EndOfDUT : Les quotas, la « main invisible » sur les formations

Avec Parcoursup et la loi ORE, le Ministère a mis en œuvre le déploiement d’une politique de quotas. Dernier épisode de cette politique, un bras de fer s’est engagé entre les IUT et le ministère concernant les quotas de bacheliers technologiques pour le BUT, la formation qui remplace le DUT. En première approche, on peut avoir l’impression que ces quotas sont à l’avantage des étudiants, permettant de corriger des biais de recrutement. Cependant, la mise en contexte de cette politique montre qu’ils vont en réalité à l’encontre des intérêts des étudiants comme de leurs recruteurs. Au final, seul le ministère en tire un avantage.
C’est par un courrier au ministère que l’Assemblée des directeurs d’IUT (ADIUT), pourtant favorable à un plus large accueil des bacheliers technologiques, dénonce « une politique quantitative de gestion des flux, dès la rentrée 2021, sous la forme de taux imposés de bacheliers technologiques ». Ces taux imposés, appelés quotas, ont été progressivement introduits depuis la loi Fioraso de 2013, puis renforcés par la loi ORE de 2018. Ils concernent maintenant toutes les formations et de nombreuses populations étudiants (filières du bac, boursiers, hors secteur). Ils sont aujourd’hui devenus un outil central pour le Ministère, qui les utilise pour restructurer les flux d’étudiants, et donc l’enseignement supérieur. Cela est très bien expliqué dans le premier rapport du Comité éthique et scientifique de Parcoursup :
Proposition : ralentir un peu l'accélération des inégalités territoriales à Paris. pic.twitter.com/E43n4fZHg8
— Julien Gossa (@JulienGossa) January 16, 2019
Jusqu’à présent, la définition des quotas de bacheliers technologiques en DUT était issue d’une négociation (parfois ferme) entre les IUT et les rectorats, puis avec un acteur plus éloigné, les rectorats de grande région. Cette année, les négociations pour le BUT n’ont pas réellement pesé sur les décisions. Plus étonnant, les rectorats ont parfois annoncé plusieurs augmentations successives aux mêmes formations, ne faisant pas toujours sens pour les équipes pédagogiques. Cela a laissé une impression d’autoritarisme et d’improvisation, qui explique en partie la réaction de l’ADIUT.
Cas d’usages
Pour bien comprendre les enjeux qui entourent cette question des quotas, il convient de regarder concrètement leur fonctionnement.
Cas d’usage : les admissions sans quota
Pour illustrer le fonctionnement des quotas, plaçons-nous dans la logique de Parcoursup qui suppose qu’on sait prédire la réussite des étudiants, et prenons le cas artificiel d’une formation recrutant 10 étudiants parmi 20 candidats issus de deux filières différentes :
- la filière 1 (carrés) est réputée pour bien préparer à la formation : sur 10 candidats, 5 ont une réussite presque certaine (en vert) ; 3 incertaine (en orange) ; et 2 ont un échec presque certain (en rouge) ;
- la filière 2 (cercles) est réputée pour ne pas bien préparer à la formation : sur 10 candidats, 1 a une réussite presque certaine ; 3 incertaine ; et 6 ont un échec presque certain.
NB : ce déséquilibre dépend énormément des disciplines, et l’expérience des enseignants peut être très différente selon leur département.
Si on vise à la réussite des étudiants, on pourra classer toutes les 20 candidatures par chance de réussite, dans un classement globalement indépendant des filières : d’abord toutes les vertes, puis les oranges, et enfin les rouges. Ce recrutement aboutira à ainsi admettre tous les candidats ayant une réussite presque certaine, puis à admettre les candidats incertains tant qu’il reste des places, et à ne pas appeler les candidats dont on est sûr qu’ils ne pourront pas réussit.
Naturellement, la filière qui préparer le moins bien à la formation verra le moins de candidats admis. Sur cet exemple, on a donc 70% d’admission pour la filière 1 et 30% pour la filière 2.
