Pour en finir avec l’étalon-heure : du face à face à l’ECTS

Bonjour à tous et meilleurs vœux pour 2016 !

Ce billet est un plaidoyer pour inviter à la réflexion sur l’abandon de l’heure de face à face comme métrique universelle de l’enseignement supérieur en management, et un appel à refonder le système autour des crédits ECTS. Avis à mes collègues de la Société Française de Management et à la FNEGE qui pourraient ainsi renouveler les sujets de leurs prochaines réunions !

L’heure de face à face représente l’alpha et l’oméga de l’économie de l’enseignement supérieur au management – tant en Grandes Écoles que dans les IAE. Depuis les années 70s et l’accès du plus grand nombre à l’université, de nombreux diplômes ont été créés. C’est sur la base du nombre d’heures de face à face dans ces diplômes que les universités ont été dotées par l’état de postes budgétaires, et les facultés ont été gérées selon l’étalon-heure : 1 poste  = 192h de face à face en travaux dirigés ou 1 poste = 124h de face à face en cours magistral. Dans les Grandes Écoles, selon leurs profils, les enseignants chercheurs ont enseigné entre 90 et 360 heures de face à face, de facto l’unique indicateur de mesure de leur activité pédagogique.

Ce paradigme fonctionna remarquablement pendant 30 ans, jusqu’à la fin des années 90s, pour une raison élémentaire : il n’y avait pas moyen d’enseigner autrement qu’en face à face ! Deux chocs successifs sont venus remettre en cause l’étalon-heure.

Au début des années 2000, les technologies de l’information donnent un 1er coup de semonce : il devient possible d’enseigner via d’autres modalités que le face à face. Les MOOC proliférent ; des acteurs géants entrent sur le marché en délivrant des diplômes totalement en ligne ; les modalités pédagogiques dites ‘blended (combinant face à face traditionnel et activités sans face à face) se développent, à coté du tutorat, du coaching, de l’accompagnement, etc.

Depuis Kuhn et Lakatos, on sait que les paradigmes ne meurent jamais vraiment. Ils se défendent en se rafistolant de rustines jusqu’à ce que, totalement dégénérés, ils soient abandonnés au profit de nouveaux modèles. Le paradigme de l’Étalon-Heure de Face à Face, ainsi attaqué, a essayé de se sauver en se lestant de multiples rustines ad-hoc créées pour intégrer les nouvelles pratiques pédagogiques :

  1. La rustine équivalence : par exemple, les heures de sélection ou de recrutement d’étudiants, les heures de tutorat et de suivi individuel ou en petits groupes, ont été rendues ‘équivalentes’ aux heures de face à face dans des ratios ‘variables’ ;
  2. La rustine décharge : les enseignants-chercheurs ont été ‘déchargés’ d’heures de face à face lorsqu’ils réalisent des activités qui ne sont pas du face à face. Il faut bien inciter au développement de MOOC ou de cours on-line, qui par définition incluent peu de face à face…
  3. La rustine prime : parfois, les heures de corrections de copie, les heures d’entretien de sélection d’étudiants, la production de MOOC et d’autres activités relatives à la pédagogie [on ne parle pas ici de recherche] sont payées en sus.

Lesté de ces rustines, notre étalon-heure a résisté un temps, jusqu’à l’arrivée d’un second choc, 10 ans plus tard : l’unbundling (Unbundling-Versus-Designing-Faculty-Roles). Par la décomposition des tâches et la division du travail des enseignants qu’il inscrit dans les pratiques (voir ma chronique précédente), l’unbundling contribue à créer de nouveaux métiers (instructeurs on-line ; spécialistes de l’innovation pédagogique et de l’action-learning, etc.). De nouveau, l’étalon-heure s’est protégé, avec la rustine ‘autres activités’. En parallèle des heures de face à face, dont l’importance relative décline à Vitesse grand V à la fois dans l’agenda des enseignants chercheurs et dans la vie des grandes écoles et des universités, de nouvelles typologies d’activités ont été inventées, qu’il convient de graduer et de suivre : activités de coordination de programme, de responsabilité pédagogique, etc.

Bref, 40 ans plus tard, le paradigme de l’étalon-heure a accouché de dispositifs de suivi des activités pédagogique incroyablement complexes donc coûteux, qui pénalisent les initiatives pédagogiques innovantes (puisque les heures hors face à face ne comptent pas), et qui génèrent une insatisfaction profonde – voire un fort sentiment d’injustice – chez de nombreux enseignants eux-mêmes… car chacun sait que toute heure de face à face ne se vaut pas.

