L’abus d’excellence peut nuire à la santé

Quelle est votre réaction face à cette tendance qui consiste à assortir le commerce légal de substances addictives ou nuisibles de messages modérateurs à usage sanitaire ou moral ?

Je veux parler, par exemple, du désormais célèbre « fumer tue« , cet avertissement lapidaire joint à la délivrance ordinaire de tabac, sous le regard neutre du fisc et au désespoir du corps médical. Ou encore à cette mention, au bas de somptueuses affiches vantant les vertus mâles d’alcools divers et variés : « à consommer avec modération« … Ou enfin à ces sentences en forme de postludes pudiques sur fond noir ou blanc, couleurs de deuil ou d’hopital, qui concluent invariablement des clips télévisuels enjoués où s’étalent barres chocolatées, frites surgelées ou plats cuisinés : « pour votre santé, faites du sport » ou « consommez cinq fruits et légumes par jour » ?

La plupart du temps, nous gobons machinalement ces messages, avec cette résignation du passant envers l’ordre immuable des choses. Confrontés à la promotion généralisée des antidotes dans une société qui a renoncé à éradiquer les poisons, nous nous réfugions tous dans un mutisme réprobateur, forme moderne de l’art de Mithridate. Oh, bien sûr ! Nous éprouvons tous un certain malaise, nous concevons tous un peu de mépris pour ces stratégies de vente non assumées, et par ceux qui les déploient et par ceux qui les réglementent, ce mélange de cynisme et de fausse culpabilité qui accompagne le geste ou l’intention inavouable qu’on ne peut réprimer…

Mais il faut hélas se rendre à l’évidence. Dans une organisation sociale livrée aux forces supérieures de la concurrence et du profit, la différence entre l’ordre et le chaos tient à très peu de chose. Et chacun sait que le consentement des consommateurs est très versatile, qu’un rien peut le faire basculer : un scrupule, une rumeur et voilà les ventes qui s’effondrent. Aussi, l’administration continue de relaxants est-elle le corollaire quasi obligé des messages promotionnels à haute dose. Elle est un mal nécessaire.

Or voici que depuis des mois le monde universitaire se trouve soumis à une campagne généralisée et de très grande ampleur autour de la promotion d’une commodité nouvelle : l’excellence. Tous les ingrédients habituels du marketing sont à l’oeuvre dans le déploiement du « programme d’investissements d’avenir ». Il s’est agi avant tout d’allécher les « cibles » que nous sommes : budgets mirifiques, promesses de renommée et de séduction.

Mais, une campagne de promotion serait incomplète si elle n’en venait pas aussi à susciter juste ce qu’il faut d’angoisse. Si elle n’avait pas pour objet d’atteindre les indifférents qui ne souhaitent pas a priori consommer, mais se prennent peu à peu à douter, au spectacle des consommations effrenées et béates alentour et en viennent à redouter d’être les laissés pour compte de l’affaire. Et si elle n’exploitait pas jusqu’à cette forme jalouse de la boulimie qui pousse à s’accaparer un bien dont on n’a pas vraiment besoin au motif que d’autres peuvent s’en approprier davantage avant nous. C’est précisément à ce moment-là que le marché s’enflamme.

Prenez la peine d’observer les comportements qui se développent autour du programme « investissements d’avenir » et des appels à projets qui en découlent. Beaucoup empruntent aux mécanismes de marché et de marketing que je viens de décrire. Une offre a été définie et une demande a été développée pratiquement ex nihilo au moyen d’un argumentaire particulièrement bien ficelé. Fort bien.

Laissons de côté la question de savoir si l’excellence est une commodité pertinente dans un monde où par ailleurs nous protestons de notre volonté à universaliser des valeurs pacifiques et égalitaires. Ne nous interrogeons pas davantage sur les ressorts de ce nouveau « marché », à savoir s’il est bien construit sur le libre consentement des parties prenantes. Car, dans l’éventualité même où il ne le serait pas, quel mal y aurait-il, au fond, à diffuser une commodité utile en forçant un peu la main des clients ? Prenons donc pour acquis que le produit est bon et que ses promoteurs sont sages et animés du seul souci de l’intérêt commun. Ce n’est pas cette question qui m’intéresse aujourd’hui, mais plutôt de savoir si le moment ne serait pas venu d’avoir recours aux mentions prophylactiques évoquées au début de ce billet en filigrane du programme « investissements d’avenir ».

