Laïcité : le(s) cas des doctorants

Il n’aura échappé à personne que le premier ministre a relancé le débat sur l’interdiction du voile dans les universités, débat rapidement clos par le Président de la République. Je ne vais pas chercher à débattre ici de l’éventualité d’étendre cette interdiction aux étudiants, mais poser la question d’une partie de la population universitaire : les doctorants. 

Un texte du chercheur Didier Raoult, paru sur le site du Point le 15 avril 2016, évoque la situation des doctorants dans les termes suivants : “mon laboratoire de la faculté de médecine de la Timone, à Marseille, compte actuellement 115 étrangers en stage de niveau thèse et post-doctoral. Parmi ceux-ci, des femmes portent un foulard, d’autres sont en minijupe et bas résille, et tous travaillent ensemble. Les étudiantes maghrébines, saoudiennes, iraniennes que nous souhaitons attirer, peuvent vouloir comme dans tous les autres pays développés (en Angleterre et aux États-Unis, notamment), porter un foulard dans leur laboratoire d’accueil. Faudra-t-il dès lors les refuser ?” Mais au fait, que dit la loi aujourd’hui pour les doctorants ?

N’étant pas juriste, j’ai demandé conseil à quelques amis mieux au fait que moi de la situation du droit à ce sujet, et ai notamment pu échanger Baptiste Blondel-Angot (BBA dans la suite), responsable du service des affaires juridiques de l’INSA Rouen.

Les doctorants, ou des doctorants ?

Il importe d’abord de rappeler que la population des doctorants est hétérogène, notamment en raison des modalités de financement des travaux de recherche. Tous les doctorants sont des usagers du service public de l’enseignement supérieur, puisqu’ils poursuivent une formation au sein d’un établissement public (article L811-1 du code de l’éducation). Cependant, les doctorants contractuels (disposant d’un contrat doctoral au sens du décret dédié) ont un double statut : celui d’usager et d’agent public, du fait de leur contrat avec l’établissement. Les autres doctorants, s’ils effectuent des vacations, sont aussi soumis aux obligations des agents publics, le temps de cette vacation.

Or, le principe de laïcité, inscrit dans la constitution française dès son premier article, implique une neutralité de l’Etat et donc de celles et ceux qui travaillent pour lui. Les fonctionnaires titulaires du service public, mais aussi les agents non titulaires (les contractuels).

Neutralité des agents du service public[1]

Sur le site du Conseil d’Etat, on peut ainsi lire que “le principe de neutralité des services publics justifie que des restrictions soient apportées à la liberté d’expression religieuse des agents publics dans l’exercice des fonctions sans pour autant permettre de discriminations à raison de leurs convictions religieuses. […] Le Conseil d’État a ainsi précisé que le principe de laïcité fait obstacle à ce que les agents disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses : les agents de la fonction publique ont évidemment le droit d’avoir leurs propres convictions religieuses, mais leurs missions de service public justifient qu’une limite soit fixée quant à l’expression de leurs convictions.

Un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme va dans le même sens : “l’administration et les services publics doivent donner toutes les garanties de la neutralité, mais doivent aussi en présenter les apparences pour que l’usager ne puisse douter de cette neutralité. En conséquence, une obligation de neutralité particulièrement stricte s’impose à tout agent du service public. Toute manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service est donc interdite et le port de signes religieux l’est aussi, même lorsque les agents ne sont pas en contact avec le public. Ces règles sont communément admises et il existe très peu de contentieux en la matière.” La Charte de la laïcité dans les services publics reprend donc ce que dit le droit : “le fait pour un agent public de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations.”

