Avec Michel Demange, prématurément disparu dans la nuit du 30 au 31 juillet, c’est un grand naturaliste qui disparaît et ce sont les sciences naturelles qui sont en deuil, ces sciences qu’il a aimé avec passion et sous toutes leurs formes.
Michel Demange était avant tout un très grand géologue, un géochimiste de haute volée et un exceptionnel pédagogue. S’initier à la géologie avec lui, c’était apprendre à regarder les pierres autrement, ou plus exactement à ne jamais laisser de côté un caillou. Car les cailloux, il savait les faire parler, certains diront : au-delà ce qu’ils pouvaient dire. Sa pratique, des décennies durant, de terrains ingrats et peu loquaces, où les affleurements étaient souvent de mauvaise qualité, avait aiguisé chez lui une intuition et une inspiration très profondes. Peu de structures complexes résistaient à ses investigations. Il les parcourait en tous sens et par tous les temps, les observait de près et de loin et finissait par en percer les mystères.
Un stage dans le Massif de l’Agly à l’été 1982 m’avait fait apprécier les méthodes et les raisonnements de Michel Demange, ce don qu’il avait d‘épuiser la moindre information de terrain, de construire des hypothèses et de replacer une observation locale, minéral, roche ou lame mince, dans une perspective paléogéographique. Et tout naturellement, je me suis tourné vers lui pour mon sujet de fin d’études à l’Ecole des Mines de Paris, le tracé d’un tronçon de la faille de Mazamet dans des schistes métamorphiques non datés et peu différenciés (schistes X) entre Somail et Pic de Nore. Ma rencontre personnelle avec Michel Demange fut affaire d’admiration et de séduction, ce mélange subtil qui souvent nous saisit face à une intelligence supérieure et avide de se partager.
Michel Demange aimait à répéter cette citation de Pierre Laffitte : « la géologie est ce qui prépare le mieux aux métiers de la banque« . L’actualité d’aujourd’hui montre en effet combien « la Banque » aurait eu grand intérêt à recruter des géologues formés à l’école de Michel Demange. Avec lui, on apprenait en effet à ne laisser passer aucune donnée, à construire des scénarios, à questionner ses hypothèses, à les appliquer avec prudence et à ne jamais s’enfermer dans les idéologies et les systèmes, ce piège fatal auquel succombent trop de géologues et encore plus d’experts de la finance. Avec lui, la géologie devenait un des arts de l’ingénieur, un domaine où exercer « l’intelligence des situations ».
Mais Michel n’était pas uniquement l’expert du monde minéral. Une journée de terrain avec lui comportait autant de botanique et d’entomologie que de géologie. La flore Bonnier n’était jamais très loin dans le sac à dos et sa mémoire était rarement mise en défaut face à une plante curieuse. On finissait par aimer passionnément ces balades dans la nature avec une encyclopédie ambulante… Michel Demange c’était aussi le collectionneur infatigable, d’orchidées (en photo seulement !) et de papillons, dont les boîtes, soigneusement rangées, tapissaient les murs d’une pièce de son appartement transformée en « lépidoptèrothèque ».
Alors oui, Michel Demange était parfois un peu bourru et catégorique, ce qui lui valait quelques adversaires farouches dans la profession. La géologie selon Michel, c’était un peu « marche ou crève » et peu de talents trouvaient grâce à ses yeux. Il n’était point docile, ni envers l’académie, ni envers l’autorité, ce qui, souvent, nuit à une carrière. Mais moi, je l’aimais comme cela : authentique, intransigeant. Pas du tout diplomate, mais assurément sensible. Un grand enfant curieux et gourmand.
A l’automne dernier, j’étais allé passer une journée avec lui, dans cet appartement de Ménilmontant d’où l’on voyait tout Paris et dont il sortait désormais peu, déjà atteint par la maladie qui devait l’emporter. Nous avions parlé de ses derniers travaux sur la Montagne Noire, de ses projets de livres. Nous avions passé des heures à admirer ses papillons et avant de partir, il m’avait joué un morceau de Brahms au piano.
C’était le Michel Demange de toujours, celui que nous aimions et qui va nous manquer. Il nous laisse beaucoup trop tôt, dernière marque de son impatience à contempler la nature et à en connaître les secrets. Ceux qui resteront toujours inaccessibles aux géologues d’ici-bas.