Par analogie, dans une première vague, les technologies de l’information ont sapé l’étalon heure comme la Première Guerre Mondiale et la Grande Dépression de 1929 ont sapé l’étalon-or. Et dans une seconde vague, l’unbundling a sapé l’étalon heure comme l’hyper-inflation des années 30s et la seconde Guerre Mondiale ont définitivement réglé son compte à l’étalon-or et conduit à Bretton Woods. A Bretton Woods, les représentants des États ont institué un Gold-Exchange Standard fondé sur une monnaie, le dollar américain, et ont créé le FMI et d’autres institutions. C’est ce nouveau système qui servit de cadre aux Trente Glorieuses, cette période qui, de 1945 à 1974, vit le décollage économique du monde occidental. Et nous, que pourrions-nous faire pour refonder le système ?

Sur la base de quel étalon pourrions-nous refonder le système de pilotage des activités pédagogiques dans l’enseignement supérieur en management ? Partons simplement de ce que font les universités et Grandes Écoles. Aujourd’hui, celles-ci forment, éduquent, développent des compétences. Elles guident, inspirent, accompagnent bienveillamment. En corollaire, elles délivrent des crédits ECTS. Pour rappel, l’Union Européenne a inventé l’European Credits Transfer System (ECTS) en 1988. Depuis 1999, l’ECTS est l’un des premiers outils du processus de Bologne. En France, un an d’études est représenté par 60 crédits, et un crédit correspond à un volume de travail étudiant d’environ 25 à 30 heures. Ces crédits ECTS regroupent dans des proportions variables de nombreuses d’activités : de l’ingénierie pédagogique, des cours en face à face, des cours on-line, de la production de contenus dans divers formats, de l’accompagnement, de la conception de quizz, des corrections, etc.

Et si on réalignait l’activité des institutions et des enseignants, et la métrique pour suivre ces activités ? Et si on imaginait que le contrat d’un enseignant ne soit plus défini par un nombre d’heures de face à face complété d’un ensemble de rustines complexes, mais par un nombre de crédits ECTS à délivrer ?

Alors oui, c’est disruptif ! C’est disruptif car l’étalon-ECTS remet en cause (au moins) deux postulats : l’égalité des heures de face à face (or chacun sait ou se doute que toute heure de face à face ne se vaut pas). Et la réductibilité de l’activité pédagogique au face à face. Et comme tout système métrique, l’étalon-ECTS est performatif : il encourage explicitement à simplifier les offres de cours et les maquettes pédagogiques ; et à innover en termes pédagogiques.

Nous sommes quelques uns à initier des travaux sur ce sujet, évidemment complexe. Que ceux qui s’y intéressent se réunissent et partagent les fruits de leur réflexion !

Bonne lecture,

Philippe MONIN

 

 

Recherche et Big Data : où l’on voit Cro-Magnon venir bousculer les habitudes de Néandertal

Bonjour à tous,

Dans mon post précédent, j’évoquais l’éclatement du modèle standard de l’enseignant-chercheur tout-terrain et l’émergence de spécialistes de toutes sortes. J’examine aujourd’hui une première espèce qui va rapidement peupler notre écosystème et bousculer l’enseignant-chercheur tout-terrain: le chercheur 3.0. Ce chercheur 3.0 va prospérer dans l’ère digitale grâce aux data et aux ressources technologiques de la machine : computing science, intelligence artificielle et analytics. Véritable Cro-Magnon, le chercheur 3.0 risque de rendre la vie dure au chercheur néandertalien d’aujourd’hui.

En schématisant, depuis quarante ans, les enseignants-chercheurs qui étudient les comportements des individus dans les organisations partagent peu ou prou les mêmes habitudes. Ils collectent leurs données empiriques par le biais de questionnaires &/ou d’outils psychométriques. Dans le meilleur des cas, ils les collectent auprès d’acteurs en situation de consommation ou de travail dans leur organisation. Mais il est souvent compliqué d’obtenir leur participation. En conséquence, les échantillons recueillis  représentent le plus souvent quelques centaines, au mieux quelques milliers de répondants. C’est sur la base de ces données que les théories se développent. Le chercheur néandertalien est peu partageur : il ne divulgue pas ses données (c’est son trésor, des fois qu’on lui pique !). Cela ne facilite pas la réplication, et quelques scandales retentissants sur des données ‘fabriquées’  contribuent à instiller le doute sur la qualité générale des données collectées. Cela étant dit, dans son écosystème 2.0, Néandertal a fait le job et la science a progressé.

Mais il est menacé. Ces dernières semaines, une série de lectures et une visite m’ont définitivement convaincu que l’hégémonie de Néandertal touchait à sa fin.