Charte-de-la-laïcité-Affiche

Dans les universités

Les universités françaises font partie du service public : les personnels des universités, qu’ils soient ou non titulaires, sont des agents de l’Etat. L’article L141-6 du code de l’éducation dispose en outre que “le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique.” BBA explique ainsi que “dès lors que le doctorant est contractuel de l’établissement, il est agent du service public, donc astreint aux obligations du service public”. Le guide sur la laïcité de la Conférence des Présidents d’Université, mis à jour en septembre 2015, précise ainsi que “si le Conseil d’État n’a pas condamné en soi le port du foulard islamique, pour les élèves, il a maintenu la distinction entre les obligations relatives aux enseignants et celles relatives aux étudiants. Ainsi, de manière générale, le principe de laïcité interdit non seulement aux enseignants, mais encore à l’ensemble des agents du service de l’enseignement public, le droit de manifester leurs croyances religieuses (Conseil d’État, 3/05/2000, Mlle Marteaux, Rec p. 169). Le port d’un signe marquant l’appartenance à une religion est donc constitutif d’un manquement aux obligations du droit de la fonction publique de nature à engager une procédure disciplinaire avec éventuellement à la clé une exclusion des fonctions.”

Une objection pourrait néanmoins résider dans le fait que les enseignants-chercheurs disposent de libertés particulières protégées par la constitution. S’agissant de laïcité, ces “libertés académiques” ne permettent cependant pas de déroger au principe de neutralité des agents du service public[2].

Les doctorants contractuels soumis aux règles de neutralité de l’Etat en matière religieuse

Autrement dit, tous les agents du service public, de tous statuts, qu’ils soient ou non en situation d’enseigner, sont astreints à la neutralité religieuse : c’est donc le cas des doctorants contractuels en particulier (mon premier tiret), qu’ils soient en train de faire cours, au laboratoire, en formation doctorale, ou en train de participer à Ma Thèse en 180 secondes. Mais ça ne sera pas le cas des doctorants CIFRE ou des doctorants sans contrat susceptible d’en faire un agent du service public. En revanche, un doctorant non contractuel (au sens du contrat doctoral) faisant des vacations d’enseignement ou des missions de culture scientifique et technique devra bien se plier à la règle de neutralité mentionnée plus haut.

BBA me raconte ainsi qu’il a été confronté au cas d’une ATER recrutée dans son établissement, et s’est présentée voilée d’un hijab lors son premier jour de travail. Elle a ainsi indiqué que personne ne lui avait pourtant reproché quoi que ce soit à cet égard lors de son doctorat effectué sous contrat dans un autre établissement. Il a donc fallu lui expliquer ce qu’est le principe de neutralité du service public, dont découle celui de laïcité, afin de lui faire comprendre qu’un agent public ne pouvait exprimer ses convictions religieuses ou politiques dans le cadre de son service. De plus, si elle désirait candidater à un concours de la fonction publique, comme pour devenir maître de conférences, il apparaîtrait que le comité de sélection, qui est un jury de concours, pourrait (devrait?) lui demander d’ôter son voile, à défaut de quoi il pourrait refuser de l’auditionner. En effet, le candidat au recrutement dans la fonction publique devrait se présenter dans les conditions propres à respecter le principe de neutralité de la fonction publique » (à rapprocher de l’arrêt CE, 10 mai 1912, Abbé Bouteyre).

Revenons à l’article du Point de M. Raoult. Faut-il refouler une doctorante dans cette situation ? Au regard de ce qui précède, la question n’est pas de la refouler, mais de lui rappeler les obligations qui incombent aux agents du service public, faute de quoi ce statut peut lui être refusé ou retiré, comme le prévoient la loi et la jurisprudence en la matière. M. Raoult compare la situation française avec celle des États-Unis et de l’Angleterre (sur le mode mimétique “les autres le font alors pourquoi pas nous”), mais oublie un peu vite que la laïcité n’y prend pas le même sens et ne s’y traduit pas sous les mêmes acceptions. Sauf à ce que M. Raoult souhaite que la France adopte une laïcité à l’américaine, c’est bien le droit français qui prévaut dans son laboratoire et dans son université.