Que la ruée vers l’excellence nous expose à des risques sanitaires me semble en effet assez clair. Je ne parle même pas de ces pathologies pratiquement irréversibles comme l’aveuglement et le délire monomaniaque. Je veux évoquer plutôt les dommages collatéraux de la mise sur le marché de cette nouvelle (et désirable) denrée et des mécanismes de transaction qui se mettent en place pour organiser l’échange. D’ores et déjà, j’observe autour de moi des symptômes préoccupants.

La fatigue tout d’abord, résultat des rythmes infernaux ou décalés. L’excellence est mise en vente à des heures étranges et saccadées, avec de courts préavis qui provoquent précipitation et frénésie. Il faut y courir sus toutes affaires cessantes. Les nuits sont sacrifiées, les vacances sont immolées sur l’autel d’un marché spot et à flux tendu. Quelqu’un me disait récemment, en forme de boutade, que le meilleur service à rendre aujourd’hui à l’enseignement supérieur et à la recherche serait d’y décréter d’autorité deux semaines de vacances. Façon d’instaurer une pause universelle qui permettrait à tous de déposer les armes et aux blessés de récupérer.

Et que dire du stress qui se généralise, renforcé par le contexte ambiant de notre société contemporaine, l’irruption concomitante de toute une batterie de contrôles, d’audits et de contraintes sur les ressources qui mobilisent et dilapident les énergies de tout un chacun sur une multitude de fronts ? Et de cette conversion étrange de chercheurs qui devraient avant tout s’efforcer de publier et d’enseigner, à de basses oeuvres de lobbying et à la pratique du délit d’initié ? Et de cette envie de bien faire à tout prix qui affadit tout ce qu’il y a de spontané dans le langage et les convictions pour les contraindre aux figures imposées et à la précision des éléments de langage dans l’espoir d’emporter la faveur du jury ? Et n’est-elle pas aussi le symptôme d’un métabolisme malsain, cette tentation permanente de neutraliser ceux qui hier encore étaient d’éminents collègues mais se trouvent aujourd’hui être des concurrents ? Et cette dépression qui suit l’échec aussi bien que le succès ?

Sans même évoquer ces effets organiques ou psychiques, observons les possibles dommages sur la qualité de vie et le bien-être au travail d’enseignants-chercheurs et de directeurs d’établissements. Ces temps-ci, les voilà contraints à participer à d’infinies réunions de bureaux, de groupes de travail, d’ateliers, locaux, régionaux et nationaux. Ils en viennent à déserter leur laboratoire ou la scène internationale, outils pourtant autrement moins aléatoires que la réussite à un appel d’offres pour étoffer leur visibilité et accroître leur renommée.

N’oublions pas aussi les troubles systémiques qui peuvent nous guetter. Les écosystèmes de l’enseignement supérieur sont invités à déserter les niches séculaires et nourricières où certains ont prospéré et à se mettre en mouvement vers d’improbables horizons mondiaux. Plus d’un,  dans cette migration exaltante, se livreront à la férocité des prédateurs. Ceux qui choisiront de rester à l’abri de leurs habitats traditionnels devront rester vigilants face aux tentations invasives de nouveaux organismes, porteurs de curieux noms en EX…

Convenez que quelques messages de précaution, destinés à prévenir les excès de l’excellence ne seraient pas de trop… Car si nous laissons les troubles s’installer, il ne restera plus qu’à distiller certains messages palliatifs dont l’usage se répand de plus en plus : « nous vous remercions de votre compréhension« .

