Trois certitudes et une conviction : Pourquoi j’ai démissionné du Conseil d’administration de l’Université de Strasbourg

Avec 22 de mes colistiers, nous déposons aujourd’hui nos démissions aux trois conseils centraux de l’Université de Strasbourg. La question de la démission est particulièrement difficile. Elle est un cas de conscience, très individuelle, presque intime. Pourtant, nous cherchons toujours à l’objectiver, souvent à la rendre collective. Pour ma part, ma démission s’appuie sur trois certitudes et une conviction.
Il y a, à mon sens, deux actions qui justifient la participation dans les Conseils d’une université :
- accéder aux informations, qu’elles soient nationales ou locales, comprendre aussi comment fonctionne une université ;
- participer à l’élaboration des politiques universitaires.
Trois motivations peuvent sous-tendre ces actions :
- la défense d’intérêts généraux : certaines valeurs, ou une vision de ce que devrait être l’ESR par exemple ;
- la défense d’intérêts corporatistes : ceux d’un corps de métier, d’une composante, d’une discipline ou d’une organisation, par exemple ;
- la défense d’intérêts particuliers : les primes et promotions, ou le financement de projets personnels par exemple.
Trois certitudes
Je suis venu dans les instances d’abord par hasard. Ensuite, j’ai été sollicité pour « remplir des listes ». Finalement, j’ai eu la volonté de rejoindre le Conseil d’administration de l’Université de Strasbourg pour m’informer mais surtout pour agir, participer activement à la définition des orientations politiques de mon université.
Première certitude : une participation impossible
Il faut maintenant le constater : au final, je n’ai jamais pu infléchir la moindre décision. En réalité, je ne m’en veux pas : personne ne l’a jamais pu au Conseil d’administration de l’Université de Strasbourg. La présidence elle-même est incapable de citer une seule délibération, en 10 ans, qui aurait été refusée ou même amendée par les élus au CA.
En réalité, les décisions sont prises dans des « réunions préparatoires », dont les membres et l’agenda ne sont pas connus, et qui ne doivent rendre aucun compte. Une fois arrivé en CA, c’est fait, il n’y a déjà plus rien à discuter.
Sans porter de jugement sur cette façon de faire, je dois constater que je ne suis pas invité dans ces réunions, et qu’en conséquence, comme tous les élus qui n’y sont pas invités, je ne participe pas réellement à la la définition des orientations politique de mon université.
J’ai posé ouvertement la question lors de l’adoption d’un document « qui engage l’université pour 10 ans » : puisque ce document sera adopté sans amendement, qu’est-ce que la présidence attend des élus ? La présidence n’a pas su répondre. Moi non plus.
Conclusion subsidiaire : en démissionnant, je ne participe pas à « une politique de la chaise vide », tout simplement parce que les vraies chaises sont ailleurs. Quand bien même le CA ne se serait jamais réuni en 10 ans, ses délibérations auraient été strictement identiques.
Deuxième certitude : une information impossible
Malgré l’impossibilité d’agir, je me suis beaucoup informé et j’ai beaucoup appris, mais seulement les premières années. D’abord, les documents les plus intéressants ont rapidement disparu des radars à partir du moment où l’on s’en est emparé : PAPé/RAPé et PPI. Si vous ne reconnaissez pas ces sigles, c’est normal, ou plutôt c’est anormal mais ça appuie ma démonstration.
Ensuite, cela devient vite routinier : lisez une LOB et vous les aurez toutes lues. Beaucoup de documents sont technocratiques : ils déroulent sur des dizaines de pages des décisions qui peuvent se résumer en quelques lignes. Leur lecture devient vite une sorte de jeu de cache-cache inintéressant, chronophage, et dangereux.
Enfin, la transmission des informations du national a été pratiquement nulle. C’est dramatique, mais Twitter est une bien meilleure source d’information que la présidence de mon université, qui ne partage même pas ses abonnements AEF et NewsTank avec nous.
L’information fonctionne dans les deux sens. Alors j’ai également tenté d’être une source d’information pour la communauté universitaire de Strasbourg. En moins de quatre ans, j’ai publié plus d’une centaine d’articles sur le site de notre équipe. Nous y avons résumé tous les CA et tous les Congrès, publié des lettres d’information récapitulatives, et même des revues de presse nationale et locale. On ne va pas se le cacher : le flop est total. Hormis mon billet d’humeur, et quelques infos ayant une portée nationale, les publications peinent à dépasser la centaine de vues. Les pires ne dépassent même pas la dizaine.
