Ce n’est pas moi qui le dit… mais le Prof. Dr. Ing. Jörg Steinbach, recteur de la Technische Universität Berlin, et orateur invité de la troisième convention européenne des doyens d’ingénierie (Paris, 24 et 25 février 2011), dont le thème portait sur la nouvelle gouvernance des écoles d’ingénierie (« Engineering Education for an Innovative Europe: The new Governance of Engineering Schools »).
Les propos de ce distingué collègue méritent d’être rapportés pour trois raisons au moins. D’abord parce qu’ils traduisent la vision d’une personnalité académique de premier plan sur la question de l’innovation, ensuite parce qu’ils donnent un éclairage de la réalité outre-Rhin qui relativise l’invocation habituelle de l’exemple allemand pour justifier les réformes universitaires en cours dans notre pays, enfin parce que ces propos me semblent conférer un crédit supplémentaire aux valeurs et aux modèles scientifiques pédagogiques promus par les écoles d’ingénieurs françaises (et notamment les Ecoles des Mines : qu’on me pardonne cette incursion chauviniste…).
- L’organisation universitaire actuelle pèche contre l’esprit d’innovation
Le recteur de TUB fait observer que les stratégies universitaires sont parfois en contradiction avec la volonté affichée de favoriser l’innovation dans les universités.
Ainsi la mise en place du processus de Bologne aurait favorisé, selon lui, « l’émergence d’une offre pédagogique orientée marketing et non orientée marché », l’objectif des universités étant avant tout d’attirer des étudiants étrangers plutôt que de maximiser l’impact scientifique et socio-économique des connaissances et des savoir-faire qui leur sont transmis.
Le professeur Steinbach estime qu’un cursus universitaire « à la Bolognaise » consiste essentiellement en l’assemblage de modules parfois très approfondis, mais étroits, qui « passent à côté de l’équilibre entre acquis monodisciplinaires, multidisciplinaires et transdisciplinaires ». De ce fait, ne craint-il pas d’affirmer, « ils tuent dans l’œuf la créativité des étudiants et échouent dans le développement de leur personnalité ».
Les constats dressés par l’orateur au sujet de la recherche ne sont guère plus engageants : importance excessive donnée aux sujets de recherche « bling-bling » (traduction libre de « hype ») et à espérance de vie limitée, persistance d’un certain dédain pour la recherche appliquée (« considérée comme de deuxième classe »), intrusion excessive des critères d’efficience financière dans le pilotage de la recherche, le déficit de jeunes scientifiques (avec, comme corollaire, le faible turnover des scientifiques confirmés).
Viennent s’ajouter à ces facteurs d’empesage de l’innovation académique, la rigidité générale des modes de gouvernance et l’indigence des structures dédiées à l’entreprenariat.
- Recommandations
Le Prof. Steinbach a ensuite exposé les mesures qui permettraient de progresser sur la voie d’universités d’ingénierie plus innovantes et dont certaines sont d’ores et déjà expérimentées au sein de TUB.
Au niveau de l’éducation, « l’acquisition de compétences méthodologiques doit demeurer au centre des cursus du projet pédagogique de niveau Bachelor », afin de favoriser une ouverture généraliste des étudiants et les mettre à l’écoute des potentiels d’innovation résidant dans des croisements non-conformistes entre disciplines. Quant aux cursus de master, « ils devraient être systématiquement placés à l’interface de deux disciplines et préservés des phénomènes de mode (hype research) ». D’une manière générale, il s’agit de privilégier « une approche système pour équilibrer les spécialisations des cursus », niveau PhD inclus.
En matière de recherche, il convient d’introduire plus largement une culture par problème (« problem-based research) et pour cela, revisiter entièrement l’organisation universitaire en facultés et en écoles qui est « inadéquate ». «Aujourd’hui, la recherche innovante est l’affaire d’équipes interdisciplinaires qui, elles-mêmes, produiront de nouvelles sciences transdisciplinaires ». Il faut donc bousculer les frontières des facultés et doter les équipes ainsi constituées « de leur propre budget ». Les unités de recherche du futur doivent être conçues comme des ateliers conjoncturels et reconfigurables en fonction de problèmes qui « forgeront la nouvelle science». Enfin, il est nécessaire de « cultiver la recherche à risques » (ce dernier point renvoie à mon billet « Osons l’excellence »). Sa proposition est que 15% du budget d’une université échappe à tout contrôle portant sur son efficacité financière.
Enfin, à propos du pilotage des universités, le Recteur Steinbach prône une gouvernance « à géométrie variable », où l’organisation facultaire ne contrarie pas la mise en place de mesures destinées à favoriser les « dynamiques aux interfaces ». Et de citer en exemple un nouveau schéma d’attribution des chaires au sein de TUB qui n’associe pas l’échelon facultaire et dont l’objectif est d’aboutir à une nouvelle répartition (il y a actuellement 375 chaires à TUB) : 50% de chaires mono-disciplinaires, 20% de chaires interdisciplinaires, dont 5% de « chaires exploratoires » (seed chairs) et 25% de chaires à durée déterminée. De telles évolutions permettront, conclut Jörg Steinbach, de « forger la science et l’innovation du futur ».