Voyons maintenant ce qu’il se passe lorsqu’on active un quota.
Cas d’usage : les admissions avec quota
Les quotas servent à contourner ce classement global, pour s’assurer de l’admission d’une catégorie de candidats. L’illustration ci-après montre ce qu’il se passe avec un quota de 50% pour la filière 2 : quel que soit les chances de réussite des candidats qui en sont issus, on va leur réserver la moitié des places.
Les différences sont marquées par des formes géométriques pleines :
On constate ainsi que pour passer de 30% à 50% d’admission pour la filière 2, il a fallu remplacer deux candidats incertains de la filière 1 par des candidats de la filière 2. Pour ce faire, on va « chercher plus loin dans le classement » des candidats de la filière 2, jusqu’à prendre un candidat dont l’échec est certain.
Le classement des candidatures (représenté ici par les couleurs) devient alors secondaire face à la filière d’origine (représentée ici par la forme géométrique).
Ainsi, on a bien augmenté le nombre d’admissions de candidats issus de la filière 2, mais à deux prix : l’éviction de candidats de la filière 1 ; et l’admission d’un candidat dont l’échec est certain. Ceci montre que, mal employés, les quotas ne sont pas à l’avantage des étudiants puisqu’ils en desservent plus qu’ils n’en servent.
Un cas réel : application des quotas géographiques et de boursiers pour une admission en Licence
Ce graphique m’a été confié par Anne Viallefont, Maître de conférences en Statistique à l’UCA et Responsable Pédagogique de 1ère année de Licence d’Economie. Il montre la différence entre les rangs attribués par la commission d’examen des vœux (axe horizontal – premier cas d’usage de ce billet) et l’ordre effectif d’appel des candidats après application des quotas par le rectorat (axe vertical – deuxième cas d’usage de ce billet). Au dessous de la diagonale se trouvent les étudiants favorisés par cette politique -qui gagnent des rangs-, et en dessus ceux qui sont défavorisés -qui perdent des rangs-.
Ce graphique permet de constater deux deux choses. D’abord les quotas permettent des modifications substantielles de classement : des candidats classés initialement entre 800 et 1000 ont finalement des rangs d’appel entre 400 et 600 (pour les boursiers de l’académie), ou entre 1200 et 1400 (boursiers ou non, hors académie). Des candidats hors académie au départ bien classés (autour de la 300ème place) dégringolent de plus de 900 places dans l’ordre d’appel « rectifié » par le rectorat pour se retrouver au-delà du 1100ème appelé…
Ensuite, et cela ne doit pas être négligé, des quotas différents (filière d’origine, géographique, boursiers…) peuvent être cumulés pour arriver à un contrôle très précis des recrutements, et donc des profils des formations. Même une filière élitiste et attractive pourra être rendue locale et sociale selon la bonne volonté du rectorat, et quelle que soit la volonté des étudiants et de la formation.
Il s’agit d’une véritable prise de contrôle de la carte de formation par les rectorats, et donc le ministère, qui se dote ainsi d’une « main invisible » sur les formations.
Autres cas d’usage : quotas combinés avec d’autres mesures
Bien sûr, tout n’est pas à jeter dans les quotas, et ils ne sont pas le seul outil pour améliorer les admissions d’une population. Il est tout à fait possible de les combiner avec d’autres mesures pour les rendre efficaces tout en limitant leurs effets pervers. Voici quelques exemples :
- Augmentation du nombre de places : même sans quota, cela permet naturellement d’augmenter les admissions depuis les deux filières, tout en évitant de recruter des candidats dont l’échec est certain ;
- Augmentation du nombre de place + quotas : ajouter un quota peut permettre d’assurer que les nouvelles places sont réservées à la filière 2, au risque de recruter des candidats à l’échec certain ; au moins, aucun candidat de la filière 1 n’est lésé par la transformation ;
- Renforcement de la filière 2 : plutôt que de jouer seulement sur les admissions, il est possible de modifier la formation de la filière 2 pour mieux préparer à la poursuite d’étude, augmentant le nombre de candidats aptes à réussir ; un quota temporaire peut alors être utile pour accélérer l’amélioration de la réputation de cette filière ;
- Tout combiner : et évidement, il est possible de combiner l’augmentation des places et le renforcement de filière pour cumuler les avantages et rendre les quotas pleinement efficaces.
