Universités, recherche, et territoires comme objets de recherche : interview de Jérôme Aust

Plusieurs chercheurs ont fait du monde de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) leur « terrain de recherche », et livrent à cet égard un regard intéressant car réflexif et distancié quant aux grandes transformations de se secteur.

C’est notamment le cas au Centre de Sociologie des Organisations (fondé par Michel Crozier dans les années 60) qui en a fait un axe de recherche, dont je souhaite vous faire découvrir les travaux de l’un des chercheurs : Jérôme Aust (son CV sur le site du CSO).

Jérôme Aust

Les propos qui vont suivre sont issus d’une rencontre avec lui, (sympathique de surcroît) le 14 octobre 2014.

Comment définiriez-vous votre champ de recherche ?

Le premier de mes axes de recherche poursuit mes travaux doctoraux, qui portaient sur la gestion des politiques d’implantation universitaire. J’essayais d’analyser, sur un temps relativement long pour retrouver une perspective historique, les restructurations des relations entre l’Etat, les collectivités locales, et les universités, en partant des politique d’implantation universitaires et en regardant comment elles étaient gouvernées depuis les années 1960. L’idée de la thèse était de comparer le gouvernement de ces politiques dans les années 1960, et dans les années 1990, au moment où les plans Université 2000 et Université du 3e millénaire étaient lancés.  

Qu’en aviez-vous conclu ?

D’une part, le constat que le pouvoir étatique ne disparaissait pas, loin de là, dans les années 90. De manière plus inattendue, il y avait même une forme de stabilité des répertoires d’actions utilisées par l’Etat depuis les années 60 pour intervenir dans ce secteur : davantage un pouvoir de contrôle que d’initiation

D’autre part, l’influence des collectivités locales restait contenue : elles finançaient beaucoup mais pesaient finalement assez peu. 

Enfin, les reconfigurations du pouvoir universitaire se traduisaient par une montée en puissance très nette des Présidents d’universités, faisant ainsi écho au travaux de Christine Musselin. On assistait également au développement de relations horizontales entre universités d’un même site, avec l’émergence d’une capacité d’action collective des Présidents d’universités, entre eux, qui réussissaient ensemble à définir un agenda, et à l’imposer à d’autres. C’était sans doute, vis à vis des années 60, le changement le plus important. 

Cela amenait donc à réfléchir sur les reconfigurations territoriales du pouvoir universitaire, en mettant l’accent sur cette capacité d’action collective avec une stratégie par sites, avec une capacité assez forte à résister aux injonctions et objectifs des élus locaux. Ces acteurs développaient leurs coopérations aussi pour leur résister, par anticipation face à la crainte d’un interventionnisme croissant des élus locaux. Ils faisaient le pari qu’en se mettant d’accord entre eux, il serait d’autant plus difficile pour les élus locaux d’aller contre les stratégies des exécutifs universitaires. 

Ce premier axe de recherche a ensuite trouvé un prolongement par des études qui concernaient la mise en place des PRES, mettant notamment en exergue l’institutionnalisation, par l’action ministérielle, de ces relations locales et horizontales qui étaient auparavant davantage informelles. On retrouvait les élus locaux qui soutenaient la démarche, la finançaient aussi, mais qui étaient néanmoins maintenus soigneusement « à la porte » de la définition des objectifs, les Présidents et Directeurs de grandes écoles s’arrangeant pour que la définition des PRES reste dans les mains académiques. 

Ces travaux trouvent encore une certaine actualité si on repense aux « politiques d’excellence ». Rétrospectivement, l’analyse que nous avons ensuite réalisée sur les DRRT prolonge ces travaux. Ces DRRT illustrent encore ces processus : leurs trajectoires nous renseignent sur les difficultés d’un service déconcentré du Ministère à rentrer, lui aussi, dans la définition des stratégies académiques qui restaient, au moment de l’opération « Campus », définies dans un cercle restreint d’exécutifs académiques et très largement pilotés entre le centre ministériel et les exécutifs des établissements. 

C’est un axe de recherche que je continue à développer avec Ch. Musselin, en étudiant notamment le Programme des investissements d’avenir et la manière dont les réponses aux IDEX ont été formalisées. Nous continuons à nous intéresser à la manière dont le pouvoir universitaire en France trouve une forme d’assise locale. 

Et votre deuxième axe ?

C’est un axe qui est davantage en cours : il s’agit du gouvernement des politiques scientifiques, dans le cadre d’un projet ANR que je coordonne, intitulé « Gouverner la Science » qui arrive dans sa dernière année. Le projet repose sur deux questionnements principaux. 

