Le pari « capital » (2/3)

2)      Discussion

Plusieurs réserves s’imposent toutefois, dont cette première, de taille : corrélation statistique n’est pas causalité. Autrement dit : si le capital a des propriétés de prédicteur statistique du classement mondial des universités, en revanche ce classement n’est pas de manière certaine un effet produit par cette cause. Le capital universitaire n’est certainement pas une condition suffisante et sans doute pas une condition nécessaire de la renommée.

Un retour sur l’histoire des 44 universités américaines figurant dans le Top 100 du classement ARWU et disposant d’un capital supérieur à un milliard de dollars, suggère plutôt que leur patrimoine est une conséquence naturelle de leur renommée. Il vole au secours de la victoire et l’amplifie. Moins d’un quart (10) de ces universités appartient à la catégorie des « land-grant », initialement dotée en capital par la puissance publique, et qui compte 75 universités au total.

Il n’est pas inutile, dans le contexte actuel, de rappeler cette distinction entre statistique et causalité. On ressent en effet parfois l’impression étrange que les parties prenantes des grands investissements universitaires en cours, à commencer les institutions qui les sollicitent, entretiennent l’illusion que la conjonction d’une manne en capital et d’une gouvernance transposée des « meilleures pratiques », les propulsera de manière quasi automatique vers les sommets…

25% des universités américaines figurant dans le Top 100 de Shanghai, soit 14 sur 58, détiennent à ce jour moins de 1 Md$. 30% des universités américaines capitalisées à plus de 1 b$ ne figurent pas dans ce classement. Ainsi, même « pauvre », une université conserve ses chances, même « riche », elle risque fort de passer à côté. Toutes choses égales par ailleurs, une université dotée, par le bon vouloir de la puissance publique, de un milliard d’euros aurait sept chances sur dix de prétendre au Top 100 (hélas, il faut redouter que tant d’autres choses, non « égales par ailleurs », n’amenuisent ses chances effectives !). Mais parallèlement, il est possible qu’une université, ayant échoué à s’approprier une part substantielle des dotations en capital, conserve 100% de ses chances de figurer dans ce peloton de tête très envié…

Le classement des universités américaines les plus capitalisées recèle quelques exceptions éclairantes sur le lien entre capital et renommée internationale.

  • Exception #1 : le California lnstitute of Technology

Caltech est une institution de petite de petite taille (2200 étudiants, dont seulement 950 de niveau undergraduate), classée 6ème au sein du classement de Shanghai et dotée d’un capital de 1,5 b$, soit le 36ème rang américain. La success story de Caltech fait mentir les adeptes – il en est – de la « taille critique » comme condition nécessaire de la « visibilité » internationale et de la capitalisation massive comme principe fondateur de « l’excellence ».

Toutefois, le capital de Caltech rapporté à son nombre d’étudiants conserve à cette université son rang parmi le Top 20 du classement de Shanghai (6ème, voir figure 3). Caltech se place donc à un niveau de capitalisation relatif qui n’a rien d’exceptionnel au sein de ce groupe ou, dit plus crûment, le rapport « qualité-prix » n’y est pas significativement plus avantageux que ses concurrents directs.

Figure 3 : les universités américaines du Top 20 du classement de Shanghai classées en fonction de leur capital par étudiant

Quant au nombre de prix Nobel produits par Caltech, s’il est effectivement élevé (11 anciens étudiants en sections Master ou PhD), il reste d’un ordre de grandeur comparable au palmarès des sept autres universités américaines du Top 20 dont les effectifs étudiants sont majoritairement de niveau postgraduate, ainsi que le montre la figure 4. Caltech est un concentré d’excellence dans cette famille d’universités qui ne font pas, de la formation des étudiants de niveau « bachelor », leur mission première.