Je le comprends. Il est quasiment impossible de saisir ce qu’il se passe dans un Conseil sans l’avoir vécu. Les dossiers sont aussi trop complexes pour être compris sans y consacrer du temps, vraiment du temps ; or c’est de ce temps que manquent les collègues, saturés qu’ils sont par les appels à projet et les heures complémentaires -deux développements prioritaires décidés par la présidence-. Il est enfin très difficile d’accorder sa confiance à des élus d’opposition diffusants des informations anxiogènes quand la présidence (qui dispose de moyens de communication incommensurablement plus importants) se montre systématiquement rassurante. Vous connaissez la caricature.
Conclusion subsidiaire : en démissionnant, je ne « trahis pas la confiance de mes électeurs », tout simplement parce que le CA est un mauvais endroit à la fois pour recevoir et pour diffuser des informations. L’attention et la confiance de la communauté ne se décrètent pas, et elles se favorisent avec des moyens dont nous ne disposons pas.
Troisième certitude : des motivations irréalisables
Mes motivations étaient de défendre les intérêts généraux, ce que j’estime être les valeurs universitaires : humanisme, attachement à la vérité, temps long, ouverture des plus vastes connaissances à la plus vaste population.
Le train des réformes, qui roulent en permanence sur notre université, a ruiné tout espoir dans cette défense : la sélection des étudiants ? Ok ! Le développement des formations payantes ? Ok ! Les frais d’inscriptions pour les étudiants étrangers ? Ok ! Les rémunérations à la gueule de l’agent ? Ok ! On en vient à se demander à quoi on ne dirait pas « Ok ! »… Et on réalise qu’on n’a pas de réponse.
J’avais aussi pour motivation la défense corporatiste des losers de l’ESR : les gens comme moi dont on sait qu’ils seront MCF à vie, et qu’ils n’auront jamais aucune prime d’excellence ni aucun ERC ; et les gens qui n’ont même pas la chances d’un poste stable, précarisés par idéologie, mais bel et bien exploités par nécessité.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : ça va mal. Très mal même. A l’extérieur, ça n’est pas mieux. Pour les précaires, c’est pire. Le sujet n’est même plus ouvert à débat, on le sait, tout se dégrade pour nous et pour ceux qui comptent sur nous. On fait juste semblant de ne rien y pouvoir.
Dans la nasse de l’Excellence : où en est l’Université de Strasbourg ?
Conclusion subsidiaire : en démissionnant, je ne « jette pas l’éponge », je gagne du temps pour éponger là où c’est efficace. Je suis simplement honnête vis-à-vis des électeurs : la parodie de collégialité du CA de l’Université de Strasbourg n’est qu’un triste spectacle sans conséquence… Ou presque.
Une conviction : faire plus de mal que de bien
Si j’ai la certitude que ce spectacle est sans conséquences concrètes sur les orientations politiques de l’Université de Strasbourg, j’ai progressivement acquis la conviction qu’il n’est pas sans conséquence sur la communauté. J’en suis persuadé, certains collègues pensent que leurs intérêts sont défendus, alors que ce n’est objectivement pas le cas pour une grande majorité d’entre eux. J’en suis persuadé aussi, le spectacle donné en Conseil légitime les décisions qui y sont approuvées, il leur donne un vernis « démocratique », rassurant, dangereux par sa facticité.
Combien de collègues pensent sincèrement que « on fait au mieux » ? Que « ça va pas si mal » ? Ou que « c’est moins pire qu’ailleurs » ? Ce sont des illusions, sans preuves ni fondement. En réalité, ce n’est pas du tout ce qu’on constate.
En 2014, environ, lorsque les orientations actuelles se sont installées comme la politique normale de l’Université de Strasbourg, nous convenions avec le président de l’époque, Alain Beretz, qu’elles étaient sans espoir de mieux pour l’avenir. Nous avons ensuite eu cet échange :
– (moi) Vous comprenez bien, Monsieur le Président, que j’ai encore 40 ans de carrière devant moi, et que je vais avoir besoin d’espoir. Alors, combien de temps ça va durer ?
– (Alain Beretz) Je n’en sais rien, mais ça va continuer.
Et ça a continué. aujourd’hui, 9% de mes collègues à l’Université de Strasbourg sont optimistes, 62% se déclarent « pessimistes », et même 10% « sans espoir ». « sans espoir ». Un sur dix. L’expression devrait faire réagir, le nombre aussi. Pourtant, il n’y a rien. Pas un mot. Ni des dirigeants, ni des dirigés.