La première question peut se résumer par « qui gouverne ? ». L’idée est d’avoir une réflexion sur les acteurs qui participent au gouvernement des affaires scientifiques, en étudiant l’évolution historique de leurs relations, et les restructurations qui marquent le profil de cette population. La question sous-jacente est de voir dans quelle mesure les injonctions croissantes à « une science plus utile » trouvent un écho dans les acteurs qui gouvernent ces politiques. Il y a donc une réflexion sur l’évolution historique des caractéristiques de ces acteurs. L’objectif est aussi de comprendre ce qu’a changé la mise en place des agences à « l’élite scientifique » (profils biographiques, carrières …) si on la définit comme étant celle qui participe aux décisions, à l’allocations de fonds et à l’attribution de postes etc.

La deuxième question porte sur le financement sur projets ou le financement sur contrats comme on l’appelait dans les années 1960 et 1970. Les dénominations ont changé mais ces instruments d’allocations de fonds reposent sur une philosophie largement identique : susciter le développement de projets de recherche et les financer de manière temporaire. Notre idée est de réaliser un suivi longitudinal de l’utilisation par les pouvoirs publics de ces dispositifs : nous faisons le pari que c’est un bon observatoire qui permet de répondre à la question non pas de « qui gouverne la science », mais « comment on la gouverne ». 

N’y-a-t-il pas un paradoxe dans le fait d’avoir récemment voulu conforter l’autonomie de gestion des universités au début des années 2000, en même temps qu’apparaissent des appels à projets nationaux type « Campus » ou les « Investissements d’avenir » qui guident les politiques universitaires ?

Si, bien sûr, il y a une forme de tension et un paradoxe. Les acteurs s’en plaignent d’ailleurs, de cette « autonomie tronquée ». Ce n’est cependant pas propre à la France.

Si on regarde du côté allemand, ou britannique, on retrouve cette tension entre l’autonomie des établissements et le développement d’outils, qui sont différents de ceux utilisés en France, mais qui participent aussi de formes de pilotage à distance par le contrôle, l’évaluation ex post ou l’allocation différentielle des ressources. On retrouve cette tension entre autonomie et contrôle même si la portée du contrôle et les formes qu’il prend changent d’un pays à l’autre.

 J’en reviens aux politiques universitaires locales : qu’est-ce qui a permis, selon vous, aux universitaires de maintenir les élus locaux à distance ?

Il y a plusieurs processus qui s’additionnent les uns aux autres.

D’abord, tous les élus locaux ne sont pas désireux d’intervenir dans la définition de la stratégie universitaire. Pour certains, il y a un discours qui consiste à dire : « vous vous arrangez, vous nous présentez quelque chose qui soit cohérent, avec une stratégie, une vision de long terme, et nous on suit ». Ce qu’ils attendent des universités, c’est surtout de limiter les guerres intestines, d’avoir de la cohérence, un projet. A partir du moment où c’est fait, ils ne sont pas forcément plus désireux que cela de rentrer davantage dans la « cuisine interne » des établissements, ce qui évite par ailleurs de prendre parti. 

Ensuite, quand ils souhaitent intervenir, les élus locaux n’ont pas tant de leviers que cela. Il faut rappeler qu’ils n’ont pas vraiment de compétence juridique. Les universitaires et les représentants de l’Etat leur rappellent parfois dans les négociations. Les élus locaux ont ensuite du mal à conditionner leur intervention et leur soutien financier à des critères. L’enseignement supérieur et la recherche ont pris une telle part dans les stratégies de développement territorial, qu’il est difficile pour un élu de ne pas intervenir du tout dans ces domaines, ou de n’intervenir qu’à des conditions très limitatives. C’est tout à fait possible dans les années 1960, c’est beaucoup plus difficile à partir des années 1990 à un moment où l’université est considérée comme un facteur clé du développement local. Les élus sont aussi pris dans des relations de compétition avec leurs homologues, et il est parfois difficile pour eux de faire front commun sur le dossier universitaire comme sur d’autres dossiers.  Enfin, il y a aussi le fait que dans ces collectivités, ceux qui sont en charge de ces questions sont souvent des élus qui ont ou ont eu une carrière universitaire ou académique. Ils savent qu’il ne « faut » pas prendre les universitaires de front. Ils adhérent aussi souvent « en valeur » à l’idée d’une autonomie universitaire qui doit être forte. 

