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Budget de l’ESR : il monte et il descend, mais surtout il descend

Un graphique de Lucas Chancel et Thomas Piketty rencontre régulièrement beaucoup de succès sur Twitter, et en conséquence beaucoup de critiques. S’attarder sur ces différentes critiques permet d’affiner notre compréhension de ce que cache ce graphique, en identifiant quatre facteurs impactant les moyens de l’ESR : son budget, le nombre d’étudiants, l’inflation, et le périmètre des missions. Dévoiler ces détails permet de conclure au désintérêt des pouvoirs publics envers l’enseignement supérieur, ce qui est finalement ce que montre ce graphique en un clin d’œil.

« La chute du budget de l’enseignement supérieur par étudiant »

Ce graphique et ses données sont disponibles à l’adresse https://lucaschancel.com/etudiants/ et la lecture indiquée est : « le budget de l’enseignement supérieur par étudiant (une fois l’inflation prise en compte) a baissé de près de 22% entre 2012 et 2023 en France. Entre 2017 et 2023, la baisse est de près de 15%. »

Visuellement, c’est la conjugaison de deux effets qui est sidérante : d’abord une chute rapide, mais surtout une chute « transpartisane », puisque les trois « partis de gouvernement » (droite, gauche puis revendiqué centre) poursuivent apparemment la même politique. Cela tranche évidemment avec les discours de ces gouvernements, chacun ayant claironné avoir fait un « investissement sans précédent » dans l’ESR. Cela a aussi un effet intéressant de confirmation-mais-indignation sur les militants : sur le même graphique, ils pourront à la fois confirmer que le camp opposé a menti et se désintéresse en réalité de l’enseignement supérieure, mais aussi découvrir que leur propre camp également. C’est propice aux critiques venues de tous bords.

Accusations de manipulation visuelle. Évacuons immédiatement la critique la plus facile : le graphique serait manipulatoire, notamment parce que son origine n’est pas 0. Or, ce graphique est en valeur 100, son origine n’est donc pas 0, mais 100. Partir de 0 permettrait une meilleure lecture de la proportion de la baisse, mais écraserait du même coup la hausse initiale sous la présidence Sarkozy. Pour cette raison et d’autres, la présentation actuelle est, à mon sens, tout à fait défendable. Quoi qu’il en soit, les données sont librement disponibles, donc charge à chacun de tenter un autre graphique s’il le souhaite.

Budget vs. démographie étudiante

La critique la plus récurrente est que ce n’est pas le budget qui baisse, mais la démographie étudiante qui augmente. Et c’est absolument vrai. Les auteurs ont d’ailleurs mis à portée de clic un graphique qui le montre de façon tout à fait explicite :

C’est absolument vrai, mais aussi sans beaucoup de pertinence : quel est le sens d’un budget si on ne prend pas en compte les besoins qu’il est censé couvrir ? Le graphique s’appelle d’ailleurs « budget par étudiant » et non seulement « budget ». Finalement, il y a moins d’honnêteté de la part d’une ministre qui annonce une augmentation du budget en occultant la hausse du nombre d’étudiants, que de la part des auteurs de ce graphique.

En réalité, si on souhaite critiquer ce graphique, on peut noter qu’il s’agit du budget du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR), et plus précisément du Programme 150 « Formations supérieures et recherche universitaire », qui représente un peu moins de la moitié du budget de la mission « Recherche et enseignement supérieur » (MIRES). Il n’inclut notamment pas les ressources propres des établissements (frais d’inscription, par exemple), les budgets des autres ministères qui irriguent largement les écoles, et bien sûr les budgets des formations privées.

De plus, le nombre d’étudiants utilisé dans le calcul est le nombre total d’inscrits dans l’enseignement supérieur (3M, dont 1,6M à l’université), qui inclut donc tous les étudiants dans le privé et dans les écoles, mais aussi dans les formations qui ne relèvent pas du MESR, comme les BTS par exemple. Il s’agit donc d’une partie du budget de l’enseignement supérieur divisé par la totalité des étudiants.

Pour autant, ce calcul manque-t-il de pertinence ? En réalité, l’erreur serait de l’interpréter comme une approximation du coût d’une année de formation pour un étudiant : il ne prétend pas être, et c’est heureux car ce coût n’est pas calculable. Il faut aussi reconnaitre l’habilité des auteurs à préférer une valeur 100, plutôt que d’utiliser une unité comme les euros par étudiant, qui aurait été trompeuse. Nous allons voir que ce calcul a une autre signification.

Budget vs. inflation

Toujours si on souhaite critique ce graphique, on peut discuter de l’usage qui est fait de l’inflation, calculée à partir de l’indice des prix à la consommation (IPC) de l’INSEE).