Tout comme Philippe Jamet, j’ai été initié à la cartographie géologique par Michel Demange, mais j’ai en plus eu la chance qu’il m’invite à participer à ses propres travaux en Montagne Noire, sur la feuille Lacaune, pour me perfectionner avant de démarrer ma thèse. Et c’est là, sur des terrains nouveaux pour lui et qu’il découvrait avec moi, que Michel était le plus impressionnant, illustrant à merveille les propos de Philippe: l’accumulation des observations permettait de raffiner le modèle structural en cours ou, tout aussi souvent, le modèle finissait au rebut. Pas d’a priori, et une constante remise en cause, jusqu’à une synthèse finale (jusqu’au prochain revirement). Peut-être que le petit affleurement au milieu du champ défendu par un bélier teigneux que d’un tacite accord nous avions baptisé Romuald (la culture encyclopédique de Michel ne se limitait pas aux sciences!) aurait changé le modèle… c’est un des rares cas où je l’ai vu renoncer à une observation.
Et puis, plus tard, il m’a appris à guider les « optionnaires Géol » dans les stages de terrain en Montagne Noire et dans le massif de l’Agly. Au cours du dernier de ces stages en commun, lors d’une des dernières coupes faites ensemble, au milieu d’un affleurement particulièrement indéchiffrable, il avise un petit bout de roche noire en commentant « Tiens, elle est bizarre cette roche ». J’en ai pris un morceau. Son flair ne l’avait pas trompé, il s’agit probablement d’un nouveau pôle de la série des amphiboles, et en tirant le fil qu’il m’a tendu, j’ai depuis détricoté un vaste système métasomatique à l’extension plurikilométrique. Cela aurait pu faire son dernier article scientifique; la maladie a été trop rapide.
Salut, Michel.
Philippe Jamet et Louis Raimbault offrent là un portrait bien attachant de Michel Demange. Mon modeste point de vue sera celui du bibliothécaire chargé de retenir l’information avant qu’elle ne s’échappe de ses papiers tel un papillon. Ou plutôt telle une nuée de papillons, car Michel déposait beaucoup de documents, et dès qu’il venait à en ouvrir un pour le commenter, ça fusait dans tous les sens naturalistes. L’entendre parler de la réalisation des minutes de ses cartes était un vrai voyage à bon compte, agrémenté de l’odeur de sa pipe, de ses réparties souvent fleuries, et de souvenirs très minutieux consignés dans ses carnets de terrain…Merci et adieu, Michel.
Michel Demange a participé de nombreuses années aux stages de terrain de l’option géologie de l’ENSM-SE. Cette collaboration avait été initiée par Michel Fonteilles dans l’Agly et elle s’est poursuivie sur les nappes du flanc Sud de la Montagne Noire avec Michel Perrin, alors directeurs successifs du laboratoire de géologie de Saint-Etienne. D’automne en automne, nous le retrouvions pour quelques semaines sur les pentes du mont Peyroux, pour une école de cartographie entre Ordovicien et Viséen, dans un cadre géologique d’une très grande valeur pédagogique.
Je souscris à la description qu’en donne Philippe Jamet. Certes, Michel Demange n’était pas quelqu’un de « facile », mais il était aussi un enseignant et géologue très incisif. Il y avait d’abord chez lui un réel plaisir de l’observation, qu’il cherchait toujours à partager. Ensuite, les faits observés déclenchaient son esprit fécond, qui s’en saisissait très tôt pour les décrypter en une suite intelligible. Il pouvait parfois être déroutant pour les élèves qui nous accompagnaient dans quelque géotraverse aux « plis en marguerites » qui le ravissaient, tant la multitude des observations semblait vouloir s’inscrire en un schéma complexe mais bien sûr évident, décrit avec l’enthousiasme qui le caractérisait. Comme le souligne aussi Philippe Jamet, une grande qualité de Michel Demange était d’être capable, après un travail de collecte acharné, malgré tant de certitude affichée hier, de détruire demain ce modèle qui nous semblait lui avoir été si cher et d’en chercher un autre, à cause d’un nouvel affleurement croisé, d’un échantillon collecté, d’une texture de lame mince, d’un cristal d’une espèce cardinale, une amphibole peut-être ou un disthène sans doute, qui avaient parlé. Michel Demange a toujours cherché à donner raison aux cailloux et ses contributions aux cartes géologiques au 1/50000° sont remarquables de fiabilité, contribution indémodable à la connaissance de notre sous-sol.
Là où vous êtes, Mr Demange, rien ne m’autorise à dire si la flore Bonnier vous sera utile ou pas, ni si vos compétences dans le domaine des espèces ailées pourra être mise a profit, j’espère seulement que contrairement à ce que l’on nous promet souvent, la Vérité ne vous sera pas imposée, car l’absence de jeu de l’esprit risquerait de vous ennuyer éternellement.