IA en éducation : des enjeux étatiques aux enjeux géopolitiques

Dans le billet du jour, j’aimerais vous parler encore de quelques enjeux associés à l’apprentissage adaptatif, et en particulier à l’intelligence artificielle en éducation.  Nombreux sont les acteurs de l’IA en éducation, aussi bien aux Etats-Unis, qu’en Chine ou en France, acteurs dont les stratégies ou les produits diffèrent sensiblement les uns des autres. Pour le style « américain », allez voir CogBooks (USA) ou Carnegie Learning, voir Knewton. A chaque technologie ses enjeux, et je dirais même plus, ses enjeux sociétaux. Souvent, quand on aborde la question de l’IA en éducation, l’on tombe dans les débats un peu cycliques sur la substitution des enseignants, ou sur son efficacité. Cela fait quelques décennies que l’on tourne en rond sur ces questions. Alors que l’IA en éducation existe depuis longtemps à grande échelle aux États-Unis ou dans le monde anglo-saxon, les choses bougent enfin en France, même si le tout est embryonnaire. Et je rêverais que le débat dépasse le réflexe pavlovien des discussions stériles sur le remplacement des enseignants. Il y a pas mal d’enjeux économiques et géopolitiques, qui sont étouffés par ce débat. Je vais les évoquer très brièvement avec vous, et cela va ressembler un peu à une liste à la Prévert. Libre à vous ensuite d’explorer les pistes qui vous semblent les plus intéressantes.

Un nombre croissants d’investissements de l’État visent à développer l’IA au sein du système éducatif. Pour ce qui est de l’Education Nationale, des fonctionnaires à la DNE (Direction du Numérique Educatif), entre autres, ont contribué à un plan IA (tapez P2IA sur Google). Le défi est de permettre une bonne intégration entre le secteur public et le secteur privé, puisque les startup qui veulent percer dans le milieu éducatif vont devoir collaborer étroitement avec l’Etat (vu sa position de quasi-monopole sur l’éducation, ont-elles le choix ?). Quelques exemples : Lalilo (qui a remporté une étape décisive récemment dans ses rapports avec l’Education Nationale), Kaligo (qui a eu moins de chance), Navi, Adaptiv’ math, Mathia, Smart enseigno. L’Etat va être un peu le « client » de ces acteurs. Les lignes évoluent tant au niveau de l’école primaire qu’à celui de la formation d’adultes (d’ailleurs, il est fréquent de trouver une même technologie pour deux usages ou publics). Domoscio, par exemple, fait beaucoup de formation d’adultes en France, mais touche aussi à l’enseignement supérieur dans une moindre mesure.

Parlons enjeux maintenant, à commencer par la question de l’open source (pour que n’importe qui puisse installer le code associé à la technologie, et ce gratuitement). Il y a très peu de projets open source dans l’IA éducative (à part PIX ou Concerto de Cambridge, je n’en connais pas). Cela signifie-t-il un monopole à long terme du secteur privé ? C’est probable. Dans le cadre de mes recherches, j’ai téléchargé des code open source (PIX) pour mettre en place des IA éducatives. Sans ce type d’initiative, cela veut dire que celle-ci sera cantonnée à des startups qui auront fait des investissements importants, et aux tarifs par conséquents prohibitifs. Or il est important je trouve de créer une alternative open source dans le domaine. C’est l’un des enjeux dont on parle finalement assez peu, et qui me semble pourtant centraux pour les décennies à venir.

Deuxième enjeu, l’intégration des IA avec les LMS. Quand des étudiants ou des élèves (école primaire) utilisent des plateformes génériques sur lesquelles ils vont tous les jours, si à chaque fois vous devez leur demander de se créer un compte pour une nouvelle appli (IA ou non), vous n’êtes pas sortis de l’auberge. Car vous allez complexifier considérablement  l’adoption de ces technologies dans la classe ou les amphis.  A partir du moment où l’on est capable de faire des liens  entre les technologies, via du SSO (Single Sign On), qui facilite la connexion, vous changez la donne à peu de frais.  Moodle, c’est la technologie classique dans les établissements d’enseignement supérieur, qui est interopérable avec pas mal de start-ups de l’IA éducative.

Troisième angle d’attaque : la perspective géopolitique. La Chine est en train de progresser à vitesse grand V au niveau de l’IA éducative.  Dans les années 2010, on pensait que Knewton, la start-up new-yorkaise, serait celle qui remporterait le gros lot. Elle s’est plus ou moins fracassée, et a été même rachetée par Wiley. En revanche, maintenant, des start-up comme Squirrel AI Learning, qui fait de l’IA en Chine à des échelles inégalées,  débauchent de plus en plus de chercheurs des grandes universités américaines, que ce soit Carnegie Mellon ou Pittsburgh, pour accélérer leur développement. Comme dans tous les domaines, il y a des rivalités scientifiques et technologiques sur l’IA éducative entre la Chine et les Etats-Unis. Les choses évoluent en France évidemment. Mais en général, on a du mal à rivaliser avec les fleurons comme Carnegie Learning ou Squirrel AI Learning. Un nombre inconnu de pays apprendra peut-être un jour avec une start-up chinoise, qui fournira au passage à l’Etat chinois les données d’apprentissage de dizaines de millions de personnes. Qui sait ? A défaut d’être politiquement réaliste, c’est déjà aujourd’hui techniquement faisable.

Quatrième enjeu : les relations entre petites et grandes entreprises de l’éducation. Les géants du numérique éducatif, ce sont généralement des éditeurs. Et qu’est ce qu’ils font quand ils voient une petite start-up prometteuse? Ils ont tendance à les racheter. Aux USA, Wiley ou McMillan, ce sont souvent ceux qui ont le plus de liens avec les start-up IA en éducation. Pourquoi ? Parce qu’en fait, ils se disent : « J’ai beaucoup de contenu. Pourquoi est ce que je ne mettrai pas des moteurs de recommandation  pour avoir une meilleure délivrance de mon contenu, ou en tout cas plus intelligente, un peu moderne?  Maintenant que je l’ai le contenu, autant en profiter. » Regardez Hachette, Domoscio, ou Kwyk, ils travaillent souvent ensemble. Wiley a racheté Knewton, ce n’est pas pour rien. McMillan ou Pearson ont également beaucoup investi dans l’IA éducative. Quand des grands éditeurs comme Pearson ou autres vont racheter des start-up de l’IA éducation, est ce que c’est pour empêcher que celles-ci ne viennent trop marcher sur leurs platebandes? Ne rachètent-ils pas potentiellement des concurrents potentiels ? Ou, au contraire, est-ce que c’est pour développer leur propre offre? Autant de questions assez intéressantes, qui soulèvent à terme la question du monopole du secteur privé et des éditeurs dans le monde des IA éducatives, et celle du rapport de force aussi entre éditeurs et entreprises technologiques.

Vous voyez, tous ces enjeux, on en parle si peu. On s’intéresse à la technique (un peu), on parle du remplacement des enseignants (beaucoup), et tant les chercheurs que la sphère publique semblent se détourner des autres problèmes que je viens de soulever ici. A creuser si l’on veut renouveler le débat …

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