Ce graphique montre que, une fois prise en compte l’inflation, les 15Md€ de budget de 2023 correspondent en réalité à 15Md euros-constants de façon relativement stable sur tout la période (alors qu’il ne s’agissait que 11Md en euros de 2008). La question est d’importance : Madame Vidal a par exemple refusé vigoureusement que sa Loi de programmation de la recherche (LPR, 2020) soit budgétisée en tenant compte de l’inflation. Alors qu’on pouvait prévoir une stagnation en euros constants, l’inflation conduira finalement à ce que « l’investissement sans précédent » soit en réalité une « érosion » (c’est-à-dire une baisse) :

S’il faut saluer le fait que les engagements pris lors du vote de la loi de programmation pour la recherche soient respectés en 2023, ces derniers permettent davantage de limiter l’érosion des moyens consacrés à la recherche en France que de se rapprocher de l’ambition initiale de la programmation.
Rapport législatif du Sénat sur le Projet de loi de finances pour 2023 : Recherche et enseignement supérieur 

Cependant, l’IPC utilisé mesure la variation moyenne des prix des produits consommés par les ménages, sur la base d’un panier fixe qui ne correspond sans doute pas aux dépenses d’un établissement d’enseignement supérieur : 20% d’inflation sur les produits alimentaires impacte énormément l’IPC, mais très peu le budget des universités. Utiliser un calcul de l’inflation adapté aux dépenses des universités pourrait donner un résultat assez différent (ou pas).

Cela nous conduit à faire une autre observation intéressante : environ les trois quart des budgets des universités sont consacrés à la masse salariale. Or, les rémunérations de leurs personnels ne suivent pas l’inflation, puisque le point d’indice en a décroché dans les années 80, et est gelé sur la totalité de la période couverte par le graphique (à l’exception des années d’élection présidentielle). En d’autres termes, l’inflation n’impacte pas directement la capacité des universités à payer leurs personnels, en revanche elle impacte durement la qualité de vie des personnels des universités (voir cette notre Nos Services Publics « Monter un escalator qui descend »).

Le périmètre des missions

Un autre facteur pour informer la lecture de ce graphique est l’évolution du périmètre des missions. En effet, le MESR ne distribue que rarement des moyens nouveaux pour renforcer l’existant. Plus généralement, il négocie ces moyens en échange de la création de nouvelles activités, comme le montre ce graphique par exemple :

Cela se confirme également par l’évolution du L123-2 du Code de l’éducation : entre 2006 et 2020, les missions du service public de l’enseignement supérieur sont passées de 3 à 11. On observera aussi par exemple que le programme 150 augmente grâce aux moyens de la LPR, qui est dédiée à la recherche et non à l’enseignement. Or, plus de moyens pour faire plus de choses, ce n’est pas plus de moyens. Et dans le cas (généralement constaté) où les moyens nouveaux ne couvrent pas les besoins nouveaux, c’est en réalité moins de moyens à activité constante.

Le désintérêt des pouvoirs publics envers l’enseignement supérieur

Tout cela mis bout à bout, nous faisons donc face à l’impossibilité d’évaluer sérieusement l’évolution de la dépense de l’État pour chacun de ses étudiants. Pour autant, nous avons pu vérifier que l’État ne ré-évalue pas sa dépense dans l’enseignement supérieur selon la démographie étudiante et l’inflation, et que les augmentations budgétaires correspondent le plus souvent à une augmentation des charges de travail, pas toujours en rapport avec l’enseignement. En d’autres termes, les universités ne tiennent que par la surcharge de travail et l’appauvrissement de leurs personnels.

Revenons maintenant au graphique critiqué :

Finalement, le calcul qui sous-tend ce graphique est donc une très bonne mesure de l’investissement budgétaire de l’État dans l’enseignement supérieur au regard des besoins de la nation. Son titre ne dit pas autre chose. La conclusion qu’il faut en tirer est simplement que l’État se désintéresse des missions fondamentales de l’enseignement supérieur, et c’est très exactement ce qu’il montre, en ayant en plus l’élégance de masquer de nombreux détails complexes mais qui finalement n’ajoutent rien à cette conclusion.

Dernière façon de se convaincre de la pertinence de ce graphique, malgré les critiques qu’on peut adresser à son calcul, il correspond finalement très bien à ce qu’on constate souvent sur d’autres indicateurs plus concrets et beaucoup plus proche du terrain, comme par exemple le nombre d’enseignants par étudiants dans le périmètre du MESR :

 

 

Pour aller plus loin…

Tableau de bord de l’ESR – Edition 2023

Vous voler votre montre pour vous donner l’heure. Et pas la bonne.

Combien coûte une formation universitaire (et par extension celle des étudiants étrangers) ?

 

Commentaire (1)

  1. Pingback: Revue de presse de l’ESR du  20 Mai au 26 Mai 2023  – Les brèves de Paris 1

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