C’est là ma conviction principale, celle qui justifie au fond ma démission : la participation à ce spectacle stérile est délétère, dangereuse pour notre université. La « démocratie universitaire », et même la collégialité, ne se font pas dans les Conseils. Elle sera partout ailleurs, ou elle ne sera pas. Pour l’instant, elle est nulle part. Et les orientations politiques ne sont pas bonnes.
Ce sont des démissions massives qui en 2003 ont arrêté les transformations délétère proposées à l’époque. Seules des démissions massives les arrêteront aujourd’hui. Pas les tribunes, pas les manifestations. Seule compte notre décision individuelle de participer à ces transformations. Ou pas.
Alors, à mon tour aujourd’hui, avec une vingtaine de mes colistiers, « J’arrête car nous crevons de ne pas arrêter ».
Retrouvez les textes de la démission collective ici :
Et notamment :
- Ne plus entretenir l’illusion
- La LPPR et l’Université de Strasbourg
- Dans la nasse de l’Excellence : où en est l’Université de Strasbourg ?
- Enquête auprès des personnels de l’Université de Strasbourg
- La lettre à Mme la Rectrice et Mme la Présidente de la 3e chambre de la Cour régionale des comptes
Mise à jour : Réponse du Président de l’Université de Strasbourg à tous les personnels
« 23 élus aux conseils centraux de notre université ont jugé bon de démissionner de leur mandat à quelques mois des élections universitaires dans le contexte de crise covid-19. »
Cette simple phrase d’introduction concentre les accusations classiques en telle situation : celle de la manœuvre électorale, et celle de l’abandon du navire dans la tempête. Rien ne pourrait être plus faux, et je m’en suis expliqué par avance dans ce billet : Nous démissionnons par honnêteté, sans abandon ni manœuvre.
Il reprend ensuite les techniques rhétoriques que j’expliquais ici :
- le rappel de légalité (paragraphes 4, 9 et 10, alors que notre démission n’est en aucun cas motivée par de possibles illégalités.
- le TINA (paragraphes 6, 7 et 8) : « ce qui est le fonctionnement normal de la science aujourd’hui ». En clair : c’est comme ça, on n’y peut rien. On peut en débattre, mais vous ne pourrez rien modifier.
Le TINA atteint son paroxysme dans cette affirmation :
« Plus largement, je défends, et défendrai, avec mon équipe, et je pense avec beaucoup d’entre vous, un modèle d’université ouverte, créative, inclusive, agile telle que vous l’avez décrite dans le projet Cap2030 ».
Or, la consultation Cap2030 ne décrit pas du tout ça : les termes retenus en sont même pratiquement absents. Pire, elle décrit le contraire de la politique mise en œuvre avec l’alibi de cette concertation, par exemple avec la proposition « Se retirer de la course à la publication et faire de la « slow science » » (p. 59) qui est une des plus vastement approuvée, sans être du tout considérée dans les orientations politiques actuelles. C’est là une démonstration éclatante du fondement même de notre démission : La communauté n’a strictement aucune emprise sur les orientations politique de son université.
Enfin, et c’est le plus important, cette affirmation finale feint de ne pas nous avoir entendus :
« Avec l’équipe de présidence et les élus qui nous soutiennent, nous poursuivons notre travail au service de cette belle université qui accomplit ses missions à la recherche d’une excellence inclusive, qui doit permettre la réussite de tous, étudiants, personnels biatss et enseignants-chercheurs. »
Si nous démissionnons, c’est justement parce que « la réussite de tous » n’est pas permise par la politique actuelle. Au contraire, cette politique la menace. L’Université de Strasbourg ne va pas bien. Ses étudiants ne réussissent pas. Ses personnels sont pessimistes. Ca ne va pas, pas seulement dans les Conseils, mais dans les labos et salles de cours, et c’est pour ça que nous démissionnons.
En conclusion, ce courrier confirme en tous points les raisons de notre démission, mais surtout devrait inquiéter toute la communauté : si même une démission aussi massive que celle-ci ne conduit pas à une prise de conscience, ou au moins au plus petit infléchissement, de la part de la direction de l’université, alors qu’est-ce qui va être nécessaire de faire si nous ne voulons pas sombrer ?
Réponse des élus démissionnaires :
D’autres démissions dans l’ESR :
« J’arrête car nous crevons de ne pas arrêter » : grève pédagogique et administrative à Paris-3
https://twitter.com/IdexitLyon/status/1276533717738143745
#Parcoursup : après plusieurs démissions, le comité de suivi va devoir se recomposer https://t.co/OFTyatbHJI
— Le Monde Campus (@lemonde_campus) September 13, 2019