J’extrais du compte-rendu ému d’une récente audition de projet IdeX (dépêche AEF n°147077) cette question posée par un membre demeuré anonyme du jury de haut niveau : « Quelle est la réaction du monde académique au recrutement de chercheurs payés 300 000 euros et en dehors des grilles ?».
Malheureusement, le compte-rendu nous laisse dans l’ignorance de la réaction des porteurs du projet auditionné. C’est bien dommage. Nos collègues sont-ils restés silencieux ? Se sont-ils contentés d’un sourire gêné ? Ont-ils cru à une boutade et éludé la question ?
Je crains malheureusement que, soumis à la pression de l’exercice, effrayés à la perspective de voir s’évanouir les milliards tant espérés, angoissés à l’idée de rester secs face à un impressionnant jury ou de s’afficher démontés par une question piège, ils ne se soient efforcés d’y répondre avec application et souci de plaire à leurs juges…
Il eût pourtant été plus approprié de relever la question pour souligner son « haut niveau » dans l’ordre du mauvais goût et de la désinformation.
Par cette question en effet, se laisse deviner la vision de l’excellence à laquelle on voudrait nous préparer et qui ressemble fort à celle qui anime désormais les clubs de football. Dans cette vision, les chercheurs excellents, ces vedettes que les grandes universités voudraient tant s’arracher, seraient des espèces de commodités versatiles, disponibles sur un marché spot, où des traders sans état d’âme pourraient « emporter le morceau » en faisant monter les enchères.
Dans cette vision mercantile et sauvage de l’université du futur, il y aurait ainsi deux marchés parallèles, l’un réservé à des marchandises de qualité et animé par des tractations féroces et occultes (« en dehors des grilles »), l’autre, celui des produits de base, aux tarifs explicites et peu spéculatifs, réservé à la piétaille des chercheurs sans réputation consacrée et qu’on peut acquérir à vil prix, ceux-là même auxquels on semble demander leur avis sur « la question à 300 000 euros ».
Je regrette de le dire : il y a dans cette question, rendue publique de manière peut-être malencontreuse, une forme d’injure aux nombreux chercheurs français et même étrangers qui acceptent pour toute rétribution de leur talent la maigre solde républicaine « prévue par les grilles ».
Pourquoi faudrait-il s’alarmer, me dira-t-on, si l’avenir doit être ainsi fait ? C’est que l’exaltation à ce point excessive de motivations vénales et mercenaires dans la détermination des carrières universitaires n’est rien d’autre que la négation des valeurs humanistes et de la passion pour la science qui animent pour l’essentiel la communauté des chercheurs.
En disant cela, je ne cherche nullement à exagérer le désintéressement des chercheurs, qui sont bien comme tout le monde, c’est-à-dire ni des saints, ni des ascètes. Mais nous avons tous présentes à l’esprit les cohortes d’excellents scientifiques et de remarquables pédagogues qui, pour avoir une vie décente, se meuvent à rythme lent dans la frugalité et la modestie des « grilles » et, Dieu merci, ceux-là forment encore et pour longtemps une majorité. Si j’étais un étudiant, assoiffé de valeurs et d’exemplarité, je préférerais nettement avoir affaire à de tels maîtres et mentors, plutôt qu’aux vedettes tarifées à 300 000 euros.
Incidemment, je relève la présence, dans le jury, de deux éminents collègues universitaires expatriés. Parfait. Il ne me viendrait pas à l’idée de leur reprocher leur parcours international, bien au contraire. Mais pourquoi vient-il à la leur de porter un avis sur les moyens propices à attirer ou retenir de la matière grise de qualité dans la communauté scientifique française ? Serait-ce que ces collègues, pour peu que la France y mette enfin le prix, consentiraient à revenir dans son giron ? Je n’ose croire que leur motivation soit ainsi construite et m’étonne donc qu’ils n’aient pas, à cette question à 300 000 euros, opposé l’argument irrécusable de leur propre expérience…
Enfin cette question traduit non seulement une méconnaissance de la réalité des esprits, mais une méconnaissance encore plus grande de la réalité du marché. En tant que contribuable, je suis soucieux que l’argent du grand emprunt ne soit pas gaspillé à acheter des marchandises à un prix très au dessus du marché…
Or, voici quelques éléments sur les rémunérations des personnels académiques dans de grandes universités américaines :
Selon les données de l’AAUP (American Association of University Professors), le salaire annuel moyen des « full-time faculty » américains (enseignants-chercheurs confirmés) était en 2009 de 79100 $ (professors : 108750, assistant professors : 76650 , associate professors : 63800).
La même AAUP précise le niveau des salaires maximaux de professeurs aux USA, qui rétribuent typiquement les grands professeurs de law schools et business schools, ou relevant de la catégorie Nobel ou nobélisable :
– Harvard : 192000 $
– Stanford : 181000 $
– Columbia : 179800 $
D’autres données sur des salaires maximaux, cette fois pour l’année 2010, selon une autre source portant sur la catégorie « ingénierie » :
– Caltech : 143000 $
– MIT : 141000 $
– Stanford : 120000 $
– Cornell : 104000$
A ces salaires, il faudrait ajouter les « benefits » que les universités peuvent aussi verser sous forme de cotisations à des régimes santé, d’avantages en nature ou de frais de scolarité réduits pour les dépendants. Je n’ai pas de données précises à ce niveau, mais je doute que ces rémunérations annexes affectent les salaires d’un facteur deux. Enfin, il ne faut pas oublier les rémunérations accessoires sous forme de consulting ou autres, mais cette composante n’entre pas dans le périmètre salarial et l’université n’a pas au fond à en connaître.
