Après ces observations tirées de l’exemple américain sur « le facteur capital » comme promoteur de l’excellence universitaire, tant en termes de pertinence conceptuelle que de clairvoyance dans le choix des bénéficiaires, je voudrais maintenant conclure par quelques réflexions libres sur la méthode de mise en œuvre et d’accompagnement, par la puissance publique, des investissements d’avenir.
Mon intention ici, n’est pas de discuter le bien-fondé des orientations décidées par nos autorités politiques. Elles détiennent, dans leur choix, une incontestable légitimité, comme mandataires d’une collectivité nationale qui, de fait, est « propriétaire » de notre patrimoine universitaire et dispensatrice quasi exclusive de ses moyens.
Plus modestement, je souhaite plutôt me faire l’interprète d’un ressenti, le mien, comme observateur et quelquefois acteur des grands chantiers en cours, mais aussi d’un certain nombre de collègues qui, parfois, s’interrogent sur la manière dont ils sont perçus par les décideurs et manifestent quelque réserve, dans la mise en place des réformes universitaires, à l’égard de certains postulats de travail. Il nous arrive de douter lorsque nous voyons, d’un côté, de grandes ambitions, de l’autre, une étrange frilosité dans leur application concrète. Et il nous vient, de temps à autre, lorsque s’imposent à nous des cahiers des charges dont le mot d’ordre semble être : « faites du neuf avec de l’ancien », des arrière-pensées de quadrature du cercle. Ce sont ces deux points que je voudrais maintenant développer.
- Confiance et résolution sont les deux mamelles de l’ambition
Les garanties demandées aux soumissionnaires dans les projets d’excellence et certaines clauses de sauvegardes affichées pour la mise en place des fonds investis par l’Etat, laissent l’impression d’une méfiance envers les structures bénéficiaires de ces fonds.
D’un côté, les acteurs universitaires sont invités à prendre en main leur destin, à exercer leurs responsabilités, à jouer pleinement de leur créativité et de leur autonomie. Plus encore, on en appelle à leurs vertus héroïques pour que, s’emparant du drapeau, ils s’élancent sans crainte sur ce nouveau Pont d’Arcole : une passerelle jetée par-dessus les eaux tumultueuses de l’Excellence. Et vers où ? Eh bien, pardi, jusqu’à cette rive où attendent, armés de pied en cap et fortement retranchés, les bataillons épais des coalisés de la science planétaire. Ceux-là, confrères soldats mais non moins ennemis, entendent bien nous disputer leurs positions ! Soit. Courons sus.
D’un autre côté, les promesses de soutiens matériels (l’artillerie, donc…), présentés comme considérables (ah, les canons rutilants alignés avant la bataille ! et les munitions de gros calibre, empilées à perte de vue !), suivent en réalité des modalités de mise en œuvre où prudence et contrôle parcimonieux sont de rigueur. Le général en chef veut bien, de toutes les bouches à feu disponibles, lancer la salve formidable qui ouvrira l’assaut (la couse à l’Excellence). Mais pour soutenir le mouvement d’un feu roulant, c’est une autre affaire : l’Etat-Major exige des preuves irréfutables de progression et même des promesses de victoire… Les yeux rivés sur leurs jumelles, je crains que nos généraux ne se scandalisent au spectacle du repli dépité des conquérants de bonne volonté que nous sommes… Nous reviendrons sur nos positions de départ, claudiquant et maudissant cette offensive insensée, confiée aux bons soins de généraux d’Intendance !