Le point commun de toutes ces propositions est qu’elles nécessitent des moyens, soit pour créer des places, soit pour renforcer une filière. Or, la réforme des IUT se fait à moyens absolument constants. En conséquence, le passage de deux à trois ans va engendrer une baisse des moyens par an-étudiant. La volonté politique d’arriver à ce résultat est confirmée par l’obstination du Ministère à supprimer des Programmes Nationaux (PN) du BUT les garanties de moyens qui existaient dans les Programmes pédagogiques nationaux (PPN) du DUT.
Il faut donc réfléchir à moyens constants, sinon en baisse.
Conséquences des quotas sans moyens
Nous l’avons vu, sans moyens, l’imposition de quotas conduit à abaisser le niveau de recrutement, éventuellement jusqu’à recruter des candidats dont l’échec est certain. Quelles sont alors les possibles réactions des formations ?
- Ne rien changer : dans ce cas, la formation verra son taux de réussite baisser, ce qui conduira normalement à une baisse de réputation, donc à une nouvelle baisse du niveau de recrutement, accompagnée éventuellement d’une baisse des moyens alloués à la performance.
- Augmenter l’effort pédagogique sur les étudiants les moins préparés : si cela permet de ne pas réduire le taux de réussite, cela implique (à moyens constants) de réduire l’effort pédagogique sur les mieux préparés, donc une baisse de qualité de la formation et du diplôme.
- Abaisser les exigences pédagogiques : à défaut de pouvoir continuer à délivrer la formation à tous les étudiants, les enseignants vont progressivement abaisser leurs exigences. Cela conduira naturellement à une baisse de la qualité de la formation et du diplôme. C’est la perspective la plus probable, et celle qui est promu par le Ministère, notamment dans ses annonces préliminaires.
- « Personnaliser » les parcours : dans ce cas, on va créer, en interne, des groupes de niveau, qui obtiendront le même diplôme mais avec des exigences pédagogiques différenciées. On peut par exemple identifier cette différence par des parcours au nom explicite (du type « poursuite d’études » et « insertion professionnelle »). Il sera par exemple possible d’avoir un parcours en 2 ans et un autre en 4, donc avec des couts an-étudiants différenciés. On a commencé à le faire en Licence avec les « oui si ». Il sera même possible de mettre le parcours d’insertion en apprentissage, pour assumer les moyens du parcours « d’excellence ».
On le voit donc, hormis la « personnalisation » des parcours qui ne sera défavorable que pour les étudiants les plus fragiles, ces perspectives sont in fine défavorables à tous les étudiants puisqu’elles font entrer la formation dans un cercle vicieux : baisse de la qualité de la formation, donc de la valeur du diplôme, donc de la réputation, donc du recrutement et de la formation. Ce cercle vicieux n’est pas seulement défavorable aux étudiants, mais aussi à tous ceux qui les recrutent, employeurs et formations supérieures, ainsi qu’à l’institution IUT dans son ensemble.
Seul le Ministère sort « gagnant » de cette situation, en se dotant d’une « main invisible » sur la carte des formations. Cette prise de contrôle lui permettra notamment d’organiser une amélioration artificielle des indicateurs d’admission dans le supérieur, à budget absolu constant, et donc à budget par an-étudiant en baisse.
Pour aller plus loin…
Au delà des purs aspects de réduction de la dépense publique, qui peuvent expliquer cette réforme, on pourra trouver d’autres sources de compréhension dans une volonté politique de restratification sociale, dont on trouve des témoins dans la gestion de la crise sanitaire :
Les autres billets au sujet du remplacement du DUT par le BUT :