Figure 4 : position des 8 universités américaines du Top 20 du classement de Shanghai accueillant plus d’étudiants en cycle postgraduate qu’en cycle undergraduate selon les indicateurs « fraction d’étudiants postgradués » et « nombre de prix Nobel issus de leurs cycles gradués »

  • Exception #2 : les Collèges d’Arts Libéraux (Liberal Arts Colleges)

Neuf institutions américaines capitalisées à plus de 1 milliard de dollars appartiennent à la catégorie des Liberal Arts Colleges (Dartmouth, Williams, Boston, Pomona, Amherst, Wellesley, Grinnell, Swarthmore, Smith). Ces établissements, généralement privés, se caractérisent par une petite taille (33500 étudiants au total pour ceux cités ci-dessus, dont 20000 pour les seuls Dartmouth et Boston), un modèle résidentiel (les étudiants sont logés sur les campus) et une offre éducative généraliste (les étudiants ne déclarent une majeure qu’après deux années de cursus « ouvert »).

La quasi-totalité de ces établissements ne figure pas au classement de Shanghai, à l’exception de Dartmouth College et Boston College (respectivement classés dans les catégories 151-200 et 401-500). Autrement dit, aux critères retenus par AWRU, ces établissements seraient totalement invisibles à l’international. On pourrait en conclure hâtivement que les capitaux considérables qui y sont investis sont fort mal employés. Qu’en est-il au juste ?

En réalité, ces collèges qui débouchent presque exclusivement des diplômes de bachelor jouent un véritable rôle « d’écloserie » dans la chaîne de l’excellence américaine. Un indicateur suffira à l’illustrer. Les Etats-Unis revendiquent environ 320 prix Nobel toutes catégories confondues, dont 70 ont effectué à l’étranger leur parcours universitaire jusqu’au rang bachelor ou plus. Autant dire que, pour ces 70 scientifiques de haut niveau, l’essentiel de leur formation intellectuelle (on sait à quel point les premières années sont déterminantes à ce titre !) a été acquis hors d’un système universitaire américain qui a surtout joué ultérieurement  un rôle « d’affinage » et de mise à disposition de moyens.

Restent 250 prix Nobel qualifiables de « pur produit du système universitaire américain ». 16 d’entre eux ont acquis un bachelor dans l’un des 9 collèges d’arts libéraux cités ci-dessus et 25 supplémentaires dans 21 autres établissements du même type. Autrement dit, 16,5% des prix Nobel américains sont issus de ces pépinières. C’est une proportion considérable au regard de la fraction que représentent les Liberal Arts Colleges dans le système américain. Les 30 établissements considérés dans notre étude totalisent 66000 étudiants de niveau undergraduate et 8200 de niveau graduate, soit respectivement 0,5% et 0,3% des populations étudiantes américaines. Même si cet indicateur est à considérer avec toutes les réserves d’usage, « l’empreinte d’excellence » des Liberal Arts Colleges est supérieure d’un facteur 30 à 50 à l’« empreinte académique » qu’ils représentent en termes d’étudiants.

En seconde conclusion préliminaire, les grandes universités de recherche restent certes les exutoires privilégiés, sinon ultimes, de l’excellence académique, de même que, pour risquer une comparaison sportive, les grands clubs sont au final et sauf rares (et plaisantes) exceptions, les instruments du succès dans les compétitions internationales. Cependant, il est notoire que les petits clubs sont les réservoirs où se forgent les talents.

De même qu’une politique sportive avisée veillera avant tout à doter le réseau des petits clubs de moyens significatifs, de même, une politique universitaire ambitieuse devra veiller à capitaliser significativement, dans le tissu éducatif, les acteurs performants et de petite taille que sont par exemple les grandes écoles. A défaut, en misant essentiellement sur les entités universitaires de grande taille, nous créerons des « îles au Trésor » dont beaucoup risquent de demeurer stériles…

Article du on mercredi, février 23rd, 2011 at 20:30 dans la rubrique Enseignement supérieur. Pour suivre les flux RSS de cet article : RSS 2.0 feed. Vous pouvez laisser un commentaire , ou un trackback sur votre propre site.

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