Un autre élément tient aux dispositifs qui sont développés par l’Etat pour encadrer les négociations avec les collectivités locales. Ces dispositifs reposent souvent sur le principe du cofinancement, ce qui fait que si une collectivité locale ne met pas d’argent sur un projet, il risque de ne pas aboutir. C’est une forme de mise en compétition implicite des collectivités locales et un moyen pour l’Etat d’attirer les fonds locaux tout en conservant une forme de maîtrise du pilotage du secteur. 

Dans les cas que j’ai étudiés, la capacité de résistance des universitaires tenait aussi à leur capacité à « jouer collectif » pour refuser les interventions des élus locaux. C’est un facteur déterminant. Sur les terrains de mes enquêtes, les présidents d’université et les directeurs des grandes écoles considéraient que l’université n’avait pas rien à gagner à ce qu’une collectivité devienne interventionniste de manière plus permanente. Même s’ils pouvaient y perdre ponctuellement, ils refusaient souvent en bloc l’interventionnisme local et préféraient « jouer collectif » et s’attacher à définir une stratégie commune aux établissements. 

Dans le contexte actuel dans lequel les dotations des collectivités vont baisser et où les montants affectés aux prochains CPER sont annoncés en grande diminution, quel impact en attendre sur les relations entre collectivités et universités ? On peut imaginer soit que les collectivités vont se recentrer sur leurs « coeurs de compétences », soit qu’elles vont chercher à maintenir leur soutien tout en étant plus exigeantes quant à leur implication dans l’utilisation faite de leurs aides.

Oui, c’est une vraie question. Les collectivités doivent en effet faire face au rétrécissement de leur marge de manœuvre financière. Je ne sais pas cependant si cela se traduira par un recul de l’intervention locale ou par une pression plus forte quant à la destination des fonds locaux. Les mois qui viennent vont être de ce point de vue intéressants à observer. Mais les collectivités sont sur une ligne de crête. D’une part, elles ont fait de l’enseignement supérieur et de la recherche l’une des clefs de leur stratégie territoriale, et donc les élus sont généralement désireux d’intervenir. D’autre part, les capacités d’intervention locale ne sont pas si importantes que cela, dans un contexte où l’Etat les met aussi de plus en plus souvent en concurrence.

Dans les périodes récentes, les associations de collectivités ont plaidé pour obtenir des sièges « de droit » dans les conseils d’administration des universités. Qu’en penser ? 

Si on consulte les travaux qui portent sur le gouvernement des universités post-LRU, comme ceux de Christine Musselin et Stéphanie Mignot-Gérard (voir ici ou ici), on est en tous cas invités à relativiser le rôle des Conseils d’Administration. Les décisions qui sont discutées en CA sont bien sûr importantes mais elles ont aussi fait souvent l’objet d’un intense travail préparatoire notamment par les équipes présidentielles. Ce travail préparatoire « cadre » en amont les décisions. En CA,  il est parfois difficile de réfléchir à des alternatives aux options qui sont proposées par la direction de l’établissement. 

 Je ne dis pas qu’un CA ne sert à rien et qu’on n’y discute pas. Et il est évidement important que les collectivités locales y soient. Mais la présence à un CA ne suffit sans doute pas pour peser réellement sur la politique d’un établissement.

 Cela dit, quand on compare la situation actuelle avec celle des années 60, la position des collectivités locales vis-à-vis de l’enseignement supérieur a tout de même beaucoup bougé. A part en quelques endroits, les collectivités locales et leurs représentants n’étaient pas du tout présents dans les années 1960. C’est long la conquête d’une compétence et d’une légitimité dans un tel domaine, qui est un domaine, dominé par une profession spécifique et où les relations avec l’Etat sont très ancrées.

Dernière question : avez-vous le sentiment que vos travaux inspirent des inflexions dans des politiques publiques ?

(Rire)

Je ne vais parler que des miens, pas de ceux de mes « chers collègues », mais en tous cas je suis peut être lu parfois, pour certains travaux. J’ai également été parfois invité à discuter, dans une période qui touchait l’actualité quand nous avions travaillé sur les PRES.

Mais je n’aurais pas la prétention de dire que cela influe sur les décisions qui sont prises, où la manière dont les politiques publiques sont gouvernées en France. Je n’ai pas cette prétention, et ça n’est d’ailleurs pas mon objectif. On n’est pas dans cette tradition, là, en France.

N’hésitez pas à suivre les travaux de Jérôme Aust, qui vient d’ailleurs de publier l’ouvrage « La recherche en réformes: Les politiques de recherche entre Etat, marché et profession » avec Cécile Crespy.

Merci encore à lui pour son accueil et le temps qu’il m’a consacré.  

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