Dans un monde où l’information est de plus en plus accessible, nous n’avons pas d’autre choix que de repenser en profondeur la façon dont on conçoit l’acquisition du savoir et de la connaissance. Je reviens ici sur les raisons pour lesquelles j’ai préféré la voie de l’autoformation via le numérique à celle de l’agrégation. Si j’en demeure un fervent défenseur (bien que ne l’ayant pas passée), je pense qu’il faut lancer le débat sur la forme comme sur le fond, les évolutions du rapport au savoir induites par le développement du numérique bouleversant la donne.
A une époque où elle est partout, on peut s’interroger sur la pertinence de la mémorisation d’importantes quantités d’informations. Au problème de la mémorisation, s’ajoute dans le cadre de l’agreg le risque d’engranger un savoir en grande partie « inerte », c’est-à-dire qui ne peut pas être appliqué en situation. Si vous souhaitez une théorisation autour du « savoir inerte« , je vous recommande les travaux d’Alfred North Whitehead (1929), qui sont malheureusement toujours d’actualité. La mémorisation de nombreux savoirs déclaratifs (qui ont de fortes chances de devenir inertes) au détriment de savoirs procéduraux (ou savoir-faire) est d’une pertinence de plus en plus discutable. Le débat est vieux comme le monde, et on peut si on le souhaite le faire remonter à l’Antiquité grecque, avec l’introduction de l’écriture dans l’enseignement et la remise en cause de l’ars memoriae qui en découlait. On se souvient également du mot de Montaigne, qui préfère les têtes bien faites, aux têtes bien pleines.
Nous avons besoin de formations qui nous transforment en couteaux-suisses, qui nous ouvrent des portes, pas qui nous en ferment. Être capable d’innover, de résoudre des problèmes complexes, de savoir trouver l’information et la personne pertinente, voilà qui ouvre des portes; devenir un puits de sciences en revanche, cela donne de la culture générale certes, cela fait de bons conférenciers, des profs à l’esprit bien structuré, mais je ne pense pas que cela forme des pédagogues à proprement parler, ni des scientifiques. La science est avant tout une démarche, une méthodologie … C’est pour cette raison que je défends depuis toujours le fait que les scientifiques doivent être formés en priorité aux statistiques, à la gestion de projet et à l’innovation. Quant aux pédagogues, je mettrais au programme un certain nombre de matières supplémentaires; psychologie cognitive et sociale, ingénierie des connaissances, et technopédagogie pour commencer, mais aussi des disciplines comme l’histoire, l’économie ou la sociologie de l’éducation. Maîtriser sa discipline ne suffit pas pour être un bon pédagogue. Fermons la parenthèse et revenons aux étudiants.
Comment fournir à tout étudiant qui le souhaite une grande diversité de formations, théoriques et appliquées, dans des disciplines aussi variées ? Que ces formations soient accessibles en permanence, partout (en particulier quand on est en stage à l’autre bout du monde), et à tout le monde (un peu de justice sociale de temps à autre ne fait pas de mal) ? Eh bien il n’y a pas beaucoup de solutions à cette équation. A vrai dire il n’y en a qu’une seule à mes yeux : le numérique, et plus précisément les MOOC et assimilés. Pas que j’affectionne particulièrement les écrans, mais je ne vois pas d’autre solution que l’on puisse aussi facilement passer à l’échelle. Pas pour se substituer au système de formation – je me répète – mais pour s’y insérer et le compléter.
J’en étais là de mes réflexions quand fin 2009, la quasi-totalité de mes camarades de promo passaient l’agrégation, étape quasi obligatoire de la vie d’un normalien; quant à moi, après une année de recherche en écologie entre Bangalore et le Muséum d’Histoire Naturelle, je me fis la promesse de me mettre en place Skillwiki, une plate-forme permettant de s’autoformer gratuitement entre autres à la démarche scientifique (et aux langues aussi, mais c’est une autre histoire). On se baserait essentiellement sur des vidéos pédagogiques et l’apprentissage adaptatif. Il m’aura fallu deux ans pour passer de l’idée au projet (cela demande tout de même du temps des conditions favorables), comme j’ai pu l’expliquer dans ce TEDxPU.
Avec un ami développeur qui était sur la même longueur d’onde, nous avons mis tout le reste de côté en été 2011 (juste après mon M2) pour nous lancer dans le développement d’une telle plate-forme. Nous avions la certitude que vers 2015 au plus tard un tel système finirait par émerger, et qu’il fallait se positionner autant en amont que possible. L’enjeu était avant tout d’innover, de développer un prototype, et de convaincre le milieu académique de la pertinence de la démarche. On partait sur un modèle de startup, mais sans vraiment savoir ce que cela signifiait … Par la suite, j’ai compris que la capacité à innover n’était qu’un des ingrédients pour réussir une entreprise, mais certainement pas le seul. Clairement, une formation en écologie théorique, ce n’est pas exactement les compétences dont on a besoin pour monter une entreprise.
Bref. On dessinait la maquette du site en septembre; et en octobre Sebastien Thrun (enseignant à Stanford) lançait son premier MOOC d’Intelligence Artificielle. Le tsunami MOOC débutait, pour déclencher le tohu-bohu que l’on sait. Et moi qui proférait à qui voulait l’entendre que nous en serions là tôt ou tard (et je n’étais pas le seul loin de là). Allez, je me permets un petit « je l’avais bien dit », ça fait du bien.
Que faire donc ? Mon engagement décennal envers le service public (engagement qu’on signe en entrant à Normal’Sup) ne me permettait pas de me consacrer à plein temps à une startup comme ça au débotté, quand bien même j’aurais découvert sur le tard mon attrait pour l’entrepreneuriat du Web. D’où un retour aux sources, à l’ENS Cachan, avec une thèse sur la question de l’apprentissage en ligne. Alors que d’habitude on lance sa startup après sa thèse, sur la base de ses travaux, j’ai fait le chemin inverse et j’ai transformé mon projet de startup en projet de thèse. On ne renonce pas à ses premières amours aussi facilement, et je revins à mon établissement d’origine. Même si je n’ai pas pu développer ce projet d’apprentissage de langues et de sciences, je n’ai pas tout à fait abandonné le projet (comme je l’explique dans le billet sur le DIY Education), et ne manquerai pas d’y revenir pour expliquer ma démarche. J’aurai le sentiment que tout ça n’a pas été fait en vain si je partage un peu ce que j’ai appris.
Pour conclure, je dirais que ce passage par la case « startup » (même si je dirais plutôt « simili startup ») m’a fait réaliser la difficulté que représente le lancement d’une entreprise pour de vrai; c’est la raison pour laquelle j’ai pas mal d’admiration et d’affinités pour cet univers plutôt jeune et dynamique. Je suis persuadé que le service public aurait beaucoup à gagner en intégrant les modes de pensée et les façons de travailler de ces jeunes entrepreneurs (et entrepreneuses). Si je reste dans le public après la thèse (ce que j’espère dans le fond), je chercherai autant que possible à faire le pont entre ces deux univers et à diffuser cette culture de l’innovation qui manque parfois à l’institution.
PS : Hey, retenez les dates du 17 et du 18 décembre, c’est la French Touch de l’éducation (où j’interviens), un événement organisé par Antoine Amiel à l’école 42 (il en parle dans ce billet). Il y a du beau monde. C’est l’occasion de faire un tour d’horizon assez large de ce qui fait dans le numérique pédagogique français.