Une série de lectures. En début d’année, Michal Kosinski, chercheur en comportement organisationnel à Stanford, publiait dans la célèbre revue PNAS un article intitulé  Computer-based personality judgments are more accurate than those made by humans. Il en publiait un second en septembre 2015 dans American Psychologist, intitulé : Facebook as a Research Tool for the Social Sciences: Opportunities, Challenges, Ethical Considerations, and Practical Guidelines. Enfin, début octobre, il publiait un super post intitulé : Will Facebook Replace Traditional Research Methods? Social media offers researchers a window into the human experience

A la question « les scientifiques étudiant la condition et les comportements humains remplaceront-ils les enquêtes et les tests psychologiques traditionnels par Facebook ? », il répond que les jugements relatifs à la personnalité basés sur la computation informationnelle des machines sont plus précis que ceux réalisés par l’homme. Dans son article publié dans PNAS, il compare la précision des jugements de personnalité réalisés par l’homme et par la machine sur 86 220 volontaires. Les prédictions faites par la machine sur la base des traces digitales les plus génériques que l’on puisse trouver : les ‘likes’ sur Facebook, sont plus précises que celles faites par les amis / collègues / époux(ses) / parents des participants qui ont rempli un questionnaire de personnalité d’une centaine de questions. C’est notamment le cas des prédictions touchant à la vie des individus comme la consommation de substances, les attitudes politiques ou la santé physique. Assez « flippant », je le concède… Et il va plus loin.

Non seulement la machine est plus précise que l’homme dans l’analyse et la prédiction, mais en plus les données de Facebook sont de meilleure qualité que celles habituellement collectées par Neandertal 2.0.

Pourquoi Facebook offre-t-il une meilleure base empirique ? (1) Il y a plus de données sur Facebook. (2) On y trouve plus de données ‘personnelles’, ‘intimes’, et qui plus est librement diffusées par leurs auteurs. (3) Elles sont plus nuancées, subtiles. (4) Elles sont d’une exceptionnelle qualité. Dans un questionnaire, les répondants peuvent répondre un peu ce qu’ils veulent, quand bien même les chercheurs emploient des stratagèmes sophistiqués pour déceler leurs ruses éventuelles. Sur Facebook, le poids des amis et des réseaux sociaux réduit la fréquence de données non valides ou fausses. (5) Étant donnée la masse de ‘clients’, le chercheur peut traiter de phénomènes minoritaires voire très minoritaires. Il trouvera toujours assez de cas. (6) Dernier avantage non négligeable, les données de Facebook sont gratuites. Évidemment, il faut que Cro-Magnon 3.0 se méfie de ne pas re-modéliser les algorithmes de Facebook… mais Cro-Magnon est digital-native et sait déjouer ce risque. Bon, Cro-Magnon 3.0 doit aussi gérer quelques enjeux de confidentialité des données… mais cela fera l’objet d’un prochain billet.

Et une visite. Tout ceci était convaincant mais restait un peu théorique jusqu’au 05 octobre 2015. Ce jour-là, j’ai eu la chance de visiter le siège social d’IBM à New York et de faire connaissance avec WATSON. Il s’agissait d’essayer de comprendre comment la technologie WATSON (intelligence artificielle * cognitive computing d’une part, analytics d’autre part) pourrait s’appliquer demain à l’enseignement supérieur et à la recherche en management. Dès maintenant, sur la suite BLUEMIX accessible gratuitement, le Watson Personality Insights permet – par exemple – d’inférer les traits centraux de la personnalité connus sous le nom de Big Five. Le mode opératoire est simplissime : il suffit de saisir le nom de la personne. Cette technologie utilise des analytiques linguistiques qu’elle applique sur toutes les traces laissées par quelqu’un sur internet : blogs, forums, tweets, etc. D’après les créateurs du Watson Personality Insights, eux-mêmes des Cro-Magnons 3.0 précurseurs, il suffit de 3500 mots pour avoir des résultats. Et à partir de 6000 mots en langage naturel, l’intervalle de confiance s’améliore et les résultat deviennent très probants. Encore plus « flippant ».

En synthèse.  Ai-je davantage confiance dans les traces librement laissées par les internautes sur de longues durées, dans le cadre d’activités et dans des contextes variés, ou dans des réponses ponctuelles à des questionnaires administrés parfois hors contexte auprès d’étudiants … ? Sur son blog, Michal KOSINSKI concluait son billet ainsi : Compared with old-style laboratory-based research, Facebook provides a powerful approach to studying people. I am quite sure that one day, research based in a digital environment will become more widespread than traditional psychological experiments and studies. Moi aussi, et cela ne va pas trainer.

Quelles leçons les établissements d’enseignement supérieur et de recherche en management, les directeurs de programmes doctoraux, et les néandertaliens 2.0 eux-mêmes doivent-ils tirer de ces évolutions ? A suivre dans un prochain post !

Philippe MONIN

PS : merci à Jean-Philippe Denis, Bruno Dufour, Loic Plé, Sophie Reboud et Emmanuel Zenou pour leurs commentaires passionnés sur mon 1er post. J’en profite pour clarifier ma posture : sauf exceptions, je ne publierai pas les commentaires, mais je répondrai à tous en privé.

