
Séminaire sur le « décrochage » à l’Université de Lorraine, 20 décembre 2013.
De gauche à droite : Joseph Romano, Claire Scodellaro, Jonathan Réveillé
La première partie du séminaire était consacrée à la présentation par Jonathan Réveillé (ancien étudiant du Master de Sociologie – Interventions Sociologiques et Anthropologiques de l’Université de Lorraine) des enseignements de son mémoire de Master consacré aux « décrocheurs ». Jonathan a eu la gentillesse de m’en transmettre une synthèse accessible ici (il cherche du travail actuellement, n’hésitez pas à le solliciter), dont je vous laisse le soin de prendre connaissance par souci d’éviter de le paraphraser.
L’intervention de Jonathan a, entre autres, permis d’avoir une première discussion de fond sur le concept de « décrochage », et de s’interroger sur les stratégies des étudiants quant à leurs parcours. Le recueil de données a ainsi permis de mettre en exergue des « stratégies » pour le moins surprenantes.
Jonathan présente ainsi le cas d’étudiants qui « profitent de tous les services universitaires, sauf des cours« , et cite l’exemple de l’emprunt de livres à la Bibliothèque Universitaire servant ainsi de « prétexte » à des étudiants originaires de l’extérieur de Nancy pour justifier un retour dans leur ville d’étude. Ces pratiques participent ainsi de la socialisation de jeunes étudiants, ce qui pose la question du rôle des services et activités péri-universitaires (sport-u, BU, vie associative etc.) dans la médiation et dans la socialisation (et in fine, l’intégration) des étudiants dans leur environnement. Jonathan propose ainsi de re-visiter la définition du « métier d’étudiant » dans un sens plus large que la seule dimension universitaire et scolaire.
La seconde partie du séminaire mettait en perspective les résultats présentés par Jonathan avec les travaux de Mathias Millet et de Romuald Bodin, ce dernier venant de publier avec Sophie Orange l’ouvrage « L’Université n’est pas en crise » dont la presse s’est faite l’écho (par exemple dans Le Monde ou sur le site Rue 89). Dans cette seconde partie, les intervenants ont pu re-développer l’argumentation employée dans leur article de 2011 « L’université, un espace de régulation : l' »abandon » dans les premiers cycles à l’aune de la socialisation universitaire ». Dans cet article, les auteurs s’attachaient également à discuter les concepts de « décrochage » et « d’échec », derrière lesquels peuvent se présenter une grande diversité de situations qui ne relèvent pas toujours d’un « échec » à proprement parler, comme par exemple et pêle-mêle :
– arrêt d’études lié à l’exercice d’une activité rémunérée
– ré-inscription en PACES d’un étudiant n’ayant pas « eu le concours » (alors qu’il peut être « reçu-collé ») ou n’ayant pas été assez bien classé pour choisir la filière qu’il souhaitait
– idem pour les concours de la fonction publique
– un étudiant « en position d’attente » avant d’avoir une place dans une autre formation
– un adulte qui reprend des études
– etc.
Les deux intervenants ont également eu l’occasion de discuter du caractère maladroit ou malhabile des indicateurs de pilotage (voire, d’attribution des moyens si on pense au modèle SYMPA) et de statistiques souvent employées pour mettre en lumière des phénomènes dits de « décrochages » (voir la dernière note de la DEPP « Réussite et échec en premier cycle »), comme l’explique Mathias Millet : « Les acteurs se servent du chiffre comme de techniques d’imposition pour faire exister les réalités dont il est question (…) Le chiffre n’est jamais qu’une construction d’une représentation du réel (…) et peut très bien être au service des lieux communs et sous-entendus. Et les journalistes lui confèrent une légitimité (…) Quid des catégories normatives utilisées pour ces chiffres ? Elles font échos à certaines conceptions de ce que sont la réussite et l’échec (…) et viennent en écho à des politiques centenaires de développement du fait scolaire. »
Ils évoquent par ailleurs le caractère « non récent » du « problème du décrochage » : leur article cite notamment les chiffres officiels de la DEPP selon lesquels le taux de non-réinscription à l’université en 1ère année en 1998 s’élevait à 26% … et à 25% en 2009, 10 ans plus tard. Romuald Bodin souligne d’ailleurs que cette stabilité peut être observée en remontant jusqu’au années 60, voir plus tôt encore. Eric Charbonnier avait, il y a près d’un an, mis en perspective les chiffres de décrochage (au sens de l’OCDE : sortir de l’enseignement supérieur sans diplôme) dans une perspective internationale.
