’ambition, qui pourra être perçu au choix comme du réalisme ou un renoncement.

Là encore, on pourra noter que des pans entiers de la recherche sont complètement absents des objectifs de la nation, notamment l’intégrité scientifique et l’autonomie de la recherche.

Du côté de l’énergie et du climat

Les objectifs « Efficience environnementale » sont à l’image de l’ambition de notre nation en la matière : on prévoit d’abord une augmentation de la consommation énergétique (cocasse alors que le ministère vient de demander 10% de baisse aux universités), et puis une diminution (magique et marginale) de 0,6%…Image

Le programme « 190 – Recherche dans les domaines de l’énergie, du développement et de la mobilité durables » traite exclusivement de cette question. On n’y trouve vraiment peu de choses intéressantes, et notamment rien sur l’émancipation ou la transition. Après un été incendiaire et face à une crise énergétique sans précédent, on peut rester dubitatif face à la « Part des ressources apportées aux opérateurs par les redevances sur titre de propriété intellectuelle ».

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Le programme est strictement industriel, borné dans espérance d’une forme de techno-solutionisme. Difficile d’y voir une stratégie nationale à la hauteur des enjeux en matière d’énergie et de climat. Cela va même jusqu’à interroger la pertinence de cet outil techno-bureaucratique, dont même la temporalité semble inadaptée dans la crise actuelle : les termes du problème semblent avoir changé entre sa rédaction et sa publication, ce qui laisse peu d’à-propos aux objectifs à 3 ans.

Quand la bureaucratie s’emmêle les indicateurs

Les chiffres de ces documents ne sont pas fait pour comprendre ou interroger, mais seulement pour piloter. Cela conduit parfois à des situations cocasses.

Prenons l’exemple de l’indicateur « 6.1 – Part des mentions à faibles effectifs ». Celui-ci est intéressant, car d’un point de vue pédagogique on souhaite qu’il augmente, alors que d’un point de vue managérial ou budgétaire on souhaite qu’il baisse.

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Or, on peut constater que cet indicateur augmente, et que ses objectifs augmentent encore plus. La techno-bureaucratie serait donc pour de meilleures conditions pédagogiques, au détriment des considérations budgétaires ? Loin s’en faut ! Mais il faut lire le texte d’accompagnement pour le comprendre :

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En réalité, cet indicateur augmente à cause d’une politique volontariste de le faire baisser.. Et bien sûr, cette baisse n’est pas justifiée par des raisons des raisons budgétaires ou pédagogiques, mais pour « renforcer la sobriété énergétique » !

C’est très comique !

Comique également certains tableaux, pourtant au cœur des préoccupations, dont on ne sait pas s’ils préparent les futures normes d’évaluation des performances ou traduisent une complète méconnaissance des performances actuelles… A moins qu’il s’agissent simplement d’un problème d’édition.

Pour conclure

Parmi les plus grands outils de pilotage de la techo-bureaucratie, ces « bleus » 2023 permettent surtout de percevoir l’abysse qui sépare les discours politiciens, toujours grandiloquents et volontaristes, des réalités techniques vraiment fixées par l’État pour la nation. L’absence d’ambition est frappante, dans tous les domaines, confinant parfois au renoncement.

Nul doute cependant qu’une lecture plus approfondie et un lecteur plus avisé y verrait des choses plus précises, plus intéressantes.

Reste une forme particulière de comique d’État, lorsque les promesses « d’investissement historique » se traduisent aussitôt en prédiction de baisse des performances. Le techno aura toujours une sincérité étrangère au politique, et cela fonde toute sa préciosité.

Pour aller plus loin…

Une analyse plus politique de l’impact de la bureaucratie universitaire en temps de crise :

L’Université et la bureaucratie, face à la crise

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