Il ne faut trop vite jeter la pierre à M. Raoult : sa réaction comporte sa part de logique au sein d’un milieu internationalisé comme celui des chercheurs. Peut-être est-ce ce qui explique le fait que le port de signes religieux par des doctorants contractuels puisse ne pas interpeller les universitaires. Il est pourtant contraire à la loi et au principe républicain de laïcité.

En outre, convenons que le cas des doctorants est complexe. BBA fait ainsi remarquer qu’il est “compliqué de faire comprendre qu’au sein d’un laboratoire, on peut avoir des doctorantes voilées car elles ne sont pas contractuelles, et qu’on doit demander à celles qui sont sous contrat de ne pas le porter. Si une doctorante veut porter son voile durant sa thèse, au sein de l’établissement, elle doit renoncer à son contrat de droit public”. Mais faut-il en faire le reproche à la laïcité, ou n’est-ce pas tout simplement là le résultat de la multiplicité des statuts et situations des doctorants ? On peut d’ailleurs tout aussi bien voir y voir un cas d’école instructif pour expliquer ce qu’est la laïcité, ce qu’elle implique et pour quels publics.

Si le sujet peut être sensible pour certains, considérer ce cas, ces cas complexes des doctorants, nous permet d’une part de rappeler que les doctorants contractuels doivent faire preuve de neutralité en tant qu’agents du service public (est-ce appliqué ? Je suis preneur de vos témoignages !), d’autre part de remarquer ce que révèle le texte de Didier Raoult : il y a encore beaucoup à faire pour expliquer ce qu’est la laïcité et jusqu’où elle s’applique, et sans doute aussi dans un monde scientifique confronté à une diversité internationale de pratiques en la matière.

C’est aussi l’occasion de rappeler que la laïcité, souvent abordée (y compris ici, avouons-le) dans le cadre de débats “d’interdiction”, est avant tout un concept intrinsèquement positif. Il n’est pas question ici de savoir si notre conception de la laïcité relève d’une laïcité “apaisée”, “d’ouverture”, “de combat”, ou “de-je-ne-sais-quoi” : c’est de la laïcité tout court qu’il s’agit, celle qui garantit la coexistence d’individus qui peuvent librement décider de croire en ce qu’ils souhaitent (y compris au pastafarisme), ou de ne pas y croire. Attachés à l’exercice de la raison, de la pensée critique, et de l’autodétermination, les chercheurs devraient en être parmi les plus zélés défenseurs.

Merci à Olivier et Baptiste pour leur aide

[1] Cette obligation de respect du principe de neutralité est d’ailleurs étendue aux personnels des entreprises privées chargées de l’exécution d’un service public. Cela vaut bien sûr pour les délégations de service public, mais également pour les marchés publics (sécurité, gardiennage, entretien …), sans qu’il y ait lieu de le rappeler expressément dans les cahiers des charges des marchés publics.

[2] Dans le détail : selon l’article L952-2 du code de l’éducation, « les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité ». Certes mais :

  1. “dans l’exercice des fonctions d’enseignement et de recherche” : ce qui ne concerne pas, dans un certaine mesure, leurs éventuelles fonctions administratives ; on revient aux obligations des agents publics, entre autre desquels les devoirs de loyauté, secret et discrétion professionnels, mais aussi au respect des règles de droit. »
  1. “dans le respect du code de l’éducation” :
  • il convient de se reporter à nouveau à l’article L141-6 du code de l’éducation : « l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ».
  • s’agissant de la “tradition universitaire”, elle renvoie aux usages, à la coutume : ceci dit, lorsqu’une règle de droit existe (la loi au règlement intérieur de l’établissement), ces usages s’effacent devant la règle.
  1. “sous réserve, ou dans le respect, des principes de tolérance et d’objectivité” : un enseignant-chercheur ne peut faire de prosélytisme, et se doit de dispenser un enseignement objectif.
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