Quittons cette image guerrière au trait forcé. Le contraste entre, d’une part les intentions affichées (en résumé : doter en capital des pôles universitaires excellents et autonomes) et, d’autre part, les garanties exigées dans les dossiers de candidature (engagements à 4, à 10 ans, une éternité !) et les contraintes de mise en place des dotations aux projets lauréats (combien de clauses de sauvegarde pour récupérer la mise si les choses ne tournent pas comme prévu !), laisse à penser que la confiance envers les acteurs opérationnels : universités, écoles, enseignants-chercheurs et leur capacité à s’approprier les milliards de l’initiative d’excellence, à les gérer et à les mobiliser sur des actions productives n’est pas totale. C’est bien dommage. On sous-estime grandement les effets de cette méfiance à peine voilée et l’état d’esprit cynique et désillusionné qu’elle entretient dans la communauté de celles et ceux qui sont prêts à ne pas ménager leurs efforts pour rendre l’enseignement supérieur et la recherche français encore plus excellents…
Il est une autre frilosité dont je m’alarme. Je le redis : je n’ai pas cette immodestie d’instruire à l’encontre des décideurs politiques un procès en légitimité dans leur volonté à réformer en profondeur le panorama universitaire du pays. Bien au contraire : il était grand temps ! En revanche, je déplore que cette volonté de remembrement ne soit pas davantage menée avec autorité. Je regrette qu’un certain empirisme libéral, une forme travestie de l’irrésolution, ne l’emporte sur la nécessaire détermination.
Par exemple : une des cibles affichées par les réformes en cours est la création de sites universitaires de dimension mondiale. Très bien. Pourquoi alors ne pas aller jusqu’au bout, précipiter les choses en désignant dès à présent ces sites, décréter les fusions, programmer les fermetures, redéployer les personnels, concentrer les moyens ? On me rétorquera que c’est bien de cela qu’il est question pour Saclay. Oui, mais les autres ? Combien de temps va-t-on entretenir l’illusion que chaque université, chaque école, ou presque, tirera son épingle du jeu, aura sa part du gâteau ? Combien de temps s’accrochera-t-on à ce mirage, que le radeau de l’aménagement du territoire sauvera de la noyade les sites universitaires naufragés de l’excellence, alors que ce radeau-là flotte sur notre seule mer intérieure, mais sur aucun autre océan du monde ?
Evidemment, nous ne sommes plus, comme jadis, les sujets soumis d’une volonté régalienne de droit divin. Je n’ignore pas qu’une réforme de cette ampleur, exige un certain degré de concertation et d’implication des acteurs. Que l’ampleur des fonds mis en jeu impose la prudence. Que la recherche du consensus, à défaut de produire ce phénomène unanime et illusoire, est un processus obligé. Je sais enfin combien le monde universitaire tient pour suspecte toute forme de dirigisme et qu’on voit souvent midi à la porte de tous les Hôtels de Ville, de Département et de Région. Mais puisque les cibles affichées sont plus ou moins nommées ou, a minima, se laissent deviner par des indices concordants et que, par suite, il ne saurait y avoir d’ambigüité sur le point d’aboutissement des réformes en cours, que penser alors de la démarche qui consiste à demander aux parties prenantes de créer des lieux et des structures transitoires où, au terme de longs débats, elles devront à tout prix se convaincre qu’elles en sont les instruments volontaires ? J’ose le dire : cela m’apparaît d’abord comme du temps perdu, ensuite comme une évasion de leurs responsabilités par des décideurs nationaux, qui devraient les exercer sans faiblir, enfin comme un phénomène finalement assez pervers, où pour imposer une révolution des esprits, on entend que ceux qui en seront les cibles s’en fassent préalablement les apôtres. Cette cruauté ne me semble pas nécessaire.
L’Etat ne saurait se contenter de s’instituer, après l’avoir initié, en observateur et arbitre du processus darwinien où l’on voit, sur le ring national, les universités et les écoles (la plupart publiques !) s’organiser tant bien que mal en clans pour conserver ou conquérir leur place au soleil. Ces universités, ces écoles et ceux qui y travaillent ne ressentiraient-ils pas un certain soulagement si on leur désignait dès à présent les objectifs à atteindre, plutôt que d’en être réduits à les découvrir par tâtonnements et approximations successives ?
- Faut-il s’embarraser de la mutualisation des moyens existants ?