Aussi, outre le caractère discutable voire maladroit des indicateurs souvent employés, leur relative stabilité dans le temps mise au regard de « l’actualité » conférée au sujet par les médias pose la question de leur « acceptabilité », dans un contexte social, économique et politique qui invite à une meilleure « performance » des politiques publiques … renvoyant à la question des moyens légitimes et pertinents pour la mesurer : « On mesure donc le succès du système éducatif par l’obtention du diplôme« , phénomène couplé à des « conceptions chronométriques d’un parcours scolaire : apprendre avec succès, c’est réussir à maitriser des savoirs dans les temps impartis » (Mathias Millet).

Type de bac et taux de réussite en L3
Extrait de la note bleue de la DEPP « Réussite et échec en premier cycle », novembre 2013.
Dans la discussion qui suit, une participante évoque l’exemple d’étudiants inscrits en première année dans des formations de sociologie, de psychologie, ou de PACES, désireux de se présenter en cours d’année à un concours d’accès à des formations paramédicales (IFSI etc.) ou sanitaires et sociales, mais souhaitant acquérir davantage de maturité et/ou de connaissances entre temps tout en bénéficiant du statut d’étudiant (et des infrastructures associées). Dans ce cas de figure, ces étudiants développent une stratégie qui leur est propre, pour accéder à d’autres filières pour lesquelles il n’existe pas de préparations (« gratuites » notamment). Romuald Bodin y avait d’ailleurs fait allusion dans son intervention, évoquant notamment la mise en lumière des « hiérarchies entre filières de formation » révélées par ces stratégies développées par les étudiants, au travers de leurs trajectoires et de leurs inscriptions. C’est d’ailleurs aussi en ce sens que les deux auteurs de l’article parlent de l’université comme d’un « espace de régulation ».
Le livre de Sophie Orange et de Romuald Bodin s’attache, comme son titre l’indique, à déconstruire un certain nombre de représentations à l’égard des universités. Les intervenants de ce séminaire ont renouvelé l’exercice devant un auditoire déjà acquis, ce qui faisait se demander à certains participants pourquoi les politiques publiques continuaient à être élaborées en dépit de ces éléments et pourquoi les discours politiques diffusaient toujours cette notion maladroite de « décrochage » … Vaste sujet que celui de la porosité entre les travaux scientifiques et leur prise en compte dans l’action publique…
Dans l’article de François Sarfati « Peut-on décrocher de l’université ? », ce dernier se demandait d’ailleurs si les discours sur le « décrochage » n’avait pas un côté « très pratique » au sens où son aspect « fourre-tout » permettrait d’en faire porter la responsabilité à la seule université (dont la Licence est la seule formation de 1er cycle d’accès non sélectif, en dehors du critère des capacités d’accueil).
Au delà de l’university bashing dont vous savez qu’il m’agace (sans pour autant faire de l’angélisme et nier les enjeux et problématiques auxquelles nos universités sont réellement confrontées), force est de constater que nous n’avons toujours pas eu de débat de fond sur ce qu’on attendait des études supérieures et de l’université dans notre pays, muni de questions non-triviales du type :
– pourquoi et « pour qui » fait-on des études en France ?
– doit-on (peut-on ?) savoir à 18 ans ce que l’on veut étudier et faire dans sa vie ?
– faire sa licence en 4 ans est-il toujours synonyme d’échec ?
– quid de la cohérence globale de notre Enseignement Supérieur, notamment en 1er cycle ?
– quelles ambitions de justice sociale conférer à l’Enseignement Supérieur et, plus généralement, au système éducatif de la République ?
Les réponses à ces questions apparaitront peut être triviales individuellement pour chaque lecteur, pas sûr pour autant qu’elles soient partagées par tous dans les mêmes termes…
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