Article du on samedi, juin 4th, 2011 at 16:06 dans la rubrique Enseignement supérieur. Pour suivre les flux RSS de cet article : RSS 2.0 feed. Vous pouvez laisser un commentaire , ou un trackback sur votre propre site.

4 commentaires “L’abus d’excellence peut nuire à la santé”

  1. Rachel dit:

    Oh Monsieur Jamet, ne vous inquiétez pas. On s’occupe de tout, même du service après vente : http://rachelgliese.wordpress.com/2011/06/01/comment-traiter-les-traumatismes-post-bidulex/

    J’en profite pour vous dire que j’aime beaucoup vous lire.

  2. Dubois dit:

    Merci, Philippe, pour cette chronique remarquable.
    Je la signale sur mon blog
    http://blog.educpros.fr/pierredubois/2011/06/06/campus-pia-je-tembrouille-1/
    Bien cordialement

  3. xtal dit:

    Et maintenant que les « excellents » sont connus. Que faire de tous les nuls ?

  4. Gildas L., sociologue, MCF dit:

    Si seulement nous avions la possibilité et les moyens, en bons sociologues « objectivistes », de dénombrer précisément les heures de travail cumulées de l’ensemble des chercheurs et enseignants-chercheurs qui se sont dépensés sans compter pour tenter d’obtenir un label IDEX ou LABEX (etc.), on prendrait instantanément la mesure d’un incroyable gaspillage d’argent public au regard du nombre de collègue ayant finalement oeuvré en vain. (Et je ne parle pas du temps, certes plus court, que je suis aussi en train de gaspiller, comme d’autres, en déplorant les nouvelles orientations de l’organisation de la recherche !)
    Les sportifs de haut niveau sont résolument moins idiots que nombre de nos collègues qui sont entrés en compétition pour l’excellence. Ils savent en effet dès le départ qu’il y aura seulement trois médailles (or, argent, bronze) pour chaque épreuve des Jeux olympiques et que la propriété cardinale de toute compétition est de toujours désigner beaucoup plus de perdants que de vainqueurs. Il savent également (certes, plus ou moins) que le temps passé à se consacrer à la compétition est un temps intense et exclusif qui contraint à ne rien faire d’autre en termes d’activités sociales et professionnelles. Dans notre univers, c’est aussi la même chose : à se placer en compétition contre les autres, on déserte nécessairement ses activités ordinaires de chercheur. De plus, quand ils ont perdu, les sportifs ne s’autorisent généralement pas à pleurer sur leur défaite en reprochant après coup les termes du règlement de la compétition. Contrairement à nombre de nos perdants universitaires, ils acceptent les règles du jeu dès l’engagement et s’y tiennent même dans l’échec ! En dernier lieu quand les sportifs accumulent les échecs, ce sont toujours les entraîneurs qui se font « virer » (phénomène dit « valse des entraîneurs »). Les intéressés le savent très bien également et l’organisation de leur existence de « coach » en tient compte… Bref, à mon goût, il importerait que ceux qui se sont improvisé entraîneurs scientifiques de haut niveau en se faisant « porteurs de projets » soient « débarqués » sur le champ pour « manque de résultats » !

    Pour finir je m’autoriserai à paraphraser grossièrement Max Weber en remplaçant « profit » par « excellence » :
    « Dans la sphère où elle ne connaît plus aucune entrave, l’aspiration à l’excellence, affranchie de sa signification éthique et morale, tend aujourd’hui à s’associer aux passions de pure compétition, et il n’est pas rare qu’elles lui confèrent un caractère proprement sportif » !

    On en est bien là, non ?

    La cour des comptes portera peut-être un jour un regard estimatif sur le montant en euros du gaspillage considérable de temps travail en la matière. Quand on « monte » un projet (sans doute comme on « montait » au front en 14-18)on ne fait jamais vraiment le métier pour lequel l’argent du contribuable est mobilisé en matière de « recherche publique ». Et, en tant que « citoyen », cela me semble condamnable ou à tout le moins détestable !!!

    G.L., ex-excellent désormais loser volontaire (et ex-sportif de haut niveau)

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