Le mot « mutualisation » est devenu, depuis la mise en place de la RGPP, un élément central du vocabulaire institutionnel. Un de ces mots magiques qui désignent à la fois un moyen et une fin. Il aurait été surprenant que la réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche y échappât et que l’initiative d’excellence, qui en est un des leviers majeurs, fût exempte de références multiples à ce concept.
Personne ne pourrait soutenir sérieusement que, dans un pays qui a trop longtemps pris l’habitude d’empiler ou de juxtaposer des entités sous-critiques chargées plus ou moins des mêmes missions, la recherche de mutualisations ne saurait produire quantité d’effets bénéfiques : économies de moyens et gains d’efficacité, par exemple.
Pour autant, il est à craindre que la mutualisation, un principe opérationnel, donc tactique par nature, ne soit d’ores et déjà érigée en principe stratégique. Qu’elle ne soit passée du domaine des « bonnes idées » à celui des « idéologies douteuses » et que, perversion ultime, elle ne devienne l’objectif principal et masqué des grandes manœuvres en cours. Comment expliquer sinon l’affichage de la mutualisation des moyens existants comme postulat fondateur de certaines des structures qui naîtront des initiatives d’excellence ?
Prenons pour seul exemple le cas des Sociétés d’Accélération de Transfert de Technologie (SATT) dans lesquelles, si j’ai bien compris, les sociétés et organismes de valorisation existants doivent être mutualisés. N’est-on pas, au nom de ce principe, en train de compromettre, dès l’origine, leurs chances de succès ? Car la diversité des structures en jeu, la variété des statuts de personnels, et les inévitables enjeux de pouvoir rendront l’exercice de mutualisation particulièrement difficile. Jusqu’au point peut-être où, devenant l’objet de toutes les préoccupations et consommant une bonne part des énergies, il fera perdre de vue pour longtemps la raison sociale des SATT : le transfert de technologie.
N’aurait-il pas été préférable, pour l’occasion, de créer ex nihilo de nouvelles structures agiles et fortement dotées en capital et en compétences ? De sorte que, par effet d’entraînement, elles auraient peu à peu agrégé celles qui, parmi les structures de valorisation existantes, avaient vocation à rejoindre naturellement le mouvement, tandis que les autres structures auraient vécu leur vie ou seraient mortes de leur belle mort. Qu’aurait-on perdu à choisir ce mode de mise en œuvre des SATT ? Le paysage de la valorisation en aurait été pareillement assaini, sans les laborieux processus digestifs résultant d’une mutualisation décrété ex ante.
Il me semble que ces Paris Mutuels qui inspirent tant d’orientations actuelles, n’ont rien de pascalien côté Pari, ni rien d’urbain côté Mutuel…
- France : tes chercheurs ont besoin d’être aimés et méritent ta confiance
Suis-je naïf ? Je rêverais que ce pays et ceux qui président à ses destinées ne mesurent pas de la sorte leur confiance envers les enseignants, les chercheurs, ceux administrent les établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Pour qui a vécu aux Etats-Unis, le contraste est vraiment saisissant : dans l’imaginaire social français (et par voie de conséquence, dans l’imaginaire politique), les scientifiques et, plus largement, les universitaires (les médecins, économistes et politologues, plus choyés par les médias, font partiellement exception), ne sont pas entièrement considérés comme des personnes sérieuses. Comme s’ils n’étaient pas vraiment adultes, ni doués de talent et d’expérience, ni habités par le sens de l’intérêt national et le souci d’une gestion rigoureuse de l’argent public, au-delà de leur passion pour l’éducation et la recherche, des rêves qu’elle alimente et des satisfactions parfois égoïstes qu’elle procure !
Quelle bonne idée il lui prend pourtant, à ce pays, d’investir massivement sur l’intelligence, le savoir, l’innovation et, osons le mot, sur la science ! Mais quelle drôle d’idée, aussi, que le crédit de ces légitimes largesses ne s’accompagne pas d’un crédit aussi grand envers qui les recevra ! Mais quelle drôle d’idée, encore, de vouloir à tout prix faire du neuf avec de l’ancien…