Bonjour à tous !

Et bienvenue sur mon blog, qui portera sur la transformation de la profession d’enseignant-chercheur en général, et plus spécifiquement en management. Alors, me direz-vous, pourquoi un blog sur ce thème ? Et pourquoi maintenant ?

Au risque de caricaturer, et sans une certaine nostalgie, j’observe la disparition lente d’une espèce de prof.: le prof tout terrain. Ce prof était capable d’enseigner devant tous les publics, du niveau licence au niveau doctorat en passant par l’executive education ; il était capable de publier des travaux scientifiques dans les meilleures revues académiques tout en maitrisant l’ensemble de la chaine de production scientifique : maitrise de la littérature, design de recherche, collecte de données, analyses économétriques sophistiquées, rédaction, etc. Il écrivait aussi des livres ou des manuels de cours et était engagé dans le développement de son institution: il développait des programmes, recrutait ses étudiants, suivait leur placement…

En management, l’espèce « prof tout terrain » a longtemps dominé son ecosystème : elle avait le statut, les primes et les honneurs. Mais elle disparait… subrepticement… et des spécialistes de toute nature viennent braconner sur son territoire !

Cette tendance à la spécialisation et à l’unbundling (difficilement traduisible : décomposition des tâches / division du travail) a été documentée (Unbundling-Versus-Designing-Faculty-Roles) et débattue voire contestée – j’y reviendrai en détail dans les mois qui viennent. Ce matin, une agence on-line de recrutement de professeurs dans le monde des business schools : Akadeus, m’informait que Laureate recrutait des « on-line supervisors » pour exécuter des activités pédagogiques traditionnellement prises en charge par les profs. C’est quoi un « on-line supervisor » ? Dans certaines institutions, les directeurs de recherche mettent en place des dispositifs formels de division du travail, avec des prof. qui sont les architectes intégrateurs des projets de recherche ; des économètres qui sont spécialisés sur le développement des modèles statistiques ; des éditeurs de formation littéraire qui sont spécialisés dans la rédaction ou la révision des articles ; et des sous-traitants de toute sorte qui collectent des données. Cette division du travail met à mal le modèle d’artisan chercheur –  un autre sujet sur lequel je reviendrai bientôt. Et en executive education, des spécialistes du genre ‘Teachsultants’ et ‘coachstructors’ apparaissent également. Ils détiennent des compétences recherchées de manière croissante par les entreprises, qui valent de l’or, au croisement des métiers de consultants et de pédagogues pour adultes. Bref, on observe l’éclatement du modèle standard de l’enseignant-chercheur.

Cet éclatement du modèle standard de l’enseignant-chercheur s’accompagne d’une lente évolution des formes de relations contractuelles entre employeurs et enseignants-chercheurs. Entre vacataires free-lance régulés par le marché et salariés régulés par la hiérarchie, la diversité des relations contractuelles entre prof. et institutions va s’accroitre – là aussi nous y reviendrons. En synthèse, les missions, les tâches, l’identité professionnelle des enseignants-chercheurs sont en pleine transformation.

Alors, pourquoi maintenant ? A titre personnel, je suis désormais directement interpelé par ces évolutions dans deux positions : celle de directeur de la recherche d’une business school qui se transforme en profondeur (EMLYON Business School), et celle de président d’une association savante (l’Association Internationale de Management Stratégique), dont les membres sont en première ligne dans les transformations en cours.

Il y a urgence à analyser ces phénomènes. Il suffit de voir les nouveaux entrants du type LinkedIn « à la Uber » (voir le récent post de Jean-François Fiorina à ce sujet) ou du type Laureate jouer pleinement de la révolution numérique pour prendre la mesure de la transformation en cours dans l’industrie de l’enseignement supérieur. En tant qu’industrie, l’enseignement supérieur et la recherche partagent diverses caractéristiques avec l’édition, le monde du spectacle, voire le tourisme (voir l’hilarante chronique sur le métier de chercheur d’Hervé Laroche : Le temps des conférences). Les business modèles de ces industries ont été bouleversés. Des professions historiques: éditeurs & journalistes, acteurs et producteurs, tour-opérateurs et réceptifs, ont été transformées en quelques années

Y-a-t-il, au fond, de bonnes raisons que les enseignants-chercheurs, et notamment l’espèce jadis dominante, le prof tout-terrain, esquivent les transformations majeures qui émergent ? Je ne le crois pas : les spécialistes vont peupler leur écosystème ! Voilà pourquoi il est urgent d’ouvrir le débat sur la transformation de la profession d’enseignant-chercheur dans l’enseignement supérieur.

Bonne lecture et j’espère que mes posts susciteront des réactions !

Philippe MONIN