Au bout du compte, et le cours du dollar étant ce qu’il est, les salaires mentionnés ci-dessus sont un facteur deux, voire trois, voire même quatre, en dessous de la barre des 300 000 euros. Les niveaux salariaux relevant des grilles françaises, pour être inférieurs à ceux offerts dans les grandes universités américaines n’en sont pas pour autant ridicules. Ceci, ajouté aux innombrables avantages sociaux et éducatifs offerts par le pays, nous autorise d’ores et déjà une certaine attractivité.
Le reste du chemin entre la rétribution républicaine et le « prix du marché mondial » est parcouru par ces facteurs immatériels qui permettent à l’individu de se déterminer et d’orienter ses choix. Quelque soit le niveau d’excellence auquel voudront prétendre nos universités, j’espère, n’en déplaise à tous les « jurys de haut niveau », que ces facteurs ne trouveront jamais de traduction salariale. Et qu’il restera, dans ce monde, des fins qui ne trouvent aucune justification en termes de moyen.
Merci pour ce billet très intéressant, et pour les informations liées aux salaires qui ne sont pas souvent mentionnées dans les articles traitant de ces thématiques. Je me permettrai d’ajouter deux choses :
1°) Il ne faut pas oublier non plus que, dans une grande majorité, des chercheurs dits « exceptionnels » (selon les critères d’un système dont les modalités d’évaluation sont de plus en plus dévoyés – voir ce qui peut passer dans des revues académiques de très haut niveau et qui ont une portée plus que limitée, mais qui passe parce qu’il s’agit de tel ou tel chercheur – vive les processus de révision en double-aveugle…) sont de bien piètres pédagogues. L’évolution actuelle, en outre, fait que nombre de chercheurs se désintéressent de l’enseignement, vécu comme une charge, ce qui fait que l’on arrive à des modèles économiques totalement aberrants, dans lesquels on paie une fortune des gens dont « l’utilité sociale » du travail reste somme toute limitée par rapport à un excellent enseignant qui va transmettre son savoir et une capacité d’apprentissage à des générations d’étudiants… Modèle délirant et qui ne peut que courir à sa perte (l’analogie avec le foot est on ne peut plus pertinent à cet égard…)
2°) Un facteur de motivation supplémentaire en France pourrait être de laisser un peu plus de liberté aux chercheurs qui sont en université –> j’entends par là, plus de liberté de compléter leurs revenus par rapport à « la grille », en pratiquant du consulting plus librement, etc. Or, certaines règles de limitation de cumul, dans notre pays, ne nous permettent pas, de mon point de vue, d’être suffisamment compétitifs sur un plan salarial par rapport aux montants que peuvent toucher des chercheurs dans d’autres pays.
Je ne sais de quel projet IDEX il s’agit, mais j’en connais un qui prévoit cette pratique. Pour ce qui est de la réaction du monde académique, elle ne s’est pas fait attendre:
http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=2733&id_rubrique=749
http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=2770&id_rubrique=749
Je doute cependant que les porteurs du projet aient relayé ce point de vue.
Ces salaires donnes par la AAUP sont etonnants, surtout pour les professeurs de haut calibre.
Je fais un doctorat en economie agricole a l’Universite de Maryland (grande universite PUBLIQUE, pres de Washington, DC) et le prof « star » de mon departement gagne 212,000 US par an (c’est publique, on peut le consulter en ligne). Le 2eme gagne 202,000. Puis suivent des salaires de 180K puis 175K, 150K, etc… la mediane doit etre aux alentours de 145K. Deux jeunes nouveaux professeurs (qui viennent juste de decrocher leur diplome de doctorat a Cornell et Maryland) gagnent 100K par an. Ils ont peut etre la treintaine. Le departement d’economie a des salaires plus eleves… jusqu’a 250K pour le professeur « star ». L’universite ne figure meme pas dans le TOP 10 en economie aux Etats Unis. Les Professeurs des ecoles privees gagnent plus que ceci.
Bonjour. Il faut faire attention aux sources, je vous invite par exemple à regarder ceci pour trouver des salaires > 1000000 USD. Ceci est juste un exemple parmi d’autres.
http://www.texastribune.org/library/data/government-employee-salaries/
La différence avec le football, c’est que dans le football, une équipe, même avec Zidane et Messi, peut perdre. Alors que là, avec Zidane et Messi, elle gagne par décision du jury avant que le match ait lieu.
Et si on ne donnait le grand emprunt qu’une fois que des résultats nouveaux aient été montrés ? Et si le déroulement du grand emprunt était évalué de façon transparente, et les promesses comparées aux résultats ?